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Préface à "La morale sociale " de Malon

22/04/2008 - Lu 15515 fois
par Jean Jaurès
Nous remercions la Revue du Mauss permanente (voir le site) de nous avoir autorisé à reprendre cet article.

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Ce texte constitue la préface à la seconde Edition de La morale sociale (1895) de Benoit Malon, publiée une première fois par
La Revue socialiste de juin 1894, récemment reprise par les Editions du bord de l’eau. Cet ouvrage est tout entier consacré à démontrer que le socialisme doit donc reposer non sur l’égoïsme, mais sur le sentiment social qui lie l’homme à l’homme, bref sur la sympathie pour tout ce qui vit. Résolument évolutionniste, cet ouvrage, passant en revue le développement de la morale sous ses formes religieuses, philosophiques, matérialistes et panthéistes, montre comment à chaque période historique réciprocité, altruisme et sociabilité progressent, combien le « frisson vivifiant de la sympathie universelle » se diffuse. La réponse de Jaures à ce que Malon nommait lui-même son « catéchisme altruiste » est exemplaire de la synthèse jauressienne. Pour lui, le socialisme n’ a pas à faire l’apologie du sacrifice et du dévouement pas plus qu’à s’enfermer dans « la puérilité étroite du système utilitaire ». Et c’est par le dépassement de l’opposition tant entre matérialisme et idéalisme qu’entre égoïsme et altruisme, qu’il suggère, avec et contre Malon, de dénouer les antinomies de la morale socialiste. (Philippe Chanial)
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Le livre de Malon sur la morale sociale n’est qu’une esquisse. C’est lui-même qui, avec une touchante modestie, le reconnaît ou plutôt le proclame. Jusqu’ici, dit-il, il ne s’était occupé que d’économie sociale. Mais il a toujours eu le sentiment que le socialisme ne devait pas se proposer seulement des fins en quelque sorte matérielles, une plus large diffusion du bien-être, mais aussi des fins morales, l’ennoblissement de la nature humaine. Et cet esprit toujours en travail, et par cela même toujours en progrès, s’est mis à chercher quel pouvait être, quel devait être, dans l’ordre socialiste le fondement de l’éthique, la règle de la conduite humaine, l’idéal de la vie. Et, selon sa méthode ordinaire de consultation historique, il a interrogé rapidement, tout le long des siècles, les grandes religions et les grandes philosophies qui ont essayé de résoudre le problème moral. Il a pu ainsi, tout en rendant justice à toutes les solutions (sauf peut-être à la solution chrétienne) qui marquent les moments de l’évolution de la conscience et des sociétés, éliminer toutes les conceptions, ou religieuses ou métaphysiques, qui cherchent hors de l’humanité la règle de l’humanité. Il a pu aussi éliminer les conceptions purement naturistes, c’est-à-dire, si j’entends bien, celles qui, comme l’épicuréisme antique ou l’utilitarisme semi-individualiste de Stuart Mill, abandonnent l’homme isolé aux impulsions de sa nature individuelle, plus ou moins réglée par la sagesse individuelle, et il a affirmé la morale sociale selon laquelle l’humanité organisée en un tout solidaire devient à la fois le principe et la fin de la conduite morale.

Quand Malon n’aurait fait que poser devant la démocratie, et pour elle, le haut problème moral, il aurait déjà rendu un très grand service. Il ne faut pourtant pas se méprendre. Le socialisme, tel qu’il s’affirme et se bâtit peu à peu par l’effort quotidien du prolétariat, n’est pas une sorte de substruction grossière à laquelle s’ajouteraient jour par jour de nouveaux blocs et qui aurait besoin d’un couronnement idéal imaginé par les philosophes. Le socialisme n’a pas besoin d’allumer sa lanterne pour aller à la recherche d’une morale il est déjà, par lui-même et en lui-même, une morale. Nous n’attendons pas de révélateur. S’il est des « âmes » qui souffrent aujourd’hui, ou prétendent souffrir, de leur propre vide et du vide de la vie, ce n’est point parmi nos militants qu’il les faut chercher. Ils ne demandent pas une foi à tous le échos ou à tous les passants : ils en ont une, et elle leur suffit pour l’action elle leur suffit aussi, dans la mesure des joies humaines, pour le bonheur.

Je dis que le socialisme est en lui-même une morale. Il l’est pratiquement et théoriquement. Pratiquement, il développe de plus en plus dans les multitudes humaines, jusqu’ici livrées à l’incohérence et à l’égoïsme des efforts individuels, l’idée de la solidarité. Certes, c’est pour le bien-être et l’affranchissement des travailleurs que les travailleurs luttent mais ce n’est point à eux, personnellement, que le socialisme leur dit de penser. Il leur apprend, au contraire qu’ils ne pourront trouver des satisfactions individuelles, fermes et durables, que dans une organisation sociale nouvelle, que cette organisation ne peut sortir que d’une évolution économique profonde, et que cette évolution, le prolétariat peut la hâter, mais qu’il n’y peut suppléer. Donc, les militants socialistes combattent-ils pour eux-mêmes, ou pour leurs camarades, ou pour leurs enfants, ou pour les enfants de leurs enfants ? Ils ne le savent point, et c’est dans cette noble incertitude qu’ils vont tous les jours à la bataille, affrontant ou les privations ou les périls.

Certes, ils ne formulent point la doctrine de la résignation ou du sacrifice. Car la résignation, quand ce n’est point à l’inévitable qu’elle se soumet, n’est que lâcheté, et le sacrifice, quand il perpétue l’iniquité parmi les hommes, est le complice de cette iniquité. Ils ne se donnent pas non plus l’air de dédaigner le bien-être matériel : c’est celui-là d’abord qu’ils réclament. Ils laissent aux bons apôtres, rassasiés de confort, l’exclusif souci de la vie idéale. Ils sont des égoïstes, eux, et brutalement : ils veulent vivre, et bien vivre, et ils ne le cachent point ; et comment aboutiraient-ils, comment renverseraient-ils l’ordre capitaliste, même miné par la force des choses, si leurs revendications s’évaporaient en subtilités ? Non, il faut qu’il y ait en elles l’énergique poussée des instincts élémentaires. La faim n’est pas la mauvaise conseillère dont parle le poète ; elle est au contraire la bonne conseillère. C’est elle qui, tout le long de l’évolution préhumaine et humaine, a créé ou aidé à créer les espèces supérieures et les civilisations supérieures. Le prolétariat avoue et proclame son égoïsme ; et par là, au lieu de flotter comme un lierre sentimental, il s’enracine au sol et plonge dans la nature même pour en convertir la sève en énergie de progrès. Seulement, par un vivant paradoxe, que réalise souvent la nature humaine et que le socialisme favorise en liant le bien de l’individu a une organisation d’ensemble, cet égoïsme du prolétariat est un égoïsme impersonnel.

Le prolétaire veut être assuré qu’il ne travaille pas pour une chimère, qu’il ne lutte pas pour une idée creuse, qu’un jour, sur cette terre même où il naît et où il meurt, il y aura plus de bien-être, plus d’égalité, plus de joie ; et quand il sent qu’il a sous son pied un terrain ferme pour la bataille, alors peu lui importe de tomber en plein combat ; car si la victoire n’est point à lui, elle sera à d’autres souffrant comme lui, par qui et en qui il triomphera.

Oui, égoïsme, mais égoïsme impersonnel égoïsme de classe d’abord, le prolétaire se dévouant au prolétariat où il est compris ; égoïsme humain ensuite : car pour affranchir définitivement le prolétariat il faut le supprimer, il faut, par l’abolition des classes que crée le régime capitaliste, réaliser l’humanité une, où il y aura plus de joie véritable, non seulement pour les prolétaires d’hier, mais pour les capitalistes d’hier. Le prolétaire ne peut être pleinement égoïste, il ne peut se dévouer pleinement a lui-même qu’en se dévouant au prolétariat, en se supprimant au besoin pour le prolétariat, et il ne peut se dévouer vraiment au prolétariat qu’en se dévouant à l’humanité, en supprimant le prolétariat pour l’humanité. Captif, il ne peut se libérer qu’en libérant ses compagnons de chaîne, qu’en se sacrifiant même, s’il le faut, pour leur libération et quand tous ensemble se seront évadés de la prison, pour qu’on ne puisse point les y ramener, il faut qu’on n’y puisse ramener personne ; il faut que la prison même soit détruite, et que dans la demeure joyeuse et libre construite par les évadés, il y ait place pour les geôliers d’hier. C’est ainsi que l’égoïsme le plus strict aboutit à la générosité la plus large c’est ainsi que le combat le plus farouche s’apaise en une définitive fraternité.

Est-ce calcul ? Et ce dévouement grandissant n’est-il, en fait, dans le coeur des, hommes, que de l’égoïsme prévoyant ? Ou bien les consciences individuelles sont-elles façonnées a leur insu par la loi souveraine de l’histoire, qui libère et grandit l’humanité tout entière par la révolte de la classe opprimée ? Et les souffrants sont-ils, sans s’en douter, comme l’esclave qui ne peut se relever sans hausser le maître même qu’il portait ? Ou enfin le prolétariat sent-il d’emblée en lui-même l’humanité meurtrie ? voit-il au fond de sa propre souffrance la souffrance humaine ? Et espère-t-il de son propre relèvement le relèvement humain ? Qui fera, dans le mouvement social, la part de ces trois forces : l’égoïsme réfléchi, la dialectique inconsciente de l’histoire, la conscience profonde de l’humanité ? Qui expliquera comment l’individualité humaine peut être à la fois si close et si pénétrable ? Et comment il devient impossible de démêler dans le cœur de l’homme et dans le mouvement de l’histoire ces contraires ou ces prétendus contraires : l’égoïsme et le dévouement ? Celui qui aurait la clef de ces problèmes aurait le secret de l’homme et peut-être de l’univers. Le socialisme n’essaie point (et ce n’est pas son objet) d’en donner une solution théorique. Mais, pratiquement, et c’est par là qu’il est une morale, en liant, dans son effort d’émancipation, le prolétaire au prolétariat et le prolétariat à l’humanité, il exalte et concilie toutes les puissances de la nature humaine : égoïsme et dévouement, et par lui, l’appétit et le sacrifice, l’action secrète de l’histoire et l’action consciente de l’idée d’humanité présente au cœur, toutes les énergies qui sont dans l’homme ou qui sont l’homme même sont concentrées vers une fin supérieure : l’affranchissement et la joie de tous les individus dans l’humanité unie.

Il ne s’arrête point à l’égoïsme brut, à ce qu’on peut appeler, par un apparent pléonasme qui est une nécessité, l’égoïsme individuel, l’égoïsme lâche. Cet égoïsme individuel, il le laisse au régime capitaliste, qui en mourra. Car les capitalistes forment bien une classe ; ils peuvent bien coaliser leurs intérêts particuliers contre le prolétariat ; mais ces coalitions ne sont point un acte de solidarité intime. C’est une agglomération et une confédération d’intérêts particuliers. Il ne se produit pas, dans la résistance capitaliste, cette sorte d’absorption de l’égoïsme individuel en égoïsme de classe, et de l’égoïsme de classe en égoïsme humain, qui caractérise le mouvement prolétarien. Le travailleur, en se dévouant à lui-même, s’oublie lui-même pour le Travail. Le capitaliste ne s’oublie jamais lui-même pour le Capital. Et les capitalistes auront beau se former en corps d’armée  : le prolétariat, à mesure qu’il entrera au socialisme, leur opposera une homogénéité morale bien plus forte.

À quoi tient cette différence de l’égoïsme capitaliste et de l’égoïsme prolétarien ? Elle tient à trois causes. D’abord les capitalistes défendent des biens présents, des intérêts immédiats ; dans l’ordre actuel, les avantages de chacun d’eux sont déterminés, précis ; et l’ordre capitaliste leur apparaît toujours forcément sous une forme très concrète et très particulière celle de leurs intérêts propres, de leur capital personnel. Au contraire, c’est vers l’avenir, c’est vers un ordre social nouveau que sont tournés les prolétaires ; et si le sentiment de leur souffrance propre les anime, s’ils savent que le triomphe du prolétariat se résoudra en satisfactions individuelles pour les prolétaires, ils ne peuvent point d’avance, même par l’imagination, délimiter et isoler dans la victoire commune leur propre victoire, et dans l’ordre nouveau leur portion exacte de jouissances et de droits. La joie, la libération qu’ils espèrent pour eux-mêmes se confondent donc nécessairement, même au regard le plus aigu de l’égoïsme le plus âpre, avec la libération et la joie qu’ils espèrent pour le prolétariat tout entier. Dans la lutte engagée entre la classe prolétarienne et la classe capitaliste, il y a des capitalistes ; à peine peut-on dire qu’il y a des prolétaires ; il y a plutôt un prolétariat, une force impersonnelle qui s’exprime par une conscience impersonnelle, par un égoïsme impersonnel. Et d’ailleurs, ce n’est pas seulement parce que, dans le lointain, les particularités se confondent que les prolétaires ne discernent pas, dans l’ordre futur, leur joie propre de la joie de tous : c’est parce que l’ordre socialiste est d’avance défini comme un régime d’égalité harmonieuse où les individus pourront se développer librement, mais sans jamais asservir les autres individus, et où, par suite, la vie individuelle vaudra surtout par sa joyeuse participation à la vie générale. La Société capitaliste est une mêlée ; la Société collectiviste sera un accord. Ainsi l’ordre capitaliste est châtié dés maintenant par son propre principe. Ayant surexcité et déchaîné, sans règle et sans frein, les appétits individuels et les forces individuelles, il pourra bien, contre le socialisme menaçant, organiser des coalitions de forces ; mais ces coalitions n’auront pas d’unité morale. Il n’y aura pas, en ces égoïsmes agglomérés, une âme de dévouement. Ou bien, si les capitalistes, pour faire face à l’ennemi commun, mettent un terme à leurs rivalités, à leurs luttes violentes ou sournoises, s’ils suppriment, par exemple, ou règlent la concurrence, ils capitulent devant le principe socialiste, c’est-à-dire devant le socialisme lui-même ; c’est-à-dire que l’ordre capitaliste porte en lui-même, quoi qu’il fasse, son arrêt de mort : ou il mourra de l’application de son propre principe, qui le livrera discordant et désagrège aux coups de l’ennemi, ou il mourra de l’adoption du principe adverse. Ou bien il périra de n’avoir point de morale, ou bien il périra d’avoir introduit la morale socialiste, c’est-àdire la solidarité, dans un régime social qui est essentiellement un antagonisme. Au contraire, l’ordre socialiste, qui sera solidarité, se réalise, par une sorte d’anticipation morale, dans la conscience de ceux qui le préparent, en un sentiment de solidarité : c’est ainsi que, sans l’abolir et même en l’utilisant, il élève et transforme l’égoïsme instinctif des prolétaires. En second lieu, si l’égoïsme capitaliste ne peut être ennobli et épuré comme l’égoïsme prolétarien, c’est que le capitalisme a, en ce moment-ci, contre lui ce que nous avons appelé la dialectique de l’histoire. Les capitalistes sentent que le Capital est menacé par son développement même, que, par le divorce croissant de la propriété et du travail, l’ordre actuel perd peu à peu sa légitimité et sa base. Ils sentent que la concentration croissante des capitaux rend possible leur concentration définitive en une seule puissance : la nation, et qu’en accumulant des régiments de salariés sous sa discipline, le Capital prépare lui-même le groupement des forces insurrectionnelles qui se lèveront contre lui. Ainsi, dans leur propre puissance, par l’ironie dialectique des choses, est enveloppée leur défaite. Ainsi le mouvement mystérieux et irrésistible de l’histoire, bien mieux, leurs propres ambitions et leurs victoires mêmes conspirent à leur ruine avec les forces grandissantes du prolétariat révolté. Ils n’ont donc pas contre eux une sorte d’ennemi extérieur rôdant autour de la forteresse capitaliste comme un assiégeant autour des murs de la ville. C’est au centre même de leur puissance et au coeur même de leur force qu’est pour eux l’inquiétude et le péril. Ce n’est donc par la haine vaillante et vigoureuse de l’ennemi commun qui les rassemble : c’est une peur étrange, une sorte d’appréhension vague et paralysante comme si, pour la première fois, ils voyaient sur le rivage la marée montante venir vers eux. Oh ! cela ne les empêchera pas de lutter ; peut-être même leur peur déchaînée sera-t-elle féroce. Mais ils sentent, quoi qu’ils fassent, que l’avenir leur est ennemi.

Ils ne peuvent avoir ce bel élan de confiance et d’audace qui rapproche les coeurs et emporte les égoïsmes confondus dans le même mouvement allègre. Chacun d’eux sera incessamment ramené sur soi : — si moi du moins je pouvais me sauver ! ou si, en attendant la catastrophe commune, toujours possible, je profitais de toutes les circonstances pour assurer ou développer ma situation personnelle : après tout, le monde durera bien autant que moi ! — Et ainsi, même dans la fureur des coalitions rétrogrades et l’emportement de la lutte, les égoïsmes capitalistes seront groupés peut-être, mais non fondus et transformés. Les socialistes, eux, ont le sentiment qu’ils marchent à la victoire, que le mouvement des faits concorde avec leur propre mouvement, que les forces de l’histoire secondent leur propre force, et dans cet élargissement de l’espérance commune, tous les égoïsmes particuliers s’agrandissent et se pénètrent. La peur resserre ; l’espérance dilate. L’égoïsme capitaliste, même dans la joie de la fortune présente, est crispé par la peur. L’égoïsme prolétarien, même dans la souffrance de la misère présente, en s’ouvrant à l’espérance, s’emplit de générosité.

Enfin, il n’y a pas, il ne peut y avoir un fond humain dans l’égoïsme capitaliste. Le Capital, en approfondissant son propre intérêt, ne peut y trouver le droit humain. Certes, les capitalistes peuvent se dire qu’en servant directement leurs propres intérêts, ils servent indirectement l’humanité. Ils peuvent se dire notamment que par les grandes entreprises, dont ils retiennent presque tout le bénéfice, ils contribuent à la civilisation générale. Oui, ils peuvent se dire cela, ou le faire dire par les officieux de l’économie politique. Mais, au fond, ils sentent bien que, s’ils sont utiles, c’est par hasard et comme par ricochet, que leur but n’est point là, et que s’ils traversent parfois le courant humain, c’est comme le chien de chasse qui, acharné après sa proie, rencontre et traverse un ruisseau et y laisse au passage la poussière dont il est couvert. Et surtout ils doivent bien s’avouer qu’en fait les victoires du Capital n’ont rien d’humain, puisqu’elles font de la puissance de la liberté vraie le privilège de quelques-uns. L’homme ne vaut plus par lui-même, par sa faculté d’aimer, de souffrir, de penser : il vaut par la puissance extérieure dont le revêt le Capital. Et sans cette puissance, il ne vaut pas : il n’a pas droit au plein et libre développement de ses énergies. Au fond du capitalisme, il y a la négation de l’homme. Selon la logique capitaliste, il est possible, à la rigueur, qu’un jour un seul homme soit propriétaire absolu de tous les moyens de production de la planète, qu’un Charles-Quint du Capital, plus ambitieux, plus heureux et un milliard de fois plus puissant que l’autre, réalise la monarchie universelle de l’Argent et que tous les hommes, tous, sauf un, soient des salariés ; il est possible, selon la logique et le droit capitalistes, qu’un jour, un homme, un seul homme, maître de tout, puisse refuser à tous les autres hommes tout le sol de la planète, toutes les machines de toutes les usines, et que l’humanité soit acculée légitimement, et sous peine de violer la Propriété, à un immense suicide.

Encore une fois, rien dans le mécanisme capitaliste, rien dans la définition du Capital ne s’oppose absolument à la réalisation de cette monstrueuse hypothèse, pas plus que rien, dans la notion de la monarchie absolue et catholique et, dans son fonctionnement, ne s’opposait à une sorte d’impérialisme universel. Bien mieux, c’est vers cette fin suprême que va le Capital et tout capital. Il ne connaît pas de limite, et il n’y a pas de puissance qui puisse lui en assigner tant que l’Humanité ne l’a point vaincu et subordonné. De soi, il tend à dépasser toujours toute limite marquée : c’est-à-dire qu’il tend vers l’infini, c’est-à-dire vers l’omnipotence, vers la déification de l’individu humain en qui il résidera et qui sera son élu. Dés lors, quand les capitalistes regardent jusqu’au bout de leur pensée, jusqu’au bout de leur droit, ce qu’ils voient, ce n’est pas l’humanité, mais au contraire la négation de l’humanité : tout au bout de la perspective capitaliste, comme au bout des mystérieuses avenues dans les résidences sacrées de l’Orient, on entrevoit une monstrueuse idole, devant qui l’humanité tout entière n’est qu’une esclave prosternée.

Voilà l’extrémité idéale du mouvement capitaliste voilà la limite vers laquelle tend le capitalisme comme le polygone inscrit vers le cercle. Et si, en fait, cette universelle et diabolique monarchie du Capital ne se peut réaliser, cette fin suprême du capitalisme n’en est pas moins présente à tous ses mouvements et à toutes ses démarches. C’est là, dès aujourd’hui, le grand ressort du capitalisme : toujours plus outré ; et lorsque le Capital se scrute et s’analyse lui-même, il est contraint de découvrir en soi, non une affirmation, mais une négation de l’humanité. Voilà pourquoi la conscience des capitalistes est si souvent divisée contre elle-même. D’une part les grandes révolutions religieuses, politiques et sociales du passé leur disent : Égalité ; de l’autre le Capital leur dit : Domination ; et le mouvement offensif du prolétariat surprend la conscience capitaliste à l’état de discorde et pour ainsi dire en pleine guerre civile. Grande faiblesse pour nos ennemis ! Voilà pourquoi surtout, l’intérêt capitaliste n’étant pas l’enveloppe de l’intérêt humain, dans l’égoïsme capitaliste on ne peut découvrir un égoïsme d’une essence plus pure : le noble égoïsme humain.

Au contraire, quand les prolétaires, déshérités de tout, dépouillés et nus, réclament pour eux-mêmes, pour qui et pour quoi réclament-ils ? Est-ce pour une puissance extérieure à l’homme ou qui même ne soit pas toujours en lui ? Est-ce pour la richesse ? Ils sont pauvres. Est-ce pour le capital ? Ils sont salariés. Est-ce pour la beauté de la race ? Le travail servile a souvent abâtardi la leur. Est-ce pour la haute science ? Ils sortent à peine de la nuit, et ils épellent péniblement aux premières lueurs du jour. Est-ce pour le génie ? S’il en est en eux, il est étouffé par le besoin sordide et à l’état d’instinct. Non, quand ils réclament pour eux-mêmes, ils réclament pour l’homme, quand on en a retranché tout ce qui n’est pas l’homme même. Ils réclament pour ce qui reste de l’homme quand on en a prélevé la fortune, le génie conscient, l’aristocratique beauté, la haute science. Et que reste-t-il de l’homme ? La puissance de travailler, de souffrir, d’aimer, un commencement de pensée, misérable encore, mais plein de promesses, et une secrète vocation du coeoeur pour les vastes sympathies. C’est pour ces choses que le prolétariat réclame en réclamant pour lui-même : c’est ce résidu sacré qu’il recommande à l’avenir. C’est dire qu’en réclamant pour soi, le prolétariat réclame pour l’humanité tout entière. En se haussant, lui qui était au plus bas, il hausse tout : c’est l’humanité qui est enfin glorifiée en elle-même et pour elle-même. Pour entrer dans la cité nouvelle, il faudra simplement produire à la porte le même titre que le prolétaire. Et lequel ? Le titre d’homme.

Votre visage est creusé par la souffrance, pâli par la faim ; il est même comme abêti par l’ignorance, ou flétri par le vice. Mais qu’importe le passé mauvais ? C’est visage d’homme : Entrez. Dans ces deux yeux il y a lueur humaine : Entrez ! c’est ici la cité des hommes. Et ainsi, pour la première fois dans l’histoire humaine, la glorification du prolétariat sera la glorification de l’humanité, de l’humanité toute seule, de l’humanité tout entière.

Comment le prolétaire ne sentirait-il pas l’homme même et tressaillir et crier et espérer et combattre en lui ? Comment l’égoïsme prolétarien, au lieu d’être l’égoïsme d’un individu, ou même d’une classe, ne serait-il pas l’égoïsme sacré de l’humanité elle-même ? Ou plutôt comment ne serait-il pas à la fois, en une palpitation indivisible : égoïsme individuel, égoïsme de classe, égoïsme humain ? Comment, par suite, le mouvement socialiste n’aurait-il pas à la fois la solidité et la netteté de l’intérêt immédiat, l’âpre et noble passion des revendications de classe, et la grandeur des aspirations humaines ? Oui, quand le prolétariat va ainsi à la bataille, il y a en lui tout à la fois, comme les trois rayons tordus par Vulcain en un seul éclair : appétit, passion, sacrifice. J’avais le droit de dire que le socialisme ne devait pas chercher, hors de lui et au-dessus de lui, une morale ! Qu’il était lui-même, pratiquement, une morale. De cette solidarité historique et, en quelque sorte, extérieure : le Prolétaire, le prolétariat, l’humanité, il fait une solidarité intime et de conscience.

De même que par la pénétration de ces trois termes : le prolétaire, le prolétariat, l’humanité, le socialisme élève l’égoïsme jusqu’à l’idéal au lieu de le répudier ; de même, en prenant pour fond et pour point d’appui les intérêts matériels, les besoins physiques, le socialisme élève le peuple à la vie intellectuelle. Prêcher au peuple surmené que la science est une belle chose, que la pensée est une noble puissance, est vraiment aussi facile que stérile. Comment pourrait-il goûter les délicatesses littéraires  ? Il connaît à peine le mécanisme le plus grossier du langage. Comment pourrait-il méditer les méthodes et les grands résultats de la science ? Son cerveau est comme écrasé par le labeur machinal. Comment s’amuserait-il ou s’abandonnerait-il aux hautes spéculations religieuses ou philosophiques ? Elles sont ou trop abstraites pour lui, c’est-à-dire trop étrangères et indifférentes à sa propre vie, ou bien elles lui sont suspectes, car en ajournant à « un autre monde » l’égalité et la justice, elles sont les complices de l’oppression capitaliste. Il n’y a donc pas ou presque pas de point d’attache entre la science ou la pensée et la vie du peuple. Le socialisme, au contraire, dit à la multitude prolétarienne : Tu souffres ; pourquoi souffres-tu ? Tu es réduite au salariat ; d’où vient le salariat ? Le régime capitaliste t’opprime. D’où vient le régime capitaliste ? Comment s’est-il formé ? Quel est son mécanisme ? Où va-t-il ? Et les expropriations successives qu’il opère aux dépens du travail libre n’aboutiront- elles pas à l’expropriation finale des expropriateurs ? Tu es exclue de la propriété ; mais les formes de la propriété sont-elles immuables ? L’histoire n’est-elle pas une évolution incessante ? Et après avoir dissocié, par le capitalisme, le travail et la propriété ne les réunira-t-elle pas à nouveau en une plus vaste et plus ferme synthèse ?

Ainsi c’est sur elles-mêmes que les foules misérables et dépendantes sont appelées à réfléchir : c’est sur leur misère même et sur leur dépendance. Elles ne sont plus l’inerte matière pétrie par tous les événements, par toutes les dominations : elles veulent connaître la loi même des événements qui les subordonnent, l’origine, les services transitoires, la légitimité caduque, le mécanisme et l’usure des puissances qui les oppriment. Elles ne sont plus roulées comme un caillou par la force de l’histoire ; elles en comprennent le cours dans le passé, elles en pressentent le cours dans l’avenir, et ainsi, selon la vieille maxime stoïcienne, qu’en comprenant le destin on l’abolit, le prolétariat, jusque dans sa servitude présente, est libre, puisqu’il la comprend, puisqu’il en sait l’origine et qu’il en marque la fin. Il est libéré d’avance par la pensée socialiste. Et cette pensée ne lui est point une pensée étrangère, une pensée d’emprunt. Elle sort de sa vie même ; et elle en est la formule. Il n’y a pas un seul incident de son existence quotidienne qui ne soit un appel à la réflexion, un commentaire de l’idée une fois comprise. Les forces colossales de l’histoire en mouvement, il les sent sur lui et en lui, et il a par là un sens historique beaucoup plus profond et vivant que celui de la bourgeoisie, immobilisée devant l’idole capitaliste comme devant l’immuable figure du droit.

C’est ce que l’éducation vraiment socialiste a de nouveau pour le peuple : la pensée se confondant avec la vie même. Certes, l’élite du peuple a toujours eu de magnifiques échappées de curiosité. Il y a parmi les travailleurs des hommes qui d’autant plus veulent savoir, et savoir tout, que leur condition économique, leur existence presque machinale semble leur refuser le savoir. Ils veulent même, comme pour se dépayser, savoir ce qui est le plus éloigné et des siècles présents et de leur condition propre. Et il en est qui parviennent a organiser, à systématiser ces connaissances fiévreusement acquises. Malon en est un glorieux exemple. Mais combien de fois, dans ces sortes de voyages aventureux dans tous les chemins de l’histoire, ou même en pleine métaphysique et en pleine idéologie, s’égarent-ils et s’éblouissent-ils eux-mêmes ! Combien de fois rapportent-ils de ces lectures téméraires des pensées confuses et ambitieuses ! Et surtout, dans cette sorte de science improvisée et présomptueuse, ils n’ont pas l’air d’être chez eux ! Ils sont comme un parvenu dans un palais, ne sachant trop s’ils en sont maîtres. Et ainsi cette sorte de science, qui n’est souvent que vanité, les étourdit et les trouble au lieu de les fortifier ; elle les humilie au lieu de les grandir. Si le socialisme, au début, a l’air de circonscrire l’éducation du prolétariat aux questions économiques, aux questions vitales, ce n’est pas qu’il veuille restreindre les audaces, les curiosités, les fantaisies même de la pensée et de l’art. Il se propose au contraire comme fin suprême d’appeler tous les hommes à la plénitude de la vie intellectuelle. Il veut que l’univers tout entier soit l’horizon familier de l’humanité tout entière. Mais il veut tout d’abord que la science du peuple soit à lui et bien à lui. Il veut qu’elle ne soit pas en lui artificielle et factice. Elle doit être l’interprétation de sa propre vie au moment même où il la vit ; et au moment même où il souffre, la lumière de sa souffrance. Elle n’est pas un attirail d’érudition ou une complication de rêverie qui embarrasserait la marche du prolétariat. Elle est une souple et vivante armure qui ne fait qu’un avec lui. Elle est le prolétariat lui-même, conscient de soi et de son rôle. Si elle n’était qu’une imitation maladroite du savoir bourgeois, elle serait pour le prolétariat une infériorité. Au contraire, étant l’affirmation du prolétariat et de sa mission historique comprise par lui, elle lui donne sur la science bourgeoise, qui, dans l’ordre économique, n’est bien souvent qu’une scolastique vaine, toute la supériorité de la vie armée sur les formules mortes.

De là deux avantages décisifs. La pensée, confondue avec la vie et la souffrance, peut descendre jusqu’aux fonds les plus obscurs du peuple, car il y a là souffrance et vie. Dans les cerveaux assourdis par le bruit continu des tissages, en de longues et stupéfiantes journées, la pensée socialiste seule peut vibrer encore. Elle est comme une lancination cérébrale réveillant le prolétariat de sa torpeur. Le socialisme seul peut faire de la pensée dans le peuple, non une simagrée scolaire qui cesse à treize ans, quand l’enfant entre à l’atelier, mais une habitude et une vérité. Seul il arrachera à la stupidité et à la mort d’innombrables cerveaux humains, et il léguera à l’humanité future, pour ses prodigieuses audaces et entreprises intellectuelles, un peuple pensant.

Et de plus (c’est le second service rendu par le socialisme à la pensée humaine) il aura identifié la pensée et la vie. Le peuple aura contracté l’habitude de la méthode : il ne se sera abandonné qu’à l’idée bien comprise qui le prenait par le coeur et par les entrailles. Il apportera, dés lors, dans l’étude élargie de l’univers et de la vie, une sincérité profonde et un sérieux passionné. Si jamais l’humanité, qui semble retourner à une sorte d’enfance sénile et faire un hochet des croyances et des systèmes, retrouve le sens vraiment religieux de la vie et de l’univers, elle le devra à cette éducation socialiste qui aura fait de la pensée, non un jeu délicat, mais l’affirmation et l’expression de la vie.

Ainsi le socialisme, où les sots affectent de ne voir que des revendications matérielles, est un véritable créateur d’idéal. De l’idéal il ne fait point je ne sais quelle aristocratique fantaisie glissant à la surface des sociétés : il en veut faire l’ennoblissement de l’humanité tout entière, et pour cela, bien loin d’éliminer ou de dédaigner les instincts primordiaux, les appétits physiques, les tendances égoïstes, c’est sur elles qu’il s’appuie d’abord. C’est à l’égoïsme qu’il fait appel, et cet égoïsme, il l’élargit et le transforme ; c’est aux besoins matériels qu’il s’adresse ; mais il appelle l’appétit animal qui est dans l’homme à réfléchir sur lui-même, et la pensée même prend l’humanité aux entrailles. Ainsi ce n’est pas une humanité fictive que le socialisme aura élevée, mais l’humanité réelle, l’humanité qui est une portion de la nature. Par là le socialisme est la plus grande force morale et la plus efficace qui ait encore paru ans le monde humain. Par là aussi il apparaît qu’entre « l’idéalisme » de Benoît Malon et le « matérialisme » des marxistes il n’y a pas une opposition fondamentale de conception, mais bien plutôt une simple différence dans la méthode d’exposition. Puisque nous sommes à ce point de l’évolution historique où l’intérêt d’une classe, le prolétariat, se confond avec l’intérêt de l’humanité et où dans l’affranchissement espéré de cette classe perce l’affranchissement de l’humanité, on peut indifféremment aborder le problème par le côté humain et moral, comme le fait Benoît Malon, ou par le côté économique, comme le fait Marx. Benoît Malon croit découvrir tout au fond de l’homme un instinct primordial et permanent, une sympathie native de l’être humain pour l’être humain, le besoin, par conséquent, pour tout individu, de multiplier la joie des autres individus dont, par une tendance primordiale, il est solidaire. Et c’est cet instinct profond de sympathie qui, sous des formes diverses, lutte contre toutes les forces contraires de dispersion et d’antagonisme qui ont armé les uns contre les autres les hommes, les peuples et les races. C’est d’abord sous forme religieuse et théologique, puis sous forme métaphysique que s’est manifesté cet instinct ; les grandes religions et les grandes philosophies n’ont été que la projection, dans le vide de l’absolu, de ce besoin d’universelle sympathie, de ce pressentiment d’unité humaine qui est, dès l’origine, au coeur même de l’humanité. L’histoire et la critique ont éliminé ces formes premières, effacé ces fantômes célestes, ombre démesurée et vague de l’homme aimant et souffrant ; mais cet instinct est resté, et c’est sous forme sociale qu’il cherche maintenant une satisfaction positive ; c’est dans l’ordre économique, c’est-à-dire dans l’ordre de la réalité humaine et de la vie que l’instinct « altruiste  » réclame et agit maintenant. Ainsi, quand Benoît Malon part de la notion d’humanité, il ne part pas d’un absolu immobile et abstrait qui serait la négation même de l’histoire, c’est-àdire du marxisme ; il démêle dans l’homme un instinct profond et essentiel, mais qui ne s’est jamais manifesté et produit que sous les formes changeantes de l’histoire et qui ne recevra sa pleine satisfaction que par l’évolution historique qui, en donnant à une classe, le prolétariat, une valeur vraiment humaine, abolit enfin les antagonismes économiques qui avaient neutralisé l’obscure tendance altruiste de l’être humain. Ainsi, malgré certaines formules de généralisation un peu hâtive et malgré certaines apparences d’idéologie, c’est bien dans le concret de la réalité humaine et de l’évolution historique que la morale sociale de Benoît Malon a son point d’appui.

Et, d’autre part, le matérialisme économique et historique de Marx n’exclut ni logiquement, ni dans la pensée même de Marx, ce qu’on est convenu d’appeler l’idéal. J’ai à peine besoin de rappeler que Marx, par son affirmation matérialiste, a surtout voulu rectifier, en la renversant, la méthode dialectique de Hegel. Celui-ci partait de l’Idée, qui par son propre progrès devenait nature et histoire. Marx a accepté de Hegel la conception de l’universel et incessant devenir ; mais il a affirmé que ce sont les choses mêmes, c’est-à-dire le système des faits immédiatement perçus, qui se transforment et qui, en se transformant, transforment les conceptions humaines. Or , comme dans la vie de l’humanité ce sont les rapports résultant du mode de production qui sont fondamentaux, c’est l’évolution économique des sociétés humaines qui règle, selon Marx, l’évolution intellectuelle et morale de l’humanité.

Cette conception-là ne se confond nullement avec le matérialisme physiologique ou avec le matérialisme moral. Il se pourrait très bien que ce qu’on appelle pensée, sentiment, ne dérivât pas exclusivement d’une organisation matérielle, d’un cerveau, par exemple, et que cependant le développement de ce sentiment et de cette pensée fût soumis, dans l’histoire humaine, à l’action souveraine des conditions économiques. De même il ne résulte nullement de cette force prééminente et directrice de l’ordre économique que l’homme soit réduit a des appétits inférieurs ou a des mobiles intéressés. Marx a écrasé de son ironie pesante le vulgaire utilitarisme anglais, allié bourgeois de l’économisme. Il appelle Bentham l’oracle philistin du dix-neuvième siècle, et il dit de lui : « Jérémie Bentham est un phénomène anglais. Dans aucun pays, a aucune époque, personne, pas même le philosophe allemand Christian Wolf, n’a tiré autant de parti du lieu commun. Il ne s’y plaît pas seulement, il s’y pavane. Le fameux principe d’utilité n’est pas de son invention. Il n’a fait que reproduire sans esprit l’esprit d’Helvétius, et d’autres écrivains français du dix-huitième siècle. Pour savoir, par exemple, ce qui est utile a un chien, il faut étudier la nature canine, mais on ne saurait déduire cette nature elle-même du principe d’utilité. Si l’on veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements et des rapports humains, il s’agit d’abord d’approfondir la nature humaine en général et d’en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque historique. Bentham ne s’embarrasse pas de si peu. Le plus sèchement et le plus naïvement du monde, il pose comme homme-type le petit bourgeois moderne, l’épicier, et spécialement l’épicier anglais. Tout ce qui va à ce drôle d’homme-modèle et à son monde est déclaré utile en soi et par soi. C’est à cette aune qu’il mesure le passé, le présent et l’avenir. La religion chrétienne, par exemple, est utile. Pourquoi ? Parce qu’elle réprouve, au point de vue religieux, les mêmes méfaits que le code pénal réprime au point de vue juridique. La critique littéraire, au contraire, est nuisible, car c’est un vrai trouble-fête pour les honnêtes gens qui savourent la prose rimée de Martin Tupper. C’est avec de tels matériaux que Bentham, qui avait pris pour devise : nulle dies sine linea, a empilé des montagnes de volumes. C’est la sottise bourgeoise poussée jusqu’au génie. »

Et de fait, cette sorte d’utilitarisme inférieur n’avait pas seulement, aux yeux de Marx, le tort de nier l’évolution humaine, de transformer l’épicier-type de Londres en l’homme immuable et essentiel. Il avait le tort encore de nier l’action des milieux économiques et sociaux sur l’homme, puisque la vie de chaque individu devenait un petit mécanisme très simple et très distinct, que chacun pouvait monter et surveiller selon certaines recettes d’utilité, comme on monte et surveille une pendule, selon certaines recettes de mécanique. Le matérialisme économique de Marx soustrait l’individu humain à la puérilité étroite du système utilitaire. Car, d’une part, le milieu économique, agissant sur les hommes, détermine leurs conceptions et leur conduite, non selon leur intérêt individuel clairement et immédiatement perçu, mais selon l’instinct et la loi de la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent. Bien loin d’être un petit mécanisme bourgeois fonctionnant sous globe, à l’abri de la poussière et des brusques oscillations, comme l’homme-type de Bentham, l’homme de Marx est soumis à d’incalculables poussées historiques qui entraînent et dépassent le moi individuel. Et d’autre part, le milieu économique agit sur les individus humains pour déterminer, selon la catégorie économique où ils vivent, la direction générale de leur pensée et de leur vie ; mais dans cette catégorie générale de pensée et de mouvement, chaque individu humain développe sa nature propre, ici égoïste et sensuelle, là affectueuse et aimante ; en sorte que l’égoïsme économique de classe qui est, selon Marx, le fond même de l’histoire, laisse subsister les désintéressements et les dévouements individuels.

Il laisse aussi, par conséquent, subsister le problème qu’a abordé Malon : Quelle est la source profonde de ces dévouements individuels  ? Et comme, selon Marx, l’histoire, imitant en cela le mouvement de l’Idée hégélienne, arrivera à se nier elle-même, c’est-à-dire à abolir, par la victoire du prolétariat, l’antagonisme de classe qui a été l’histoire même, comme, par conséquent, l’humanité, réconciliée avec elle-même en un monde harmonique de production, éclatera enfin dans son unité et sa beauté, le mouvement économique lui-même nous amène à cette inévitable question : Qu’est-ce que l’humanité ? Peut-on saisir en elle, au travers de son douloureux développement, des facultés profondes ? Par quelle racine ces facultés tiennent-elles au reste de la nature et à l’univers ? Et voilà comment la route solide et résistante que Marx a tracée à travers l’histoire, et sur laquelle le prolétariat universel s’avance avec certitude vers la victoire prochaine, aboutit, elle aussi, comme un chemin brusquement interrompu par la mer, aux vastes abîmes des questions mouvantes et illimitées. C’est le mouvement économique même, tel que Marx le conçoit, qui, à son dernier procès, amènera l’humanité affranchie de la lutte, de l’antagonisme, de l’inconscience épaisse, à se poser dans des conditions nouvelles le vieux problème : que suis-je dans le Tout ? Et lorsque Malon, dans l’ordre des questions morales, soulève le problème, il n’est point nécessairement infidèle à la méthode du socialisme scientifique et évolutif. Peut-être l’antagonisme de la conception idéaliste et de la conception matérialiste du monde et de l’histoire sera-t-il résolu en harmonie comme les autres antagonismes par l’avènement de l’ordre socialiste. C’est sous le pressentiment de cette synthèse qu’a été écrit le livre de Malon, et c’est là ce qui en fait, à mon sens, la plus réelle valeur.