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Socialisme et liberté (1898)

20/02/2008 - Lu 22951 fois
Jean Jaurès

 

            Jaurès ne fut guère un « homme de revues »[1]. Il a pourtant écrit quelques grands articles dans celles-ci, dont cet essai paru dans La Revue de Paris du 1er décembre 1898. Fondée en 1894, La Revue de Paris est dirigée par l’historien Ernest Lavisse (1842-1922). C’est une revue républicaine, à l’audience large, plutôt modérée, qui s’oppose à la conservatrice Revue des Deux-Mondes, et qui s’ouvre à des vues de gauche, défendues en son sein par le secrétaire de rédaction Lucien Herr (1864-1926), ami de Jaurès, socialiste et bibliothécaire de l’École normale supérieure.

 
 

Je remercie La Revue de Paris de son libéralisme. Je sais que la plupart de ses lecteurs n’acceptent pas l’idée socialiste. Mais peut-être ne m’en voudront-ils pas si j’essaie de dissiper un malentendu.

Il y a une partie notable de la bourgeoisie, qui n’est pas séparée du socialisme par des intérêts de classe : et elle a d’ailleurs, par l’effet d’une haute culture, assez de générosité pour ne pas faire de son intérêt étroit la mesure du vrai. Mais elle tient par-dessus tout à la liberté. Son bien le plus précieux, sa dignité la plus haute, c’est la liberté de l’esprit, de la vie intérieure : et toutes les libertés affirmées par la Révolution de 1789, la “ liberté du travail ”, la liberté politique lui paraissent comme un reflet de la liberté sacrée de l’esprit. Or, elle semble craindre souvent que le socialisme soit une diminution de la liberté, qu’il contraigne ou resserre la personne humaine et qu’il soumette les individus ou à la discipline étouffante de l’État ou au despotisme brutal d’une classe nouvelle longtemps sevrée des joies de la vie et s’enivrant soudain d’un mélange grossier de civilisation et de barbarie. J’ose dire qu’il y a là une erreur fondamentale. Le socialisme, au contraire, et j’entends le socialisme collectiviste ou communiste, donnera le plus large essor à la liberté, à toutes les libertés : il en est, de plus en plus, la condition nécessaire.

Trop souvent nos adversaires, mal informés, confondent le socialisme collectiviste ou communiste avec le socialisme d’État[2], et, comme celui-ci ne se manifeste que par des lois de réglementation et de contrainte, il leur paraît que la contrainte est l’essence même du socialisme. Or, entre le collectivisme et le socialisme d’État il y a un abîme.

Le socialisme d’État accepte le principe même du régime capitaliste : il accepte la propriété privée des moyens de production, et, par suite, la division de la société en deux classes, celle des possédants et celle des non possédants. Il se borne à protéger la classe non possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système. Par exemple il intervient par la loi pour réglementer le travail des femmes, des enfants, ou même des adultes. Il les protège contre l’exagération de la durée des travaux, contre une exploitation trop visiblement épuisante. Il organise, par la loi, des institutions d’assistance et de prévoyance auxquelles les patrons sont tenus de contribuer dans l’intérêt des ouvriers. Mais il laisse subsister le patronat et le salariat. Parfois, il est vrai, et c’est une tendance croissante, il transforme en services publics, nationaux ou communaux, certains services capitalistes. Par exemple, il rachète et nationalise les chemins de fer, il municipalise l’eau, le gaz, les tramways. Mais, même dans cette création des services publics, il reste fidèle au système capitaliste. Il sert un intérêt au capital qui a servi à l’établissement des voies ferrées ; et que les salariés soient tenus de fournir le dividende du capital privé ou l’intérêt des emprunts d’État, c’est tout un. Ce qu’on appelle socialisme d’État est en fait, dans les services publics, du capitalisme d’État.

Ainsi, le socialisme d’État respecte les principes essentiels du système capitaliste, mais il intervient dans la lutte des classes antagonistes pour empêcher l’écrasement complet des sans- propriété, qui sont les plus faibles. Au contraire, le collectivisme, le communisme, en supprimant la propriété privée des moyens de production, créent une société nouvelle où il ne sera plus nécessaire de protéger une classe contre une autre, toutes les classes étant définitivement absorbées dans l’unité de la nation. Stein[3], dans ses lumineuses et pénétrantes études sur le socialisme, a marqué très nettement, dès 1840, la différence du socialisme d’État et du communisme. Selon lui, la Révolution de 1789 avait eu pour principal effet de supprimer l’État, entendu comme un pouvoir supérieur aux groupes d’intérêts antagonistes. Le pouvoir royal, en ses époques normales et saines, avait été élevé au-dessus des divers ordres de la nation : il n’avait été le prisonnier ni de la noblesse, ni du clergé, ni du Tiers. Mais, dans la société française, sous le règne de Louis-Philippe, il n’y avait d’autre force, d’autre pouvoir que la société elle-même. Au-dessus des forces économiques qui gouvernaient la société, il n’y avait rien. La bourgeoisie, ayant la propriété, avait par là même la force sociale. Et l’État, déchu de son autonomie ancienne, était, lui aussi, la propriété de la bourgeoisie. Contre cette force bourgeoise le prolétariat, surmené, violenté, était toujours prêt au combat. Mais, d’une part, il ne pouvait espérer, par ses forces propres, la victoire, qui reste toujours à la propriété. Et, d’autre part, l’État n’avait pas assez d’indépendance et de hauteur pour jouer, dans cette guerre permanente des classes, un rôle de modérateur et d’arbitre. Où donc était le salut ? Dans le communisme qui aurait fondu les classes ? Stein le croyait impraticable. Il n’y avait donc qu’un espoir : c’est que la société, blessée par la lutte éternelle de ses classes ennemies, se résignât à n’être pas le seul pouvoir ; c’est qu’elle reconstituât un État supérieur aux classes et qui en adoucit le choc. Celui-ci défendrait la propriété bourgeoise contre les assauts du prolétariat, et il défendrait le prolétariat contre les excès, contre l’exploitation effrénée de la propriété bourgeoise. Voilà le principe même et le fond du socialisme d’État. Il suppose et accepte la division des classes : il ne croit pas qu’elles puissent disparaître par un système nouveau de propriété. Il prévoit donc une lutte sociale éternelle, où un arbitre devra éternellement intervenir pour modérer les coups. En ce sens, et s’il ne se considère pas lui-même comme une simple transition vers le collectivisme, le socialisme d’État est une sorte de pessimisme social. Il ne croit pas, comme les économistes, à l’harmonie naturelle des intérêts, et il ne croit pas, comme le socialisme ouvrier, que cette harmonie puisse être révolutionnairement instituée par une transformation de la propriété. Il croit que l’ordre, l’équité, la paix, doivent être imposés du dehors par l’arbitrage impérieux de l’État, à des forces irréductiblement hostiles.

            Au contraire, les collectivistes, les communistes, pensent qu’un tel système de propriété et de production peut être établi, que l’ordre et la justice en dérivent par une nécessité interne. Ils croient à la possibilité de la paix fondamentale dans la société humaine, et leur optimisme essentiel s’oppose au pessimisme social des socialistes d’État. Ce n’est pas que les socialistes repoussent les mesures de protection légale que le socialisme d’État propose pour la classe ouvrière. Au contraire, ils les proposent eux-mêmes avec une extrême énergie et ils ne croient pas porter atteinte à la liberté en défendant les salariés contre les exigences les plus violentes du capital ; mais ils ne considèrent ces mesures que comme une transition. Ils les réclament surtout pour que la classe ouvrière, plus forte et plus confiante, puisse accomplir plus aisément sa fonction historique, qui est de susciter une forme nouvelle de propriété où toutes les classes disparaîtront, où tous les hommes seront réconciliés. Mais il reste vrai que le socialisme d’État, impuissant à faire de la justice le ressort interne de la société, est obligé d’intervenir du dehors sur l’appareil capitaliste pour en corriger les pires effets. Au contraire, ce n’est pas par l’action mécanique des lois de contrainte, c’est par l’action organique d’un système nouveau de propriété que les collectivistes et communistes prétendent réaliser la justice. Il serait donc tout à fait injuste de se figurer le socialisme en sa forme définitive comme un appareil de réglementation, de restriction et de contrainte.

 

Mais cette forme définitive elle-même n’est-elle pas exclusive de toute liberté ? Quand le capital aura disparu, quand la propriété privée des moyens de production aura fait place à la propriété sociale, la liberté des individus n’aura-t-elle pas perdu tout fondement et leur activité tout ressort ? N’y aura-t-il pas une distribution autoritaire des travaux et des produits ? La communauté, en outre, ne sera-t-elle pas tentée de tout abaisser au niveau des besoins les plus grossiers, des âmes les plus communes ? Et pour réprimer la révolte des délicats, pour supprimer les oppositions intellectuelles, ne sera-t-elle pas conduite à organiser un pouvoir dictatorial ? Ainsi, avec la propriété individuelle, avec la liberté économique, disparaîtront la liberté politique et la liberté de la pensée. Le monde sera soumis non à la tyrannie d’une élite, intéressée, par ses fantaisies mêmes, au progrès universel, mais à la tyrannie routinière de la masse. Et une centralisation despotique assurera un régime de médiocrité.

Voilà bien l’objection toujours renouvelée[4]. Voilà bien la crainte qui hante les esprits, ou le prétexte dont se couvrent les résistances. Mais que ceux qui se complaisent à cette objection prennent garde ; c’est contre la civilisation, c’est contre. l’humanité elle-même qu’ils concluent : car ils proclament que, pour que la liberté subsiste, il faut que la classe ouvrière demeure à l’état de dépendance, sous la loi du salariat. En fait, il n’y a qu’un moyen pour tous les citoyens, pour tous les producteurs, d’échapper au salariat : c’est d’être admis, par une transformation sociale, à la copropriété des moyens de production. Il est tout à fait chimérique de penser que la diffusion de la propriété capitaliste permettra à tous les travailleurs de n’être plus des salariés. Malgré la dissémination plus apparente d’ailleurs que réelle des titres mobiliers, c’est une minorité infime des citoyens qui a vraiment la propriété de l’outillage industriel, et l’accroissement du nombre des porteurs de titres compense à peine la disparition d’un très grand nombre d’artisans, de petits producteurs autonomes dévorés chaque jour par la grande industrie. Donc, sous le régime capitaliste, la classe ouvrière est exclue à jamais de la propriété ; il peut y avoir passage de la classe prolétarienne à la classe capitaliste, comme il peut y avoir chute de la classe capitaliste à la classe prolétarienne ; mais ce mouvement, qui n’affecte que quelques individus, quelques atomes, laisse subsister la distinction des deux classes, la possédante et la non possédante ; toujours, comme en un vaste et sombre tourbillon, la multitude ouvrière tourne au-dessous de la propriété et tombe à la mort, poussière fatiguée, sans avoir pu monter aux régions de liberté et de lumière.

Dire que la liberté politique, la liberté intellectuelle disparaîtront par l’avènement de la propriété sociale, c’est dire que le servage économique de la classe ouvrière est la condition de la liberté : c’est dire que de même que le noble loisir du citoyen antique était procuré par la classe servile, le prolétariat moderne doit se résigner au salariat pour procurer aux sociétés humaines, en quelques éléments privilégiés, la noblesse de la liberté, la dignité de la vie. Jamais nécessité plus ironique, jamais plus cruel paradoxe ne rabattit l’espérance. Nous rêvons de faire entrer la liberté, l’égalité fraternelle dans la vie quotidienne et profonde des sociétés, qui est le travail. Nous voulons qu’aucun homme dans l’usine ou aux champs ne soit l’outil d’un autre homme. Nous voulons qu’aucun travailleur ne soit instrument de profit, qu’aucun ne soit exclu du patriotisme humain accumulé par les générations. Et nous demandons que tout individu humain, ayant un droit de copropriété sur les moyens de travail qui sont les moyens de vivre, soit assuré de retenir pour lui-même tout le produit de son effort, assuré aussi d’exercer sa part de direction et d’action sur la conduite du travail commun. Et quand nous élevons ainsi tous les individus humains à l’état de personnes, quand nous les affranchissons de ce servage économique qui les ravale à la dépendance, à la passivité des choses, quand nous faisons de chaque citoyen un droit égal à tous les autres droits, une volonté vivante égale à toutes les autres volontés, quand nous bâtissons, sur les bases solides et profondes de l’ordre économique, cette cité des esprits dont Leibniz[5] a si magnifiquement parlé, on nous dit : Chimère et aberration ! Tous les hommes, en apparence affranchis de toute classe exploiteuse et dominatrice, seront asservis à nouveau par le mécanisme même de la propriété sociale : ils seront égaux, mais tous liés les uns aux autres d’une chaîne infinie de servitude, tous écrasés par l’appareil central de direction et de production qu’ils seront obligés de constituer. Ainsi le service économique aura été non aboli mais étendu, et l’humanité n’a le choix qu’entre une liberté oligarchique, réservée à une minorité de possédants, et l’universelle servitude.

Je le répète : il n’est pas de conclusion plus sombre, et pourtant ceux qui considèrent la propriété sociale comme exclusive de la liberté individuelle y sont nécessairement acculés. Il n’est pas possible d’universaliser la propriété sous la forme actuelle[6]. Et si on affirme qu’il faut se détourner de la propriété sociale pour sauver la liberté, on affirme par là même que la propriété, sans laquelle il n’est pas de liberté véritable, doit rester le privilège d’une minorité. On affirme que, pour ne pas disparaître dans les basses eaux dormantes du communisme, la liberté doit rester oligarchique. Au moment de l’histoire où nous sommes, il faut avoir le courage de prendre parti. Il n’est plus permis de rêver un développement démocratique indéfini en de vagues horizons. La croissance du socialisme pose à toute intelligence, à toute conscience un problème précis : ou il faut accepter l’abolition du système capitaliste et l’institution de la propriété collective, ou il faut s’avouer à soi-même et avouer aux autres que la propriété, dont la liberté complète est inséparable, est éternellement le luxe d’une minorité. Que ce luxe se vulgarise un peu, c’est possible, mais nul ne peut supposer que la propriété bourgeoise se disséminera d’elle-même et imbibera toute la masse humaine au point de dissoudre le salariat. Ceux-là donc qui accusent l’ordre socialiste de supprimer la liberté bâtissent devant eux une infranchissable muraille : ils condamnent l’humanité à rester indéfiniment sous le régime du salariat et de l’antagonisme des classes. Pauvre race humaine, qui ne peut élargir la liberté sans la briser !

 

Mais, malgré eux, la force des choses abattra cette muraille, et, si la propriété sociale, si le communisme des moyens de production implique la servitude, c’est vers la servitude que l’humanité va invinciblement. Je ne veux pas dire que l’évolution économique prépare fatalement, mécaniquement, une révolution de la propriété[7]. À coup sûr, il s’opère une concentration industrielle et commerciale incessante, et cette concentration capitaliste, qui exproprie peu à peu les petits et moyens producteurs, ébauche et facilite la concentration socialiste qui expropriera les expropriateurs. À coup sûr aussi, quels que soient les nouveaux agents de production, quelles que soient les inventions techniques de demain, cette concentration du travail semble la loi durable, la tendance maîtresse du système capitaliste. Même si l’électricité est appliquée comme moteur; même si elle permet, par des courants de force infiniment ramifiés, le travail à domicile, cette dissémination de l’atelier ne sera probablement pas un morcellement de la puissance industrielle. Le grand capital captera les sources de forces et en réglera la distribution ; il coordonnera aussi, en vue d’une large production et d’une large vente, la production en apparence parcellaire de tous ces petits ateliers dépendants. Mais, si la concentration capitaliste apparaît comme la loi probablement définitive du système social actuel, elle n’agit pas avec un automatisme inflexible et une régularité élémentaire. Dans l’immense et complexe mouvement social, toutes les formes de la production n’évoluent pas parallèlement : :la concentration est plus ou moins rapide, plus ou moins intense dans telle ou telle industrie ; il en est même qui, par l’effet momentané de procédés nouveaux., semblent parfois rétrograder vers la petite production. Et là même où se produisent de colossales manifestations capitalistes, comme les grands bazars et les grands magasins, le petit commerce subsiste : les petites boutiques paraissent même pulluler, mais de plus en plus écrasées, précaires et pauvres.

Ainsi, le mouvement qui porte peu à peu le système capitaliste vers la grande production, moule nécessaire de l’ordre socialiste, n’a pas cette netteté, cette rectitude et cette accélération uniforme qui seules donneraient aux phénomènes sociaux l’apparente nécessité des phénomènes naturels. Jamais donc, même au moment où la forme socialiste s’imposera décidément à la production et à l’échange, le système socialiste ne sera contenu, tout prêt, tout préformé, dans le système capitaliste. Pour rappeler encore une image célèbre de Leibniz, le socialisme ne sera jamais contenu qu’en puissance dans le système capitaliste, comme une statue que des veines cachées dessinent dans l’intérieur d’un bloc. Il faudra sans doute toujours un acte réfléchi de la volonté humaine pour faire apparaître l’ordre socialiste, comme des coups de ciseau et de marteau pour dégager la statue.

Mais, si le mouvement spontané et la concentration naturelle du système capitaliste ne suffisent pas à susciter, par une sorte de simplification mécanique, l’unité de la production socialiste, si la loi de la concentration capitaliste reste à la fois idéale et réelle, gouvernant de plus en plus les faits sociaux, mais ne s’y exprimant jamais avec une irrésistible simplicité, le mouvement toutefois est assez visible et assez fort pour que l’avenir apparaisse dans cette direction. Et la classe ouvrière, à qui toute les évolutions, toutes les tendances de l’industrie sont immédiatement perceptibles, sait qu’en réalisant un jour à son profit la suprême concentration socialiste de la propriété et du travail, elle agira dans le sens même des choses. Elle est donc perpétuellement tentée d’agir par cette coïncidence, par cette harmonie de son propre intérêt et de la tendance générale des faits. La loi capitaliste et la force ouvrière concourent dans la même direction. Or, comme la loi capitaliste de concentration agit, malgré bien des intermittences et des restrictions, avec une intensité croissante, comme le prolétariat s’organise aussi en une force croissante, ces deux forces concordantes et grandissantes aboutiront sans aucun doute à un effet décisif. Et la propriété capitaliste et oligarchique, privilège d’une classe, sera transformée au profit de toutes les classes enfin confondues en une propriété sociale et universelle.

D’ailleurs, même les systèmes sociaux qu’on nous oppose aboutiraient tous, s’ils se développaient, à l’ordre socialiste. Supposez un instant que les coopératives de production et de consommation se multiplient et s’étendent. Pour éviter le gaspillage et les périls de la concurrence, elles ne tarderont pas à se fédérer. Ces fédérations n’auront bientôt d’autre limite que la nation elle-même. Ce sera donc avant peu un vaste organisme unique de production et d’échange. Supposez encore, si vous voulez, pour rester plus près du mécanisme capitaliste, que la propriété mobilière se dissémine infiniment comme le font espérer les conservateurs utopistes ; supposez que chaque citoyen arrive à posséder un titre représentant une parcelle de l’outillage industriel et agricole. Tous les citoyens, tous les producteurs étant actionnaires voudront intervenir dans la direction de l’industrie ; les plus petits actionnaires, encouragés par leur nombre réclameront leur part d’influence et de pouvoir, et bientôt même, par leur groupement, feront échec aux gros actionnaires. Ainsi toute la nation sera comme une immense assemblée possédante et dirigeante. Et les vastes associations de capitaux entre lesquelles se répartiraient tous les citoyens ne tarderaient pas à s’entendre pour éviter les chocs, les concurrences coûteuses, les désordres et les crises. Ainsi, par un curieux paradoxe, la dissémination extrême de la propriété capitaliste aboutirait à un mécanisme de production unitaire, à la centralisation du travail et de la propriété elle-même. Donc, les utopies sociales par lesquelles “ les réformateurs ” veulent éliminer le collectivisme y conduiraient nécessairement, comme y conduit la réalité du mouvement capitaliste.

Les adversaires du socialisme prétendent échapper par l’association libre à ce qu’ils appellent l’association contrainte. Le siècle prochain, répètent-ils, sera le siècle de l’association[8]. Ils oublient que ces associations ne seront plus isolées les unes des autres, comme au Moyen Âge, par le morcellement de la vie sociale. Elles pourront s’épandre à leur aise sur la surface unie et plane de la nation : elles entreront ainsi nécessairement en contact et tendront à former des systèmes de plus en plus étendus. C’est dire que toutes les associations particulières, sociétés de prévoyance, de secours, de consommation, de production, animées d’une force d’expansion indéfinie n’auront d’autre limite que la nation elle-même. À vrai dire, je ne crois pas que ce soit par cette voie qu’en fait l’ordre capitaliste s’achemine à l’unité socialiste. Avant que les associations organisées de production, de consommation, de mutualité aient pu se fédérer et se rejoindre en un mécanisme central, la classe ouvrière formera, elle, une unité “ révolutionnaire ”, qui transformera, en les adaptant au système communiste, toutes les institutions, tous les organes de la vie économique. Mais, quelle que soit l’hypothèse adoptée, nous sommes toujours ramenés à cette alternative saisissante : ou nous proclamerons que le système capitaliste ne s’écartera pas sensiblement de sa forme actuelle, ou s’il se meut, s’il évolue, il se rapprochera nécessairement de cette unité de production et de propriété que nos adversaires dénoncent comme la négation même de la liberté. Ou le fleuve s’arrêtera, s’endormira en une eau stagnante et morte, ou il se précipitera à ces terribles chutes socialistes par où, dit-on, toute liberté s’abîme à jamais. Or, il ne dépend ni de nos adversaires ni de nous d’arrêter le mouvement humain, de fixer l’évolution capitaliste. Si donc la liberté est incompatible avec la forme socialiste de la propriété, il faut proclamer que la race humaine, au moment même où elle s’exalte en un rêve de fraternité, d’unité vivante et de grandeur, s’achemine à l’inévitable servitude. Mais qui donc osera risquer cette sombre prophétie ?

 

En fait, l’histoire se joue de ces formules. Il est facile de combiner les mots : il est facile d’opposer, par des antithèses verbales, le communisme et l’individualité, la centralisation et l’initiative, le socialisme et la liberté. Ce sont là fantaisies logiques des esprits simples. Mais la vanité et l’inanité des mots laissent passer le torrent des forces.

Or, d’une part, nul ne contestera que depuis trois quarts de siècle deux grandes forces soient en action : la force capitaliste qui centralise peu à peu la production, assez du moins pour donner aux salariés l’idée et la tentation de la concentration socialiste ; et la force du prolétariat qui s’organise et s’agite pour une destinée meilleure. Ce ne sont pas là des puissances verbales, de vaines ombres se croisant sur un mur nu. Mais partout où les progrès de la science substituent la machine à l’outil, la grande usine au petit atelier, partout aussi où les salariés souffrent et se concertent, ces deux grandes forces sont en action. Et on en sent à chaque minute la vibration comme, dans le navire en mouvement, la trépidation des colossales machines. Et en même temps tous les individus qui s’agitent dans notre société tourmentée sont des forces de désir, d’ardents foyers de rêve et d’action. De quel droit supposer que lorsque l’évolution du système capitaliste et la volonté organisée du prolétariat auront suscité la propriété sociale, toutes ces forces individuelles de pensée et d’action vont s’amortir et s’éteindre ? De quel droit supposer que toutes ces énergies se détendront quand la propriété universalisée offrira à toutes un aliment nouveau ? Qu’est-ce en effet qu’une forme nouvelle de propriété ? C’est une forme nouvelle d’action.

Sans doute, si la propriété collective était imposée arbitrairement aux sociétés par une puissance extérieure à elles, si elle s’installait selon les lois de la conquête, elle déprimerait les activités. Mais si elle est réalisée par l’accord du mouvement capitaliste et de la force ouvrière, si elle est préparée à la fois par l’action inconsciente de la bourgeoisie et par l’action consciente du prolétariat, si elle surgit ainsi au point où convergent l’œuvre d’une classe et l’effort de l’autre, comment pourrait-elle neutraliser les énergies humaines, les forces historiques dont elle sera l’expression suprême ? Les deux classes, la classe bourgeoise et la classe ouvrière, qui déchirent de leur antagonisme la société d’aujourd’hui, seront, par l’avènement du communisme, également, quoique diversement, victorieuses. Le prolétariat aura échappé à la servitude économique, il aura conquis le droit de copropriété sociale qui l’émancipera à jamais, et il s’emploiera à obtenir du système de production unifié un large bien-être pour tous. Victoire sur la servitude ! Victoire sur la misère ! Victoire sur la haine ! Mais la bourgeoisie aussi, jusqu’en sa défaite de classe, sera victorieuse. Elle perdra à coup sur le monopole de la propriété, les joies égoïstes de la domination et l’étrange assaisonnement que la souffrance du pauvre mêle parfois aux plaisirs du riche. À coup sûr aussi, elle sera sollicitée par plusieurs de ses fils à une résistance désespérée. Mais, vaincue enfin, elle comprendra pour la première fois le sens plein de son effort passé. Elle prendra conscience de l’œuvre qu’inconsciemment elle accomplissait. Elle verra dans l’unité socialiste, dans l’ordre communiste hospitalier à tous les hommes la noble fin humaine qu’elle préparait, sans le savoir, par son activité illimitée, par son audace fiévreuse, par les incessantes révolutions techniques dont elle agitait et agrandissait l’industrie. Cette concentration capitaliste, qui n’était que le triomphe d’une classe, lui apparaîtra, après la Révolution, comme le germe de l’unité humaine. Les grandes découvertes des savants, qui naguère dans la société divisée produisaient des effets mêlés de bien et de mal, ajoutant à la puissance du capital, mais parfois aussi à la détresse des salariés, apparaîtront dans l’ordre nouveau comme des moyens assurés de bonheur commun.

Ainsi la révolution sociale, en brisant la bourgeoisie, agrandira et ennoblira son œuvre : elle lui donnera une haute signification humaine, et c’est avec fierté que les fils des bourgeois pourront entrer dans l’ordre nouveau. Ils y retrouveront l’œuvre de leurs pères, dégagée de tout intérêt de classe, haussée à l’idéal humain, élargie à tous les hommes. Ainsi la mort sociale de la bourgeoisie comme classe sera pour elle ce que serait pour les hommes la mort organique si, après les épreuves de l’agonie, ils retrouvaient dans une vie plus lumineuse et plus large le sens de leur vie passée. Donc, pour les deux classes antagonistes, pour le prolétariat et pour la bourgeoisie, la révolution sociale sera une ascension. Elle apportera au prolétariat, sous des formes nouvelles de propriété, des garanties positives de liberté et de bien-être, des possibilités nouvelles d’action, et elle apportera à la bourgeoisie, avec le sens plein de son œuvre historique, une révélation de noblesse morale et de grandeur. C’est en montant toutes deux que les deux classes se confondent; c’est sur un sommet que sera proclamée l’unité humaine. Comment ce grand acte social qui établira entre les hommes, désormais réconciliés, toutes les forces d’orgueil, d’espérance et d’humanité, pourrait-il aboutir à une sorte d’atonie générale et d’universelle dépression ? Comment les hommes, affranchis les uns de leur misère de classe, les autres de leur égoïsme de classe, se précipiteraient-ils à une servitude nouvelle ? Et comment, en assurant par la propriété sociale la propriété de tous, ne chercheront-ils pas aussi à porter au plus haut l’initiative et la liberté individuelle de tous ?

À coup sûr, certaines formes d’action, injustes et surannées, auront disparu. Il ne sera plus permis, ou plutôt il ne sera plus possible à un homme de faire travailler à son profit d’autres hommes : l’humanité aura chassé à jamais, comme le cauchemar d’une nuit mauvaise, le rêve du capitaliste qui peut tendre et qui tend à l’universelle domination et à l’universelle exploitation. Mais l’homme n’est-il condamné à ne comprendre la liberté que comme la faculté d’exploiter d’autres hommes ? Est-il condamné à ne comprendre l’infini que comme l’accroissement illimité de la richesse oppressive ? Il n’est plus permis aujourd’hui, il n’est plus possible d’avoir des esclaves : la liberté humaine en est-elle diminuée ? Le triomphateur romain traînait derrière son char et ramenait dans sa maison des peuples captifs : l’humanité est-elle abaissée en ses joies parce qu’elle ne connaît plus l’orgueil des victoires romaines ? De nouveaux rêves ont surgi en elle, de nouveaux désirs et de nouvelles joies. Les institutions mortes n’éveillent même plus un regret. Nul, aujourd’hui, parmi les vivants, ne souffre de n’avoir pas des esclaves. Nul ne souffrira demain de n’avoir pas des salariés. Il en est qui se demandent : mais que ferons-nous et quel aiguillon aura la vie quand nous ne pourrons plus nous assujettir le monde du travail et goûter les joies de la conquête capitaliste ? Ils oublient que l’humanité n’épuise pas en une forme sociale, c’est-à-dire en une forme particulière et passagère d’action, ses ressources de désir et de bonheur. Demain, de la grande humanité communiste, monteront de nouvelles espérances et de nouveaux songes, comme des nuées aux formes inconnues montant de la vaste mer. De même que dans les révolutions du globe des espèces ont disparu sans que le mouvement de la vie s’arrêtât, de même, dans les révolutions de la société, de grandes espèces d’action, de désir et de joie sont abolies sans que la force humaine s’amollisse. Le plésiosaure et le mastodonte ne sont pas toute la vie. Le capitalisme n’est pas toute l’action.

En vain nous oppose-t-on que la propriété commune des moyens de production nous ramènerait au communisme primitif, et que cette rétrogradation serait à la fois barbare et oppressive. Il n’y a aucun rapport entre le communisme des tribus primitives, qui est antérieur à la division du travail, à la séparation des classes, à la science, à l’affirmation du droit individuel, et le communisme de demain qui naîtra à la fois de l’immense progrès technique de la production, de l’audace croissante de la science, et de l’aspiration toujours plus ardente de tous les individus humains au bonheur et à la liberté. L’histoire, en ramenant dans des conditions nouvelles et des milieux nouveaux certaines formes du passé, ne ramène point le passé lui-même. Au contraire, l’originalité du mouvement humain éclate à reprendre ainsi, en variations toujours plus riches et plus vastes, quelques thèmes très simples et très pauvres des temps lointains. C’est Chateaubriand qui a remarqué que le suffrage universel des démocraties modernes reproduit les assemblées plénières des barbares germains dans la clairière des grandes forêts Et sans doute plus d’un doctrinaire a dénoncé le suffrage universel comme un retour à la barbarie, comme une rechute dans le passé.

Chose étrange ! Ce sont les prétendus disciples de la Révolution française qui nous accusent de revenir aux formes passées. Oublient-ils donc que la Révolution, inspirée de Jean-Jacques, prêchait sans cesse “ le retour à la nature ”. Et en fait, quand Rousseau renonce à l’exagération et au paradoxe, quand il mesure sa parole et précise sa pensée, il démontre fortement que la civilisation doit restituer aux hommes, dans des conditions nouvelles de sécurité, de bien-être et de paix, la liberté de mouvement, l’égalité, le contact familier avec la nature qui firent le charme de la vie sauvage, d’ailleurs si grossière et si déprimée. Quand fut brisé le servage qui attachait l’homme à la glèbe, quand l’absolue liberté d’aller et venir fut reconnue à tous les hommes, ce fut un retour civilisé à la sauvagerie : le prolétaire errant des grandes routes et des cités est comme le rôdeur des forêts ; il cherche à l’aventure travail et salaire, comme l’autre cherchait le gibier et le fruit. Demain, si, comme l’espèrent tous les socialistes, un nouveau système social et le perfectionnement de tous les moyens de communication permettent aux hommes de se disséminer dans les campagnes au lieu de s’entasser dans des villes démesurées, l’humanité paraîtra revenir à un stade antérieur ; et ce sera pourtant un progrès immense, car pouvoir vibrer à la fois, par un double contact, de l’immense vie remuante des hommes et de l’immense vie paisible des choses, quelle plénitude et quelle joie !

Mais dès maintenant, les progrès les plus vantés par les économistes reproduisent des phénomènes primitifs. Les clearing houses – les banques de compensation – réalisent en somme l’échange direct des marchandises : c’est la suppression de la monnaie et le retour au troc des sauvages, mais avec une merveilleuse ampleur de civilisation. Quand les banques d’émission remplacent le métal par le papier, elles enfouissent le métal dans leurs caves ; et l’or revient sous terre comme avant que les mines fussent exploitées. Et encore, dans l’art moderne, quel est le rêve de Wagner[9], quel est son idéal ? Il l’a très explicitement formulé lui-même. Il veut en finir avec la séparation artificielle de la musique et du drame. Il veut, avec toutes les puissances de l’âme et de l’orchestration modernes, reproduire la belle unité religieuse et esthétique de la plus ancienne tragédie grecque, qui elle-même reproduisait l’unité première de la danse, de la musique, de la prière. C’est, suivant son expression même, “ le communisme premier de l’art ” qu’il veut restaurer. Il veut ramener à l’unité antique les puissances si diverses et tourmentées des temps nouveaux, et il n’espère le triomphe du communisme dans l’art que par l’avènement du communisme social qui supprimera entre les hommes les distinctions arbitraires et les séparations violentes. Mais ne serait-il pas puéril de dire que Wagner ressuscite le chariot de Thespis ou même la tragédie d’Eschyle ? Pas plus que Wagner ne nous ramène aux danses chantantes et aux mimiques rythmées des premiers hommes, pas plus que le suffrage universel ne nous ramène aux assemblées barbares des Champs de Mai, ou les banques de compensation à la pauvre économie sauvage et au troc élémentaire, le communisme moderne, héritier du prodigieux mouvement capitaliste et de l’individualisme révolutionnaire, ne nous ramènera au communisme primitif des pauvres tribus lointaines.

Il n’y a dans l’histoire humaine ni routine, ni rupture. L’humanité est comme un grand artiste toujours en progrès : elle ne s’attarde pas à ses premières et naïves ébauches : elle ne les oublie pas non plus, elle les reprend à longs intervalles avec une puissance croissante. Bien loin d’être humiliés que le large et vivant communisme moderne, tout saturé de richesse et vibrant de liberté, rappelle en la transfigurant une période lointaine de l’histoire des hommes, nous devrions nous réjouir de cette sorte de continuité profonde qui à travers les temps et les révolutions maintient l’unité de la race humaine. Trop heureuse l’humanité si rien d’elle n’était tout à fait mort, si marchant vers l’avenir elle pouvait pourtant renouveler en elle les fraîches sensations du passé, si jusque dans les complications et les fièvres de la vie nouvelle elle entendait parfois le murmure des feuillées lointaines et des sources où jadis elle se mira, et si les vastes révolutions orageuses qui élargissent sa vie lui apportaient, en analogies flottantes, des émotions d’enfance et la douceur des ressouvenirs ! Il est au moins étrange que ceux qui nous accusent d’être subversifs et destructeurs nous reprochent aussi d’utiliser pour les besoins nouveaux de l’humanité grandissante des formes de vie où l’humanité première s’essaya. La vérité, c’est que les modes de l’existence humaine ne sont pas innombrables et qu’il est impossible aux hommes, si hardi que soit leur effort, si audacieuse que soit leur intervention sociale, de ne pas ranimer en un dessin nouveau quelque trait effacé des civilisations antérieures. Il est impossible d’appeler vers l’avenir sans éveiller derrière soi les échos profonds du passé.

 

Mais dans l’ordre prochain, dans l’ordre socialiste, c’est bien la liberté qui sera souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel. Rien n’est au-dessus de l’individu. Il n’y a pas d’autorité céleste qui puisse le plier à son caprice ou le terroriser de ses menaces. L’homme n’est pas un instrument aux yeux de Dieu. Le mouvement socialiste exclut l’idée chrétienne qui subordonne l’humanité aux fins de Dieu, à sa gloire, à ses mystérieux desseins. Il exclut aussi ce spiritualisme vulgaire qui fait de Dieu un individu séparé du monde, plus fort que l’individu humain et dangereux pour lui. Ce n’est pas que la formule de combat de Blanqui : “ Ni Dieu, ni maître ” exprime tout entière la pensée définitive de l’humanité : nul ne peut savoir quelle sera, dans la suite des temps, la conception générale des esprits affranchis, et ils ne s’arrêteront pas à une pure négation.

Dès maintenant, c’est à une sorte de monisme idéaliste[10] que paraissent incliner beaucoup de socialistes. L’univers leur apparaît comme une unité idéale qui tend à s’exprimer et qui se réfléchit dans l’harmonie croissante des forces ; et par là le mouvement humain se rattache au mouvement universel ; par là les perspectives d’infini se rouvrent, et les belles ivresses métaphysiques et mystiques attendent encore l’humanité, mais ivresses de science, de liberté et d’action autant que de rêve. En tout cas, c’en est fini d’une force surhumaine écrasant et contraignant l’humanité. Dieu n’existera plus pour l’homme que dans la mesure où il sera l’homme lui-même, prenant conscience de sa grandeur et de la beauté du mouvement universel où il concourt.

Si l’homme, tel que le socialisme le veut, ne relève pas d’un individu supra-humain, il ne relève pas davantage des autres individus humains. Aucun homme n’est l’instrument de Dieu, aucun homme n’est l’instrument d’un autre homme. Il n’y a pas de maître au-dessus de l’humanité ; il n’y a pas de maître dans l’humanité. Ni roi, ni capitaliste. Les hommes ne veulent plus travailler et souffrir pour une dynastie. Ils ne veulent plus travailler et souffrir pour une classe. Mais pour qu’aucun individu ne soit à la merci d’une force extérieure, pour que chaque homme soit autonome pleinement, il faut assurer à tous, les moyens de liberté et d’action. Il faut donner à tous le plus de science possible et le plus de pensée, afin qu’affranchis des superstitions héréditaires et des passivités traditionnelles, ils marchent fièrement sous le soleil. Il faut donner à tous une égale part de droit politique, de puissance politique, afin que dans la Cité aucun homme ne soit l’ombre d’un autre homme, afin que la volonté de chacun concoure à la direction de l’ensemble et que, dans les mouvements les plus vastes des sociétés, l’individu humain retrouve sa liberté. Enfin, il faut assurer à tous un droit de propriété sur les moyens de travail, afin qu’aucun homme ne dépende pour sa vie même d’un autre homme, afin que nul ne soit obligé d’aliéner, aux mains de ceux qui détiennent les forces productives, ou une parcelle de son effort ou une parcelle de sa liberté.

L’éducation universelle, le suffrage universel, la propriété universelle, voilà, si je puis dire, le vrai postulat de l’individu humain. Le socialisme est l’individualisme logique et complet. Il continue, en l’agrandissant, l’individualisme révolutionnaire. La Révolution avait proclamé les droits de l’individu, les droits de la personne. Et, pour les garantir, elle avait brisé le despotisme monarchique et le privilège féodal. Elle avait brisé aussi les organisations corporatives et disséminé les propriétés ecclésiastiques, afin qu’il n’y eût pas un bloc de propriété réservée et inabordable et que la propriété dispersée allât à tous les individus. Mais là, elle avait fait œuvre vaine en partie, en partie hypocrite. Hypocrite, parce que seule la classe des bourgeois et des paysans aisés pouvait profiter de la révolution sociale et saisir les dépouilles des prêtres et des nobles ; la propriété va toujours à la propriété, et les biens nationaux allèrent ou à la finance ou aux plus aisés des propriétaires paysans ; le prolétariat naissant et désordonné n’en pouvait avoir miette. Œuvre vaine aussi, parce que ce n’était pas par le morcellement, par la dissémination que la propriété pouvait être universalisée. En donnant à la science un plus puissant essor, la Révolution travaillait pour l’individu, mais contre la propriété individuelle, car les progrès techniques vont développer la grande production et monopoliser aux mains d’une nouvelle oligarchie la puissance industrielle, la puissance sociale. De là, au nom même de la Révolution ou au nom de l’individu, l’idéal communiste. Un moment, l’effervescence de la lutte et du péril avait paru mêler dans une œuvre révolutionnaire commune la bourgeoisie et le prolétariat ; mais bientôt, quand la Révolution, refroidie, laissa tomber son écume prolétarienne et apparaître son fond bourgeois, quand le mouvement humain dévia, comme il devait nécessairement dévier, sous le régime propriétaire, en mouvement de classe, les communistes avec Babeuf et Buonarotti[11] rappelèrent la Révolution au large idéal d’humanité ; ils réclamèrent, pour tous les individus que menaçait, qu’étreignait une tyrannie nouvelle, les nécessaires garanties de la propriété commune.

Aussi bien ceux de nos contradicteurs qui vont un peu au fond des choses ne le contestent pas. Ils reconnaissent, avec M. Espinas[12], que le socialisme est l’expression suprême de l’individualisme révolutionnaire. Mais ils nous reprochent précisément de pousser cet individualisme jusqu’à la négation même de toute société et de tout idéal. De hauts esprits, comme M. Boutroux[13], si j’en juge par ses déclarations successives en Sorbonne, semblent troublés de cette crainte. Et il m’a paru que tantôt il approchait du socialisme avec sympathie et tantôt il s’en détournait avec inquiétude. Je crois avoir démêlé la raison de ce trouble. Il n’accueille pas contre les socialistes les objections vulgaires. Il sait très bien qu’ils ne sont pas des barbares, qu’ils veulent au contraire universaliser la culture humaine. Il ne redoute pas non plus l’intervention de la société pour des fins idéales. Il trouve très noble de proclamer, pour tout homme, le droit à la vie et à la lumière. Que la nation moderne soit chargée, comme la cité antique, d’une haute fonction civilisatrice, cela ne le heurte point, mais l’attire, au contraire. Ce qui l’inquiète, c’est que, dans le socialisme, l’individu se proclame le centre et le but, qu’il ne se subordonne à rien et qu’il se subordonne toute chose. Affranchir ainsi la vie humaine, n’est-ce pas l’isoler et l’appauvrir ? Sans doute les individus feront partie de vastes systèmes : mais ces systèmes ne vaudront pour eux que par leur rapport à eux ; l’individu humain ne sera plus un instrument : mais c’est l’univers, c’est le tout qui sera devenu l’instrument de l’individu. L’individu n’aura au-dessus de lui aucune force mais il n’aura au-dessus de lui aucun idéal. Il sera le sommet superbe et aride, que ne domine aucun autre sommet, sur lequel ne passe même pas l’ombre des nuées, mais qui ne connaît plus au-dessus de lui que le vide de l’espace et la tristesse des solitudes.

Et je suis prêt à accorder qu’en effet dans le mouvement socialiste, ou tout au moins dans le premier moment de la dialectique socialiste, l’individu est la fin suprême. Le socialisme veut briser tous les liens. Il veut désagréger tous les systèmes d’idées et tous les systèmes sociaux qui entravent le développement individuel. Ou Dieu n’est pas, ou il est l’Unité idéale qui permet l’harmonie et l’expansion de toutes les forces. Ou il n’est pas, ou il n’est qu’un moyen de liberté. L’humanité elle-même n’a pas une sorte de valeur mystique et transcendante. Sa richesse est faite de toutes les énergies individuelles. Elle n’a pas le droit de se désintéresser du nombre et de manifester son excellence seulement en quelques élus. Elle n’est pas une beauté idéale, se contemplant au miroir de quelques âmes privilégiées. Elle ne vaut pour l’individu humain que dans la mesure où il participe lui-même à la liberté, à la science et à la joie.

De même, le socialisme transforme profondément l’idée de patrie et l’idée de famille. Ni la famille, ni la patrie ne sont en soi des organismes supérieurs et sacrés. L’une et l’autre doivent des comptes et des garanties à l’individu humain.

Le socialisme n’applique pas à la famille la vaine et déclamatoire critique du romantisme bourgeois. Tous les jeunes échauffés s’insurgent contre “ la société ”, c’est-à-dire tout simplement contre l’opinion, qui est sévère pour l’adultère. Ils voudraient promener de ménage en ménage leurs libres et triomphantes amours sans avoir à subir la moindre critique, sans y exposer même la femme aimée : à merveille, mais la famille que troublent leurs fantaisies physiologiques ou autres repose sur des rapports de propriété. Le mariage a pour base une association d’intérêts. Riche, la femme est trop souvent recherchée pour son bien. Pauvre, elle est dans la dépendance du mari qui la fait vivre. Les enfants n’ont d’autres ressources que celles que les parents leur procurent ; ils n’ont d’autre droit que celui qu’ils leur transmettent ; hors du mariage, la femme est à l’abandon ; hors de la famille, les enfants, sans propriété, sont comme perdus dans le désert. La famille est ainsi un monde clos, une forteresse de propriété hors de laquelle il est souvent dangereux, parfois mortel de se risquer. Comment prétendre dès lors que les seules inspirations du cœur, que la seule loi de l’amour doit régler les rapports des membres de la famille entre eux et avec le vaste monde du dehors ? L’amour irrésistible et fatal de la bourgeoisie romantique, quand il déclamait contre le privilège conjugal tout en respectant le privilège de propriété, commettait la plus lamentable contradiction. Ou plutôt il était hypocritement égoïste. Il entendait garder son privilège bourgeois de propriété, ses titres de rente, son luxe d’éducation et d’esprit ; mais il voulait pratiquer à ses heures une sorte de communisme sexuel. Or la nouvelle société bourgeoise issue de la Révolution avait été avertie par l’expérience de la noblesse du XVIIIe siècle. Celle-ci avait joué avec la vie de famille. Elle avait ouvertement et officiellement permis le dévergondage conjugal. Mais avec la même étourderie, la même insouciance, elle avait laissé monter la Révolution. Au contraire la bourgeoisie nouvelle avait un tel culte de la propriété, reconstituée à son profit, qu’elle exigeait, au moins dans les apparences, le respect de la famille, qui était une des formules de la propriété. Le jeune exalté qui ne voulait pas détruire les forteresses de la propriété bourgeoise, mais qui priait la dame d’ouvrir la fenêtre, était un inconséquent. Quand il se révoltait contre “ l’hypocrisie ” du monde, il se trompait. C’est le monde qui était logique en défendant avec la même rigueur la famille et la propriété. Anarchistes à l’égard du mariage, et conservateurs à l’égard de la propriété, les élégiaques du romantisme ne jouaient pas franc jeu.

De même les inquiétudes de Dumas fils[14] étaient insolubles. Il voulait avant tout sauver l’institution du mariage ; mais, pour qu’elle pût survivre, il lui demandait de s’assouplir un peu et de s’accommoder aux droits, aux exigences de l’individu humain. C’est ainsi qu’il a longtemps demandé le divorce, pour que la personne humaine ne fût pas blessée en sa liberté, en sa dignité, en son droit au bonheur, par la fatalité d’un mariage irréparable. C’est ainsi qu’il voudrait faire rentrer le fils naturel dans les cadres de la vie sociale. C’est ainsi, même, qu’il demande le pardon, le respect, pour la jeune fille qui sans s’avilir a failli et hors du mariage s’est donnée. Dumas fils heurte toujours dans ses œuvres l’institution du mariage qu’il veut maintenir ou même renforcer, et le droit individuel de l’être humain qui prétend, même en dehors de ce cadre légal, à la vie et à la joie. Mais parce qu’il est resté dans la sphère de la pensée bourgeoise, parce qu’il n’a ni abordé ni même entrevu le problème de la propriété, il se débat en d’irréductibles contradictions. La jeune fille qui se donne sans l’aveu de ses parents et hors du mariage se risque à une aventure intenable et où sa dignité ne peut que sombrer. Elle ne vit que du patrimoine familial. Demain, si l’amant l’abandonne, elle devra, pour nourrir son enfant, redemander asile à la famille dont elle a méconnu la loi. Sa “ faute ” est bien en effet une faute. Elle n’est pas l’acte d’une volonté libre qui vraiment va se posséder à travers la vie. Elle n’est qu’une surprise ou une fantaisie des sens en contradiction avec tout le système social, que d’ailleurs il faudra subir. De même la solution pseudo-révolutionnaire du divorce n’est qu’un expédient. Elle libère l’un de l’autre l’homme et la femme ; mais le lendemain, si celle-ci n’a point travail assuré et propriété suffisante, quel abîme ! Quant aux enfants, perdant l’appui de la famille sans être assurés de l’appui de la société, ils sont vraiment des orphelins. De même, enfin, l’union libre, ou ce qu’on appelle par dérision de ce mot, n’est qu’une basse caricature du mariage. Là, la femme, livrée sans garantie au caprice de l’homme, n’est qu’une pauvre esclave qui peut être jetée à la rue. Là, la femme est enchaînée par la misère, et l’homme, quand il est bon, est enchaîné par la pitié.

Il n’est qu’un moyen d’assurer dans la vie de famille la liberté et la dignité des êtres humains : c’est de transformer la propriété ; c’est d’assurer à tous, hommes et femmes, les moyens de vivre par le travail libre et fier. C’est d’assurer aux enfants un droit préalable de copropriété qui fait d’eux, même si la famille immédiate se brise ou les abandonne, des membres de la famille humaine. Ainsi, c’est bien sur la volonté libre, c’est sur l’affection réciproque, c’est sur le contrat des libertés que reposera la famille. Ainsi des liens d’affection pourront être noués sans de honteux marchandages de propriété. Des liens funestes pourront être rompus sans que l’individu humain soit à la misère ou à l’abandon. L’union sera vraiment libre, et la propriété n’installera plus les fourneaux de sa basse cuisine sur la pierre du foyer. La famille, au lieu d’être une institution trop souvent contraignante et déprimante, aidera, par la noblesse des affections désintéressées, à la grandeur de l’être humain. Mais ici encore c’est l’individu qui est le but, et l’institution ne vaut que dans la mesure où elle le sert.

De même, dans la pensée socialiste, pour la patrie. À coup sûr le socialisme et le prolétariat tiennent à la patrie française par toutes leurs racines. Dès la Révolution bourgeoise, le peuple acculé défendait héroïquement contre l’étranger la France nouvelle : il y pressentait dorénavant son patrimoine futur. De plus, l’unité nationale est la condition même de l’unité de production et de propriété, qui est l’essence même du socialisme. Enfin, toute l’humanité n’est pas mûre pour l’organisation socialiste, et les nations en qui la révolution sociale est préparée par l’intensité de la vie industrielle et par le développement de la démocratie, accompliront leur œuvre sans attendre la pesante et chaotique masse humaine. Les nations, systèmes clos, tourbillons fermés dans la vaste humanité incohérente et diffuse, sont donc la condition nécessaire du socialisme. Les briser, ce serait renverser les foyers de lumière distincte et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuse. Ce serait supprimer aussi les centres d’action distincte et rapide pour ne plus laisser subsister que l’incohérente lenteur de l’effort universel. Ou plutôt ce serait supprimer toute liberté, car l’humanité, ne condensant plus son action en nations autonomes, demanderait l’unité à un vaste despotisme asiatique. La patrie est donc nécessaire au socialisme. Hors d’elle, il n’est et ne peut rien ; même le mouvement international du prolétariat, sous peine de se perdre dans le diffus et l’indéfini, a besoin de trouver, dans les nations mêmes qu’il dépasse, des points de repère et des points d’appui.

Pourquoi le socialisme serait-il jamais tenté de se séparer de la patrie ? Il n’y a que les feuilles mortes qui se détachent de l’arbre. Il y a cent ans, les émigrés appelèrent à l’étranger parce qu’ils désespéraient que d’elle-même la France nouvelle revînt à eux. Et en violentant la France, ils proclamaient eux-mêmes qu’ils n’étaient plus que le passé. Armand Carrel[15] eut tort lorsque, sous la Restauration, il s’engagea avec quelques amis sous les drapeaux de l’Espagne libérale pour combattre l’armée de Louis XVIII[16]. Son acte n’eût été excusable que si la réaction avait été définitivement maîtresse de la France. Ceux-là seuls émigrent, même pour de nobles causes, qui désespèrent de la patrie. Or le socialisme sait que le mouvement même de la vie nationale travaille pour lui. Il sait que l’évolution capitaliste et la démocratie lui ouvrent la route. C’est de l’évolution même de la vie nationale qu’il attend la victoire : il est donc au centre même et au cœur de la patrie. Et si le drapeau blanc et le drapeau tricolore ont eu leurs émigrés, le drapeau du socialisme n’aura pas les siens. Même si, un jour, de passagères violences étaient exercées contre le socialisme, il attendrait l’inévitable retour de la France.

Mais si le socialisme et la patrie sont aujourd’hui, en fait, inséparables, il est clair que dans le système des idées socialistes, la patrie n’est pas un absolu. Elle n’est pas le but ; elle n’est pas la fin suprême. Elle est un moyen de liberté et de justice[17]. Le but, c’est l’affranchissement de tous les individus humains. Le but, c’est l’individu. Lorsque des échauffés ou des charlatans crient : “ La patrie au-dessus de tout ”, nous sommes d’accord avec eux s’ils veulent dire qu’elle doit être au-dessus de toutes nos convenances particulières, de toutes nos paresses, de tous nos égoïsmes. Mais s’ils veulent dire qu’elle est au-dessus du droit humain, de la personne humaine, nous disons : Non. Non, elle n’est pas au-dessus de la discussion. Elle n’est pas au-dessus de la conscience. Elle n’est pas au-dessus de l’homme. Le jour où elle se tournerait contre les droits de l’homme, contre la liberté et la dignité de l’être humain, elle perdrait ses titres. Ceux qui veulent faire d’elle je ne sais quelle monstrueuse idole qui a droit au sacrifice même de l’innocent, travaillent à la perdre. S’ils triomphaient, la conscience humaine se séparerait de la patrie pour se séparer d’eux, et la patrie tomberait au passé comme une meurtrière superstition. Elle n’est et ne reste légitime que dans la mesure où elle garantit le droit individuel. Le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte. Elle ne serait plus qu’une forme de réaction. Et c’est sauver la patrie que de la tenir dans la dépendance de la justice.

 

Ainsi il est bien vrai que, pour les socialistes, la valeur de toute institution est relative à l’individu humain. C’est l’individu humain, affirmant sa volonté de se libérer, de vivre, de grandir, qui donne désormais vertu et vie aux institutions et aux idées. C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, de la propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. Voilà le socialisme.

Mais cette exaltation de l’individu, fin suprême du mouvement historique, n’est contraire ni à l’idéal, ni à la solidarité, ni même au sacrifice. Quel plus haut idéal que de faire entrer tous les hommes dans la propriété, dans la science, dans la liberté, c’est-à-dire dans la vie ? Jusqu’ici l’idéal, timide ou débile, renonçait à façonner toute la substance humaine. Le christianisme exaltait les élus et jetait au gouffre de damnation les multitudes. La Révolution bourgeoise proclamait l’égalité théorique des hommes, mais elle permettait au privilège de propriété d’asservir une classe à une autre classe. Pour la première fois, depuis l’origine de l’histoire, c’est l’humanité tout entière, en tous ses individus, en tous ses atomes, qui est appelée à la propriété et à la liberté, à la lumière et à la joie. La personne humaine n’affirme plus seulement sa dignité, sa grandeur, en quelques exemplaires de choix ou en quelques classes de privilège : elle l’affirme en tous ses individus. Quel que soit l’être de chair et de sang qui vient à la vie, s’il a figure d’homme il porte en lui le droit humain, la puissance humaine : il pourra penser sans relever d’aucun dogme ; il pourra travailler, sur une loi d’égalité fraternelle, sans relever d’aucun maître. Il possédera pour sa part, dans la communauté sociale, les moyens d’action par lesquels l’homme soumet la nature.

Ainsi, par le socialisme, l’idéal humain n’est plus le rayon qui touche seulement les cimes ou qui n’effleure que les surfaces. Dans l’immense tourbillon de la vie humaine, il n’est pas une poussière qui ne vibre de clarté. Jamais l’unité du fait et du droit, jamais la pénétration de la matière et de l’esprit n’aura été plus profonde. Toute une race d’êtres, tout un ensemble organique affranchi de la loi de brutalité, sera vraiment élevé au-dessus de la nature. Pour la première fois, c’est bien l’humanité qui dominera les choses. Sous la loi du capital, l’humanité, soumise à la concurrence meurtrière et à la force, n’est encore qu’une portion de la nature : le mineur salarié et dépendant qui descend aux galeries profondes n’est pas pleinement un homme ; il est une pièce dans un mécanisme de production brute ; il est une force de la nature aux prises avec d’autres forces de la nature. Demain, quand tous les producteurs seront affranchis, quand ils seront, dans leur travail même, pleinement libres, quand ce travail sera un acte de liberté et non plus un fait de nature, c’est l’humanité elle-même qui descendra au plus profond des puits, qui labourera les chaumes, qui fondra et martèlera les métaux : ce ne sera plus la servitude de l’homme se mêlant à la servitude des choses, mais la haute liberté façonnant la terre, ses forces et ses éléments ; la terre aura été vraiment conquise par l’esprit de liberté.

En vain dit-on que l’individu humain, arrivé au plus haut, sera abattu et triste, ne voyant plus rien au-dessus de lui. D’abord, au-dessus de lui, il verra toujours lui-même. Toujours, il pourra tendre à plus de force, à plus de pensée, à plus d’amour aussi. Précisément parce qu’il sera débarrassé de toute contrainte et de toute exploitation, il songera sans cesse à se développer, à se hausser, à mettre en valeur toutes ses énergies. Quand les hommes ne pourront plus dépenser leur force, amuser leur orgueil et nourrir leur convoitise à dominer et pressurer les autres hommes, il faudra bien qu’ils s’emploient à grandir leurs propres facultés ; et comme les chrétiens se passionnaient à surveiller et à épurer leur vie intérieure, l’homme de l’humanité socialiste se passionnera à accroître sa valeur humaine. Mais il ne s’enfermera point en soi. Proclamer la valeur suprême de l’individu humain, c’est réfréner l’égoïsme envahissant des forts : ce n’est pas décréter l’égoïsme universel. Au contraire, quand l’individu humain saura que sa valeur ne lui vient ni de la fortune, ni de la naissance, ni d’une investiture religieuse, mais de son titre d’homme, c’est l’humanité qu’en lui-même il respectera. Or, comme il n’en est qu’un infime et fragile exemplaire, c’est l’humanité tout entière, dans ses manifestations multiples, dans son développement illimité, qu’il voudra aimer et servir. Nulle force extérieure ne le contraindra en sa conscience ; mais c’est lui-même qui franchira ses propres limites pour vivre d’une vie plus vaste et goûter même à la joie supérieure du sacrifice. Dans notre société déchirée d’antagonismes mortels, le sacrifice n’est plus possible. Les prétendus dévouements des classes privilégiées ne sont plus que mensonges : car elles ont peur, et leur charité est un calcul d’assurance. Les classes opprimées ne connaissent plus le sacrifice depuis qu’elles ne croient plus au droit supérieur, à la beauté supérieure des puissances dirigeantes. On ne s’immole qu’à meilleur que soi, et le sacrifice cesse où la duperie commence. Aujourd’hui, les classes opprimées ne donnent pas : elles laissent prendre, en attendant qu’elles se soulèvent. La guerre sociale arrivée à la conscience aiguë a supprimé le sacrifice. Au contraire, dans la grande paix socialiste, c’est en se donnant à ceux qui cherchent et souffrent, à ceux dont l’esprit s’inquiète et dont le cœur s’afflige, que l’homme prendra vraiment conscience de soi.

Vivre en autrui est la vie la plus haute, car lorsque, par un acte de liberté, nous avons franchi nos propres limites, nous n’en rencontrons plus, et une sorte d’infinité s’ouvre à nous. Aristote a dit que le plus grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Ainsi quand tous les hommes auront la propriété d’eux-mêmes, il sera doux à plusieurs de faire don de soi. À quoi ? À l’humanité souffrante et grande, sublime et lasse, qui portera en elle, bien longtemps après la promulgation du droit, un lourd héritage de bestialité, des instincts grossiers, des esprits obscurs, des âmes haineuses, des volontés lâches, et qu’il faudra sans cesse animer, éclairer, apaiser, pour qu’elle soit digne d’elle-même et que la terre soit dans l’espace un joyau de lumière, de force et de douceur.

 

Mais, au-delà même de l’humanité, l’homme affranchi s’associera à l’univers. L’avènement du socialisme sera comme une grande révélation religieuse. Que l’humanité, sortie de la planète obscure et brutale, ait pu se hausser enfin à la justice et à la clarté ; que, par l’évolution de la nature, l’homme se soit élevé au-dessus de la nature même, c’est-à-dire au-dessus de la violence et du conflit ; que du choc des forces et des instincts ait jailli l’harmonie des volontés, quel prodige ! Et comment l’homme ne se demanderait-il pas s’il n’y a point au fond des choses un mystère d’unité et de douceur et si le monde n’a pas un sens ? La religion est une conception générale et vivante de l’univers qui, au lieu de guider quelques esprits et de se prêter à quelques jeux de spéculation, émeut, pendant toute une période de l’histoire, toute une portion de la race humaine. C’est comme une prise de possession familière du monde par l’humanité.

Pour qu’un grand système religieux surgisse, il faut la rencontre et comme la fusion d’un grand mouvement de pensée et d’un grand mouvement social. Le christianisme avait été préparé, en son fond métaphysique et moral, par tout le développement de la pensée antique ; mais il a fallu la grande crise sociale de l’Empire romain, la souffrance du monde vaincu, la révolte intérieure des humbles écrasés par toutes les forces extérieures, pour que la pensée des mystiques et des philosophes s’incorporât à l’humanité. La Révolution de 1789 a suscité des velléités religieuses, mais puériles et vaines. Car, quoiqu’elle fût, elle aussi, à la rencontre d’un grand mouvement de pensée, la pensée du XVIIIe siècle, et d’un grand mouvement social, l’avènement de la bourgeoisie, elle était trop discordante, trop chaotique et troublée pour donner à l’humanité un sens nouveau de l’unité du monde. Tout était incomplet en elle et incertain, le mouvement social comme le mouvement de la pensée. La classe révolutionnaire qui arrivait au pouvoir portait en elle contradiction et discorde : car elle proclamait le droit humain, et confisquait au profit d’une oligarchie la révolution resserrée. Et elle voyait remuer au-dessous d’elle un prolétariat dont la voix confuse bégayait déjà un mot d’ordre nouveau. Comment cette révolution incomplète et agitée, qui dès la première heure sentait tressaillir en elle la menace d’une révolution nouvelle, aurait-elle pu interroger, au nom de l’humanité, le mystère du monde ? La science même, malgré d’admirables découvertes et de prodigieuses inventions, n’avait pas dégagé encore cette loi supérieure d’évolution qui rattache le mouvement humain au mouvement universel et qui sollicite la pensée à de magnifiques espérances. Demain, au contraire, l’humanité, affranchie par le socialisme et réconciliée avec elle-même prendra conscience en sa vivante unité de l’unité du monde, et interprétant à la lumière de sa victoire l’obscure évolution des forces, des formes, des êtres, elle pourra entrevoir, comme en un grand rêve commun de toutes ses énergies pensantes, l’organisation progressive de l’univers, l’élargissement indéfini de la conscience et le triomphe de l’esprit. La révolution de justice et de bonté accomplie par cette portion de nature qui était hier l’humanité, sera comme un appel et un signal à la nature elle-même. Pourquoi ne tendrait-elle pas tout entière à sortir de l’inconscience et du désordre, puisqu’elle a pu, en l’humanité, arriver à la conscience, à la lumière et à la paix ? Ainsi, du haut de sa victoire de justice, l’humanité laissera tomber au plus profond de l’abîme des choses une parole d’espérance, et elle écoutera monter vers elle l’écho de l’universel désir tout plein de pressentiments.

Mais quelle que soit la tendance de l’homme nouveau à s’agrandir de toute la vie humaine et de toute la vie du monde, c’est l’individu qui restera toujours à lui-même sa règle. C’est par un acte libre qu’il se donnera aux autres hommes ; il ne se laissera ravir par aucune violence le droit de se donner. Et il demandera toujours à l’univers comme aux hommes le respect de sa liberté intérieure. Il n’acceptera d’autre idéal suprême que celui qui, tout en assurant l’unité du monde, établira l’énergie, et consacrera l’autonomie des individus. En recevant du socialisme le droit absolu à la pensée libre et un droit indestructible de propriété, l’homme peut entrer dans la communauté sociale, il peut entrer aussi dans la communauté de l’univers ; il ne risque ni d’être absorbé ni de se dissoudre. Il est prêt à s’harmoniser à un système de forces toujours plus vaste, il est prêt à collaborer à une œuvre toujours plus lointaine et plus haute ; mais il reste un centre autonome de pensée et d’action ; il peut affronter la puissance de la communauté humaine et le mystère du monde. Il est à jamais impénétrable à toute force d’oppression ou de dissolution.

 

Et en fait, depuis un siècle, tous les penseurs socialistes ont affirmé la liberté nécessaire de l’individu. Quand Babeuf a préparé la conspiration des Égaux, il marchait d’accord avec ce qu’on peut appeler les restes de l’extrême gauche jacobine, avec les débris de la Montagne. Préface de l’oligarchie bourgeoise toujours plus apeurée et du despotisme menaçant, les apôtres de la Révolution communiste agissaient de concert avec les survivants de la Révolution individualiste. Babeuf ne se proposait pas seulement d’appeler le peuple “ au bonheur commun ”, il se proposait de sauver la liberté menacée, la Révolution en péril, et c’est pour enraciner au plus profond du sol les libertés de la Révolution bourgeoise qu’il voulait étendre à tout le peuple souffrant, et dupé une fois de plus, la garantie de la propriété. Fourier[18] s’ingéniait à éliminer de ses combinaisons sociales toute contrainte ; il voulait que la complexité du monde nouveau répondît si largement et si délicatement à toute la complexité de la nature humaine, que la société se mût par le seul jeu des passions et même des fantaisies, et que les hommes fussent conduits, selon l’image de Platon, par un simple fil d’or. Il attaquait en même temps les économistes et les philosophes du XVIIIe siècle, les uns pour avoir glorifié la richesse sans en assurer une juste répartition, les autres pour avoir prêché une égalité d’ascétisme et de retranchement ; il voulait l’abondance dans la justice, l’exaltation et l’essor de toutes les forces organisées. Et, à coup sûr, la société communiste de demain, quoiqu’elle ne doive pas procéder du seul jeu des associations locales et des groupements spontanés, s’assouplira infiniment, et multipliera les formes de vie et les mécanismes d’action pour suffire à toute la diversité de l’homme.

De même, malgré l’apparence plus autoritaire de leur doctrine, les Saint-Simoniens[19] étaient hautement individualistes. Sans doute ils combattaient l’anarchie bourgeoise, le désordre de la production et de l’échange, et ils voulaient y substituer l’harmonie de la production collective, sous l’autorité des plus savants et des plus sages : mais cette autorité ne pouvait avoir son fondement que dans la libre volonté des associés, et elle ne pouvait avoir d’autre effet que l’entier développement de toutes les facultés individuelles. Transfigurant, comme dit Le Producteur[20], la parole évangélique, ils disaient : “ Tous seront appelés, et tous seront élus ”, mais élus à une vie d’action et de liberté.

            Enfin il faut bien se garder de voir dans la dialectique hégélienne de Marx, réfléchie en matérialisme économique, une forme de fatalisme, de mécanisme contraignant. Selon Marx, le fait économique est la base de l’histoire : il est impossible que le système de la production, du travail, de la propriété, qui façonne la vie quotidienne des hommes, ne détermine pas aussi de proche en proche les modes supérieurs de l’activité humaine, la philosophie, la morale, l’art, la religion. Mais il ne faut pas croire que ce sont là des réflexes immédiats : les forces toujours plus variées et plus riches de la nature humaine désunifient, sans le rompre, le thème de l’ordre économique. De même que le tisserand, tout en subissant la loi de son métier à tisser, crée les étoffes les plus diverses de dessin et de couleur, de même, sur le métier des forces économiques, l’histoire tisse les existences humaines les plus variées. La forme économique détermine tous les modes de l’activité humaine ,mais on ne peut déduire ceux-ci de celle-là. Engels, dans ses derniers commentaires de marxisme, a touché presque à la pensée de Comte[21] qui donne comme cadre aux phénomènes plus complexes la loi des phénomènes plus simples, mais qui ne réduit pas les plus complexes aux plus simples. Ainsi, quand la société communiste de demain sera réalisée, il est évident que cette révolution profonde dans la propriété, dans le travail, dans la vie élémentaire de l’humanité se répercutera sur toutes ses conceptions. Dans le grand miroir de l’humanité communiste l’univers ne se reflétera pas comme dans la conscience infiniment morcelée de l’humanité présente. Mais sous la loi générale de l’inspiration communiste, quelle prodigieuse et incalculable diversité d’action, de pensée et de rêve ! Aussi Marx se garde-t-il bien de déterminer d’avance les modes précis de la société nouvelle.

Quand les socialistes se refusent à décrire le détail de la société de demain, on les accuse de ruser : ils respectent tout simplement la liberté de l’évolution et la richesse de la vie. Ils savent quelle est la direction générale des faits, et la tendance générale des volontés. Ils savent que l’appropriation collective des moyens de production est préparée par le grand mouvement capitaliste, et ils savent aussi que seule cette appropriation collective permettra, dans les conditions de la technique moderne, d’universaliser la propriété, c’est-à-dire la liberté. Mais quels seront les effets particuliers en tous les modes de la vie de cette loi générale et dominante du socialisme ? Nul ne le peut dire, d’abord parce que ces effets sont innombrables, ensuite parce qu’ils sont subordonnés à des conditions changeantes, enfin parce que le déterminisme général des phénomènes sociaux, la volonté humaine aura une part d’action dans l’agencement des mécanismes qui concilieront l’unité de la production et l’initiative des individus.

Ce qui est certain dès maintenant, c’est que, partout où il est organisé en un parti[22], le socialisme agit dans le sens des libertés individuelles, liberté politique, liberté du vote, liberté de conscience, liberté du travail. Bien mieux, quoiqu’il combatte le privilège de la propriété bourgeoise, il regrette que la bourgeoisie soit impuissante très souvent à défendre contre la réaction les conquêtes libérales. Et il l’y aide toujours quand il le faut. Les socialistes italiens ne cessent de se tourner avec angoisse vers la bourgeoisie ; ils la supplient d’accomplir son œuvre, qui est de créer la production capitaliste et de protéger la liberté politique. Et ils lui disent: “ Ne vous défiez pas de nous. Sans doute, la loi de l’histoire destine la propriété bourgeoise à être absorbée dans la propriété sociale. Mais nous savons bien que ce n’est pas une Italie rudimentaire, somnolente et pauvre, qui affranchira le prolétariat. Nous sommes prêts à vous aider dans votre œuvre, nous voulons secouer la torpeur du peuple pour qu’il prenne au sérieux son droit politique et son devoir de contrôle. Nous voulons chercher avec vous un régime économique qui permette la grande production. ” – De même, les socialistes autrichiens, qui se heurtent à tant de survivances du système de Metternich[23], et même de l’économie féodale, appellent de tous leurs vœux l’avènement d’une bourgeoisie active et d’un capitalisme puissant. Ils savent bien, par exemple, que la Galicie, où les rapports des nobles, des paysans et des juifs perpétuent le système du Moyen Âge, ne peut être arrachée à cette ornière du passé que par l’activité industrielle et politique d’une bourgeoisie puissante. – Et en Allemagne, que de fois les socialistes ont déploré que la bourgeoisie ait manqué à sa mission historique ! Deux fois, disent-ils, en 1848, au moment du Parlement de Francfort, et en 1866, dans la période du conflit[24], elle a pu donner à l’Allemagne l’unité et la liberté. Deux fois, elle s’est dérobée, et elle a permis à la réaction féodale, à l’absolutisme monarchique et à la violence militaire de marquer de leur empreinte l’unité de la nation. C’est pour réparer cette faute que le socialisme allemand, en même temps qu’il prépare l’avènement social du prolétariat, lutte chaque jour pour les libertés intellectuelles et politiques de l’Allemagne. Il soulève contre les féodaux même cette bourgeoisie progressiste qui le dénonce, et il fait, échec au militarisme. – Enfin, en France même, pourquoi, dans une crise récente où il ne semblait pas qu’il eût un intérêt direct[25], le socialisme est-il intervenu ? Ce n’est pas seulement parce qu’il est un parti d’humanité et qu’il ne peut se désintéresser d’aucune question humaine. C’est aussi parce qu’il ne veut pas que des passions fanatiques resserrent et appauvrissent la bourgeoisie elle-même. C’est une grande force pour notre pays et pour la liberté que la bourgeoisie française soit formée d’éléments divers, d’origine catholique, protestante et juive ; c’est cette diversité qui lui permet d’échapper à la décadence de la bourgeoisie dans les pays latins. Et le socialisme a besoin que les classes aujourd’hui gouvernantes et possédantes gardent le plus possible de liberté et de vie ; il se propose si peu d’amortir et de contraindre les forces humaines qu’il voudrait que l’activité du monde fût au plus haut avant qu’il en prit possession au nom de la justice.

Dira-t-on, comme on le fait souvent, que ce sont les socialistes eux-mêmes, dans le fameux Manifeste de Marx, qui ont parlé de la dictature du prolétariat ? Mais cette parole ne peut s’appliquer à l’ordre socialiste une fois réalisé ; elle n’y aurait pas de sens, car il n’y aura plus alors de prolétariat. C’est une formule de la tactique révolutionnaire pendant la prise de possession du pouvoir. Ici, nous sommes réduits aux conjectures. Nul ne peut dire avec certitude par quelle voie sera institué l’ordre nouveau. Il est fort probable que l’avènement du prolétariat aura, comme naguère celui de la bourgeoisie, un caractère révolutionnaire. Quand le prolétariat socialiste aura été porté au pouvoir par les événements, par une crise de l’histoire, il ne commettra pas la faute des révolutionnaires de 1848 : il réalisera d’emblée la grande réforme sociale de la propriété, et il ne laissera pas à la réaction le temps d’égarer ou de violenter les masses. Mais le prolétariat, au contraire de la -bourgeoisie, ne survivra pas à sa victoire : il disparaîtra dans l’ordre nouveau fondé par lui. Et il serait aussi injuste de reprocher au socialisme “ la dictature du prolétariat ” que de confondre avec les journées révolutionnaires la vie normale de la bourgeoisie et du capital. En fait, par leur propagande tous les jours plus active et plus étendue, qui s’adresse à la fois à la classe ouvrière, aux paysans et à la bourgeoisie intellectuelle, les socialistes diminuent sans cesse la force de résistance de la société d’aujourd’hui ; ils diminuent par là même les chances de “ dictature ” prolétarienne. Avant peu, l’idéal socialiste aura si profondément pénétré, qu’au lendemain de la victoire du prolétariat, des forces innombrables se rallieront autour de lui. Beaucoup hésitent encore parce qu’ils ne croient pas à la possibilité de la justice sociale. Démontrée par le fait, elle sera acceptée de tous, sauf de la petite minorité des privilégiés réduite soudain à l’impuissance, et la période de combat pourra être brève.

 

Où donc est la tyrannie socialiste ? Et par quelle confusion étrange dit-on que, dans la société nouvelle, tous les citoyens seront des fonctionnaires ? En fait, c’est dans la société présente que tous les citoyens ou presque tous aspirent à être “ des fonctionnaires ”. Et, si c’est là la servitude, c’est le monde d’aujourd’hui qui y tend. Mais il n’y aura aucun rapport entre le fonctionnarisme et l’ordre socialiste. Les fonctionnaires sont des salariés : les producteurs socialistes seront des associés. Les fonctionnaires sont dans la dépendance du gouvernement, de l’État, qui est souvent le gardien des intérêts de classe et qui asservit ses agents. Il n’y aura plus d’intérêt de classe à servir dans l’ordre socialiste : qui donc pourrait tyranniser les citoyens ? Les fonctionnaires n’ont pas un intérêt personnel et immédiat à la bonne marche des services publics : les producteurs socialistes auront un intérêt personnel et immédiat à améliorer la production dirigée par eux, à accroître la richesse qu’ils doivent se répartir. Au lieu d’entrer dans la vie dépouillés, sans force et sans droit, tous les citoyens y entreront avec un droit préalable de copropriété sur les moyens de travail. Ce droit, des contrats librement débattus avec la communauté sociale elle-même, avec les groupes locaux et professionnels, en régleront l’exercice. La communauté interviendra nécessairement pour coordonner la production. Elle interviendra aussi pour prévenir tout retour de l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais elle laissera le plus libre jeu à l’initiative des individus et des groupes, car elle aura tout entière le plus haut intérêt à stimuler les inventions, à respecter les énergies. Dès maintenant, le prolétariat répugne à toute centralisation bureaucratique. Il tente de multiplier les groupements locaux, les syndicats, les coopératives ; et, tout en les fédérant, il respecte leur autonomie : il sait que, par ces organes multiples, il pourra diversifier l’ordre socialiste, le soustraire à la monotonie d’une action trop concentrée. Quels seront, dans la communauté sociale, les rapports exacts des groupements locaux et de la puissance centrale ? Il est impossible de les préciser d’avance, et ils seront sans doute infiniment complexes et changeants. Mais, ce qui est sûr, c’est que l’organisation centrale ne pourra avoir ni tentation, ni moyen de contrainte. Ni la puissance d’un dieu et d’un dogme, ni la puissance d’un roi, ni la puissance du capital ne domineront la société. Où donc le pouvoir central trouverait-il des moyens d’oppression, et pour quel intérêt opprimerait-il ? Il n’aura d’autre force que celle des groupes, et ceux-ci n’auront d’autre force que celle des individus. Toutes les puissances de progrès, de variété et de vie s’épanouiront, et la société communiste sera la plus complète et la plus mouvante qu’ait vue l’histoire.

Depuis quelques années les “ libéraux ” parlent beaucoup de décentralisation. M. Bourget[26] y voit le salut, M. Barrès[27] déplore que les jeunes gens de la Lorraine, au lieu d’éveiller les ressources dormantes de leur province, viennent à Paris. Mais tous ces littérateurs inconséquents ne prennent pas garde que la centralisation dont ils se plaignent est un effet de l’ordre économique. La centralisation politique, intellectuelle, traduit la centralisation économique. Le régime capitaliste a dissocié la propriété et le travail : les porteurs d’actions peuvent dépenser dans les grandes villes les dividendes du travail lorrain et du travail languedocien. Si les jeunes gens de M. Barrès avaient voulu creuser des puits de mine en Lorraine, ils auraient dû solliciter les capitalistes parisiens. Ainsi, par la dissociation du travail et de la propriété, la richesse déserte les régions mêmes qui produisent la richesse ; la vie déserte les régions qui produisent la vie. Au contraire, quand les citoyens associés dans la propriété commune des moyens de production garderont pour eux-mêmes tout le produit de leur travail, la richesse restera au point d’origine, et la vie, au lieu de se concentrer en quelques capitales dévorantes, sera partout répandue. Ou les décentralisateurs ne font que de la littérature, ou il faut qu’ils prennent leur parti entre la réaction et le socialisme. Décentraliser sans transformer la propriété, c’est rétablir la suprématie des vieilles influences terriennes, c’est revenir au passé. Il n’est qu’une décentralisation vivante, c’est le communisme, car, en permettant à chaque individu humain de retenir tout le produit de son travail, il fait de tout individu un centre. Par le socialisme, la vaste harmonie de la vie générale se concilie avec la spontanéité des forces individuelles ; par lui, l’humanité est comme un fleuve où chaque flot est une source.

 


[1] Cf. Christophe Prochasson, “ Jaurès et les revues ”, dans Madeleine Rebérioux et Gilles Candar (dir.), Jaurès et les intellectuels, Éditions de l’Atelier, 1994.

[2] Les discussions sur le socialisme d’État renvoient surtout à l’Allemagne, aux théories de Fichte (1762-1814), que Jaurès connaît bien pour les avoir discutées dans sa thèse secondaire, Des premiers linéaments du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel (nouvelle édition dans Philosopher à trente ans, tome 3 des Œuvres de Jean Jaurès, Fayard, 2000) comme aux réalisations sociales menées par l’autoritaire chancelier Bismarck en accompagnement de sa lutte contre le parti social-démocrate (1878-1890). Charles Andler (1866-1933) vient alors de soutenir (1897) sa thèse sur Les origines du socialisme d’État en Allemagne.

[3] Lorenz von Stein (1815-1890), économiste et juriste danois, professeur aux universités de Kiel puis de Vienne, spécialiste du mouvement socialiste.

[4] Allusion aux critiques libérales contre le socialisme, telles celles d’Yves Guyot, Paul Leroy-Beaulieu ou Paul Deschanel, qui se sont multipliées au cours de la décennie précédente.

[5] Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), philosophe allemand dont l’œuvre (par exemple La monadologie, 1714) influença fortement Jaurès.

[6] C’est ce qui oppose à gauche les socialistes et les radicaux, partisans d’une diffusion de la propriété sous sa forme individuelle.

[7] Allusion aux guesdistes, dont Jaurès s’est politiquement éloigné quelque peu avec l’affaire Dreyfus, et avec lesquels il a toujours eu des débats de principe importants.

[8] C’est ce qu’affirme par exemple Jules Méline, un républicain de centre droit qui dirigea le gouvernement de 1896 à 1898.

[9] Aux dires de Sembat, Jaurès ne goûtait guère la musique. En tout cas, il s’est beaucoup intéressé à Wagner, cf. Maurice Pottecher, “ Jean Jaurès et Richard Wagner ”, La Grande Revue, juillet 1932, et, de Jaurès, “ L’art et le socialisme ” (1900) dans le tome 16 des Œuvres, Critique littéraire et critique d’art, Fayard, 2000.

[10] Sur ces conceptions philosophiques, qui sont celles en tout cas de Jaurès, voir aussi sa conférence Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire (1894).

[11] François “ Gracchus ” Babeuf (1760-1797), auteur de la conspiration des Égaux, est considéré comme le premier socialiste de l’histoire nationale. Philippe Buonarrotti (1761-1837), rescapé du complot, en fut l’historien et en transmit la mémoire sous la Monarchie de Juillet.

[12] Alfred-Victor Espinas (1844-1922), professeur de philosophie à l’université de Bordeaux, puis à la Sorbonne. Ses travaux et publications portèrent notamment sur la psychologie sociale et les doctrines économiques.

[13] Émile Boutroux (1845-1921), philosophe kantien et républicain, spécialiste de Leibniz et ancien professeur à l’ENS de Jaurès qui lui dédia en 1891 sa thèse latine, Des premiers linéaments..., op. cit.

[14] Alexandre Dumas fils (1824-1895), auteur de La Dame aux camélias, est un des dramaturges les plus célèbres de l’époque, spécialiste de la comédie de mœurs.

[15] Armand Carrel (1800-1836), ancien saint-cyrien et journaliste républicain, tué en duel.

[16] L’intervention française en Espagne, marquée par la victoire du Trocadéro (1823), rétablit l’autorité de l’absolutiste Ferdinand VII. Troubles et guerres civiles se succédèrent les décennies suivantes.

[17] Sur la patrie, il convient aussi de lire de Jaurès L’Armée nouvelle (1911), maintes fois rééditée depuis, et à paraître chez Fayard dans l’édition des Œuvres. Le passage qui suit fait une directe allusion à l’affaire Dreyfus dans laquelle Jaurès est alors pleinement et profondément engagé.

[18] Charles Fourier (1772-1837) eut une influence considérable sur le mouvement intellectuel et politique socialiste. Cf. Jonathan Beecher, Fourier, Fayard, 1993.

[19] Adeptes des théories de Claude-Henri de Saint-Simon (1760-1825), qui fut un des premiers grands théoriciens du socialisme, mais pas seulement, et de manière complexe...

[20] Revue-hebdomadaire des saint-simoniens (1825-1826). Pour une première approche de Fourier et Saint-Simon, voir l’excellente synthèse de Noëlline Castagnez-Ruggiu, Histoire des idées socialistes, La Découverte, 1997, “ Repères ”.

[21] Auguste Comte (1798-1857), philosophe français, fondateur du “ positivisme ” qui cherche à établir par l’observation et la raison les lois qui régissent le fonctionnement des faits.

[22] Parti au sens de mouvement politique. Les partis organisés du XXe siècle sont encore dans les limbes, cf. Raymond Huard, La Naissance du parti politique en France, Presses de Sciences-Po, 1996.

[23] Le prince de Metternich (1773-1859), chancelier d’Autriche de 1809 à 1848 et maître d’œuvre de l’Europe conservatrice issue du traité de Vienne (1815).

[24] La guerre entre la Prusse et l’Autriche qui ouvrit la voie à l’unification de l’Allemagne sous la direction de la Prusse victorieuse à Sadowa.

[25] L’affaire Dreyfus. Jaurès vient d’expliquer les raisons de cette intervention dans Les Preuves, paru quelques semaines avant cet article.

[26] Paul Bourget (1852-1923), écrivain en vogue, assez oublié aujourd’hui, d’opinions très conservatrices.

[27] Maurice Barrès (1862-1923), écrivain déjà renommé et influent, politique et journaliste actif, antidreyfusard, vient de publier Les Déracinés (1897). Jaurès et lui s’opposèrent souvent dans une mutuelle estime, notamment à la Chambre des députés où Jaurès rentra en 1902 et Barrès en 1906. Cf., entre autres, le tome 16 des Œuvres de Jaurès, op. cit.