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Discours à la jeunesse, Toulouse,1892

20/02/2008 - Lu 13471 fois
Jean Jaurès

Distribution des prix du grand lycée de Toulouse,1892


Jean Jaurès, en sa qualité d’adjoint au maire de Toulouse, délégué à l’Instruction publique, présidait cette distribution des prix.

 

Mesdames, Messieurs, jeunes gens,

 

Je me félicite beaucoup du grand honneur qui a été fait, en ma personne, à la municipalité de Toulouse. Il me permet d’abord de remercier, en votre nom, M. Gilbaut[1] de son piquant et curieux discours. La réhabilitation de ces pauvres rêveurs d’alchimistes par la science positive contemporaine est un fait très remarquable et très suggestif. Ils ont bien, en effet, créé la chimie moderne et non pas indirectement et par ricochet ; s’ils l’ont préparée, ce n’est pas seulement parce qu’à propos de leurs chimériques recherches, ils ont rencontré des observations de détail, c’est surtout parce que ces recherches mêmes impliquaient le principe de l’unité chimique, qui a été la lumière et la vie de la chimie moderne. Ils n’ont eu qu’un tort, c’est d’élire entre tous les corps un roi, l’or, auquel ils rapportaient tout. C’est la série tout entière qu’ils auraient dû considérer comme un individu chimique dont tous les corps ne sont que des modes particuliers, et alors ils auraient entrevu la possibilité théorique, non pas seulement de convertir certaines substances en or, mais de convertir toute substance en toute substance. Ainsi, à la confusion des esprits lourdement positifs, si les alchimistes se sont trompés, ce n’est pas par excès de hardiesse, mais par excès de timidité. Je serais tenté, je l’avoue, de retomber dans mon péché favori et de réclamer la même équité bienveillante pour d’autres chercheurs d’absolu, pour ces grands alchimistes des sociétés humaines qui, de 1800 à 1848, ont refondu au creuset ardent de leurs systèmes les institutions sociales et les faits sociaux, qui ont voulu convertir en solidarité les brutalités de la vie et transmuer en or pur le plomb vil des égoïsmes et des appétits. Mais de ces alchimistes-là, il serait prématuré même de dire ici le véritable nom, et je laisse aux distributions des prix de l’avenir le soins de les réhabiliter.

Je suis heureux aussi de constater les beaux succès du Lycée, dont la ville de Toulouse est justement fière. Cette année, vous l’avez comblée. Vous avez eu trente-cinq admissibles à Saint-Cyr, huit nominations au concours général, dont un prix d’histoire, et quatre admissibilités à l’École normale supérieure, dont deux pour la Section des Lettres. De mon temps, pour la section des Lettres, on ne se préparait qu’à Paris. Il y a là, au profit de Toulouse, un commencement de cette décentralisation intellectuelle et universitaire dont il a été beaucoup parlé. Je n’ai pas assez d’autorité pour oser féliciter de ce beaux succès les professeurs du Lycée. Je leur demande seulement la permission de m’en réjouir avec eux.

Me voici arrivé maintenant à la partie embarrassante de ma tâche : mes fonctions m’obligent presque, jeunes gens, à vous donner quelques conseils, et je ne sais trop si j’en ai le droit. Il en est un pourtant, un seul, que je puis vous donner sans présomption, sans empiétement téméraire sur votre liberté, car je veux vous avertir précisément et vous presser de sauvegarder toujours votre liberté intime, d’être et de rester des personnes, d’être et de rester vous-mêmes et de développer en vous la vie vraiment individuelle, la vie intérieure et profonde.

Vivre pour autrui, mais vivre avec soi-même, voilà quelle est à mon sens notre double loi, et avec les nécessités extérieures toujours plus pressantes, avec les fatigues croissantes de la civilisation, il n’est peut-être pas inutile de le rappeler. Ce n’est pas, vous m’entendez bien, que je veuille vous convier à une sorte de solitude mélancolique et hautaine, dédaigneuse de l’action et oublieuse de la solidarité. Les temps ne sont plus où cela était possible ou même passagèrement légitime. Il y a eu un moment, au commencement de ce siècle, ou plus exactement dans le premiers tiers de ce siècle, où la jeunesse pensante, celle qui avait du génie ou quelque étincelle de génie, semblait se plaire dans un isolement songeur, attristé ou farouche. Par un saisissant paradoxe, le même Napoléon qui avait arraché des millions d’hommes à la tranquillité du foyer et aux songeries idylliques pour les précipiter dans l’action, qui avait perdu les individus dans des masses mouvantes et organisées et qui avait mêlé les peuples et les races, avait donné aux âmes humaines l’exemple et le signal de la solitude. Il déchaînait les bouleversement, mais pour réaliser une pensée secrète : et le tumulte de l’histoire répondait au silence de son rêve. Il passait mystérieux et impénétrable jusqu’au jour où sa volonté solitaire éclatait en événement : il était comme un horizon fermé qui se déplace et qui ne s’ouvre que par des éclairs.

Dès lors, par une sorte d’imitation involontaire et instinctive du grand homme tombé, tous les jeunes gens qui pensaient, qui rêvaient, qui, eux aussi, voulaient vivre d’une vie illimitée, s’imaginaient que pour conquérir et remplir l’univers, il faut d’abord s’enfermer en soi ; et comme un moment le « moi » de Napoléon avait été tout, ils se disaient que pour devenir tout, il faut d’abord dire : « moi ».

Ainsi, tout autour de Napoléon, et surtout après lui, quand il parut à des milliers de jeunes gens, qui n’ont pas tous avoué leur rêve, que la succession était vacante, que le monde était à prendre et qu’il fallait s’en emparer par la gloire et par le génie, il y eut dans les âmes une concentration ambitieuse et douloureuse, qu’on pourrait appeler « la solitude napoléonienne ». Et en même temps que les âmes s’isolaient ainsi par imitation, elles s’isolaient par réaction ; au sortir de la contrainte militaire, qui avait discipliné les hommes en bataillons et les bataillons en armées, chacun éprouvait le besoin de se ressaisir, et c’était comme une volupté nouvelle d’être seul. De plus, la nature même, avec la variété et l’infinie douceur de ses aspects, avait été disciplinée, militarisée, caporalisée ; les déserts d’Égypte avaient mission d’envelopper, d’une sorte d’étrangeté lointaine, le général qui voulait devenir consul ; et les sphinx étaient enrôlés dans le coup d’État de Brumaire ; la mer avait consigne de porter en Angleterre nos flottilles et nos soldats ; les feux des camps, sur les plateaux de la Moravie, faisaient pâlir les étoiles, et il semble qu’à la chute de Napoléon, la nature même ait retrouvé sa liberté. Dès lors, c’était comme un enivrement pour les âmes de se rajeunir dans le vieux monde comme en une solitude vierge.

L’homme disait tout bas à la nature : « Ne crains rien, je viens seul et je ne veux pas te tyranniser ; je ne porte avec moi ni fracas, ni passion ; je viens te voir et t’écouter, et t’adorer en tes vallées profondes ; je n’oublie pas la légende héroïque et j’en suis hanté, mais je ne veux pas te l’infliger ; moi aussi, je vois enfin des paysages qui ne sont pas inscrits sur des drapeaux et je veux voir des soleils éclatants ou finissants qui ne portent pas des noms de bataille et qui ne figurent pas au bulletin, comme le soleil d’Austerlitz ».

Ils allaient ainsi, se taisant et songeant. C’est alors que, sur la terrasse du vieux château de Combourg, assombrie par la nuit, Chateaubriand, tout jeune, sentait passer des fantômes d’amour en qui les palpitations du vent battaient comme un cœur mystérieux et passionné. C’est alors que Hugo, plus calme et déjà souverain, prolongeaient sur la colline ses entretiens royaux avec le soleil couchant. C’est alors que Lamartine soupirait et rêvait, « Assis au bord désert des lacs mélancoliques ».

Alors aussi, par une frénésie de solitude, Obermann, le héros de Sénancour gravissait ces hautes cimes des montagnes où la couche d’atmosphère amincie et raréfiée ne transmet à l’œil qu’une lumière sombre, si bien qu’en plein jour on voit les étoiles ; et là, au-dessus du jour trivial et importun où s’agitait la foule humaine, il goûtait la solitaire tristesse des espaces nocturnes, dans ces régions étranges où notre soleil même fait partie comme les autres du domaine de la nuit. Les génies les plus humbles avaient besoin d’isolement comme les génies altiers, et Joseph Delorme gémissait d’être emporté vers la vie, dans un des rares beaux vers qu’il nous ait laissés : « Adieu, besoins du cœur, solitude, silence ! ».

Encore une fois, je ne vous appelle point dans cette solitude des premiers temps du siècle, car ceux-là même qui un moment y ont fortifié leur génie et exalté leur âme n’ont pas tardé à en sortir pour se mêler à l’action et à la vie. Joseph Delorme échappait aux rêveries, aux tristesse et aux consolations intimes et tournait vers les hommes et les choses sa curiosité multiple : il changeait même de nom et s’appelait Sainte-Beuve : la solitude avait tourné au feuilleton.

Lamartine, après avoir été le poète des lacs, devenait le barde des révolutions, et, dans la cour de l’hôtel de ville, il haranguait les multitudes du haut de son cheval que, dans sa langue délicieusement surannée, il appelait encore « un coursier »

Hugo abandonnait son génie au grand courant de la démocratie et du siècle, comme jadis, aux temps héroïques, il eût quitté son île pour descendre le cours du fleuve Océan, et Vigny lui-même communiquait au public des romans à thèse par la porte entrebaîllée de sa tour d’ivoire : il ramenait Moïse dans les cités. Si donc nous voulions les suivre pour leur redemander, nous, vivants affairés et surmenés, la paix féconde des solitudes, eux-mêmes nous jetteraient dans le tumulte de l’action.

Du reste, bien des puérilités qui font sourire se mêlaient chez les jeunes gens d’alors, à ce noble besoin d’isolement. Se concentrant sur eux-mêmes, ils risquaient de s’exagérer les plus petits accidents de leur vie et de leur âme ; ils prenaient au tragique les petites souffrances d’amour-propre et d’amour, et, tout en enfermant leur génie, ils se révoltaient qu’il fût inconnu ; les moindres pensées et les moindres misères faisaient en eux beaucoup de bruit, comme sous un verre de cristal un vol de mouches captives. Ils s’imaginaient volontiers qu’ils étaient voués à une fatalité exceptionnelle et à des souffrances inconnues amalgamées pour eux seuls par le destin dans le coin le plus sombre de son laboratoire. Il leur semblait porter sur leurs épaules un monde lourd, mystérieux et triste, et ils pliaient sous lui comme s’ils l’eussent en effet porté. Vous rappelez-vous les mauvais vers de Joseph Delorme ?

« à le voir si voûté, l’on dirait un aïeul,

Et du front chaque jour une mèche lui tombe ».

Je ne souhaite nullement pour vous cette mélancolie dénudée et cette calvitie fatale. Au reste, nous sommes bien guéris, trop guéris peut-être les uns et les autres, des enfantillages de la solitude ; tâchons de n’en pas perdre toutes les sublimités.

La vie a singulièrement resserré devant vous, jeunes gens, l’espace du rêve ; la lutte pour l’existence est devenue tous les jours plus rude ; toutes les voies sont encombrées et piétinées et vous le savez, et de bonne heure vous faites effort. Dès le lycée, il vous faut presque choisir une carrière et vous y préparer, car à vingt-et-un ans vous serez soldats et il faut que d’abord votre route soit tracée. Ainsi, dans les études mêmes de l’adolescence, le métier vous guette et commence à vous tenir ; vous êtes pris déjà par les choses extérieures, et pendant que vous lisez, la nécessité se penche sur votre épaule et mêle son ombre à la vôtre sur le livre ouvert devant vous.

Puis, c’est le régiment avec sa grandeur morale, mais aussi avec sa sévérité nouvelle. Plus de légende et d’épopée héroïques, et sauf quelques échappées coloniales, plus d’aventure et d’imprévu ; la force individuelle prise dans un immense engrenage dont la régularité semble faire surtout la force, et comme première vertu, la discipline. Vous êtes saisis et façonnés pour la guerre, et vous ne savez pas, nul ne sait, si c’est la guerre qui tranchera les problèmes : les peuples s’observent et hésitent, ils sentent tous, avec précision que n’a point connue le passé, qu’une responsabilité terrible pèse sur eux, et, si la crise suprême éclate, ce ne sera pas l’élan chevaleresque et étourdi des volontés individuelles ou même des passions nationales, mais la puissance sombre, et, pour ainsi dire, la nuée du destin, sans autre éclair que la grandeur du sacrifice. Et dans la vie, vous verrez que les formes accoutumées d’activité individuelle sont éliminées peu à peu et que c’est sous la forme collective que semble devoir s’exercer tous les jours davantage la grande action.

Vous verrez dans l’ordre politique, que les parties ne sont plus, comme au temps des doctrinaires, des groupes distinguées et hautains, mais des masses compactes qui n’ont presque plus de chefs, même quand elles semblent avoir de passagères idoles, qui ne voient guère dans les volontés individuelles les plus hautes que des instruments de choix et qui pèsent sur elles d’un poids très lourd, soit pour obtenir la satisfaction immédiate d’intérêts particuliers, soit pour réaliser, de façon presque mécanique et impersonnelle, les vastes programmes élaborés par des collectivités puissantes.

Vous verrez dans l’ordre économique et industriel que les vicissitudes de la production, de la spéculation et du progrès même dans le monde entier, pèsent d’un poids grandissant sur les entreprises et les destinées individuelles. Vous verrez aussi se multiplier les sociétés, les groupements anonymes, les associations, les syndicats, les ligues, les fédérations : vous verrez aux deux pôles du monde social, du côté de la richesse acquise et du côté du travail quotidien, se former peu à peu d’immenses groupements, d’immenses concentrations d’intérêts distincts, rivaux peut-être, qui s’envoient tantôt des défis retentissants, tantôt de vagues appels de rhétorique fraternelle. Partout, les individualités humaines sont engagées et entraînées dans de vastes ensembles ; partout les énergies individuelles sont comme prises dans un mécanisme d’acier. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Et que sortira-t’il de ce mouvement ? Je n’ai point à le dire ici. Les uns croient que la disparition des anciennes formes de l’activité individuelle est un péril presque mortel et que l’activité individuelle elle-même y périra. Les autres pensent, au contraire, qu’en poussant jusqu’au bout de ses conséquences ce mouvement d’association et de groupement, on trouvera des garanties nouvelles, plus efficaces et plus étendues, par l’activité individuelle, par le développement individuel de tous. Les uns et les autres sont sincères et l’avenir décidera entre eux. Mais il y a un point sur lequel tous sont et doivent être d’accord et ici et ailleurs : c’est que, plus les conditions accoutumées de l’activité individuelle sont parallèles à la marche des faits et menacées peut-être par l’approche d’une crise, plus les solitudes extérieures qui entouraient et protégeaient quelques individualités sont comme piétinées et foulées, plus il importe aussi, jeunes gens, que vous sachiez créer en vous-mêmes, dans vos consciences et dans votre esprit, des individualités énergiques et résistantes. Il faut que vous appreniez à dire « moi », non par les témérités de l’indiscipline ou de l’orgueil, mais par la force de la vie intérieure. Il faut que, par un surcroît d’efforts et par l’exaltation de toutes vos passions nobles, vous amassiez en votre âme des trésors inviolables. Il faut que vous vous arrachiez parfois à tous les soucis extérieurs, à toutes les nécessités extérieures, aux examens de métier, à la société elle-même, pour retrouver en profondeur la pleine solitude et la pleine liberté : il faut, lorsque vous lisez les belles pages des grands écrivains et les beaux vers des grands poètes, que vous vous pénétriez à fond et de leur inspiration et du détail même de leur mécanisme ; qu’ainsi leur beauté entre en vous par tous les sens et s’établisse dans toutes vos facultés ; que leur musique divine soit en vous, qu’elle soit vous-mêmes ; qu’elle se confonde avec les pulsations les plus larges et les vibrations les plus délicates de votre être, et qu’à travers la société quelle qu’elle soit, vous portiez toujours en vous l’accompagnement sublime des chants immortels. Il faut, lorsque vous étudiez les propriétés du cercle, de la sphère et des sections coniques, que vous vous sentiez frères par l’esprit d’Euclide et d’Archimède et que, comme eux, vous voyiez avec ravissement se développer le monde idéal des figures et des proportions dont les harmonies enchanteresses se retrouvent ensuite dans le monde réel. Il faut, lorsque vous étudiez en physiciens, par l’observation et le calcul, la subtilité et la complexité mobile des forces, que vous sentiez le prestige de l’univers, relativement stable et toujours mouvant, tremblotant et éternel, et que votre conception positive des choses s’élargisse dans le mystère et dans le rêve comme ces horizons des soirs d’été où l’œil même croit démêler les subtiles mutations des forces dans l’infini mystérieux.

Alors, jeunes gens, vous aurez développé en vous la seule puissance qui ne passera pas, la puissance de l’âme ; alors vous serez haussés au-dessus de toutes les nécessités, de toutes les fatalités et de la société elle-même, en ce qu’elle aura toujours de matériel et de brutal. Alors, dans les institutions extérieures, en quelque manière que l’avenir les transforme, vous ferez passer la liberté et la fierté de vos âmes. Et de quelque façon qu’elle soit aménagée, vous ferez jaillir dans la vieille forêt humaine, l’immortelle fraîcheur des sources.

 


[1] Le professeur chargé du discours d’usage.