Article publié dans le Télérama hors série « Marie-Antoinette », 2008, p. 84-86, n° coordonné par Gilles Heuré, à l’occasion de l’exposition Marie-Antoinette, une jeune fille dans l’arène, Galeries nationales du Grand Palais, 15 mars au 30 juin 2008.
__________________________
L’historien, selon Marc Bloch, exerce un métier voisin de celui de juge d’instruction, chargé d’enquêter à charge et à décharge. Sur un sujet aussi passionné que celui du procès et de l’exécution de Marie-Antoinette, il n’est pas sans intérêt de revenir sur l’attitude adoptée par les historiens de référence de la gauche française ? Justifient-ils et jusqu’à quel point ce nouveau sang versé ? Envoient-ils la reine à la mort sans état d’âme, compte tenu de ses choix politiques constants et de l’accusation étayée de trahison nationale ? Se montrent-ils malgré tout sensibles à sa noble défense face aux accusations la présentant en mère indigne et perverse ?
Jules Michelet (1798-1874) n’éprouve guère de compassion pour la reine. Rien n’a de droit que le droit aimait-il à dire et il n’était pas d’un temps où les rigueurs de la loi émouvaient : « la reine fut expédiée en deux jours » écrit-il, et lui-même ne s’attarde pas. Elle était « coupable ». Au reste, « on pensait à autre chose » et le commentaire est lapidaire : « rude moment ». La comparaison avec la Pologne martyre permet de relativiser aussitôt l’exécution royale : « la République guillotine une reine. Les rois guillotinent un royaume ». Louis Blanc (1811-1882) ne peut non plus s’émouvoir, alors que toute son œuvre entend justifier la Terreur, certes « effroyable », « funeste », mais inévitable en raison des périls, de « la loi d’airain » des événements. Sa polémique à ce sujet avec Edgar Quinet (1803-1875) fut longtemps célèbre. Quinet, lui aussi figure de la gauche quarante-huitarde et historien de la Révolution, a la passion de la liberté. C’est le ressort de son opposition farouche à l’Église et à l’Empire, de sa popularité ensuite… puis de son oubli relatif, car au fond son intelligence critique rend incommode la pleine utilisation de son œuvre dans le légendaire révolutionnaire. Et c’est finalement ce qui explique aussi sa redécouverte par de grands penseurs antitotalitaires comme François Furet ou Claude Lefort.
L’historien républicain critique le principe même de la Terreur, selon lui inutile, et surtout « système » voulu qui éloigne la Révolution des buts recherchés. Certes, la mort de la reine est un accident inévitable dans le contexte de l’automne 1793, alors que s’apprêtent à monter sur l’échafaud les Girondins eux-mêmes, et Quinet ne lui consacre pas davantage de place que Michelet. Mais il note cependant à quel point la Révolution s’est montrée implacable envers les femmes. Il le regrette, au nom de la politique comme de la justice, mais le comprend : « la révolution amenait l’égalité ; le malheur ou l’ignorance fit que la révolution se montra d’abord par l’égalité des supplices ». Le raisonnement se tient. La condamnation d’Olympe de Gouges rappelle que, pour les femmes, la guillotine précéda quand même le droit de vote de 150 ans…
Chez Jean Jaurès (1859-1914), le point de vue est différent. Non seulement parce que Jaurès écrit une quarantaine d’années après ces prédécesseurs, dans un autre contexte, où la République, la Révolution, ont achevé victorieusement leurs parcours séculaires. Mais aussi parce que Jaurès entend mener une histoire « socialiste » qui soit certes « matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet », comme on le rappelle souvent, mais également « héroïque avec Plutarque ». Il est donc attentif aux caractères, aux destins individuels, dans le grand drame des masses et des idées, et il n’est jamais vain de le lire en suivant la destinée de tel ou tel des personnages qu’il met en scène. Au moment de l’affaire Dreyfus, il avait déjà indiqué qu’il était possible, dans le combat révolutionnaire, de « garder des entrailles humaines » et « d’écouter le cri de notre pitié ». Comme Hugo, il faut bien qu’il s’explique à son tour sur ce terrible été 93 et ses suites, qui ne laissèrent pas une grande part à l’expression de ces sentiments. Il le fait sans détours et ne dissimule pas les pages sombres de la Révolution. Sans complaisance, il sait rendre hommage à la dignité de la reine, jugeant « émouvante et fière » la lettre qu’elle envoie à sa jeune belle-sœur, Madame Élisabeth : « Je viens d’être condamnée non pas à une mort honteuse, elle ne l’est que pour les criminels, mais à aller retrouver votre frère ». Il qualifie de « sublime » le cri de révolte, jailli d’un cœur torturé : « j’en appelle à toutes les mères ». De plus, il sait dépasser le jugement politique, et son récit des derniers instants de la reine est simple, beau et humain : la reine aperçoit à une fenêtre le prêtre insermenté qu’elle cherchait du regard, s’incline imperceptiblement et « ce signe léger mettait entre la foule et elle un abîme plus profond que la mort ».
Pour Jaurès, le mouvement populaire a ses mauvais génies. Ainsi, Hébert, le « Père Duchesne », est constamment décrit comme le prototype de ces déclamateurs ambitieux qui cherchent à avancer leurs carrières par une surenchère haineuse, et Jaurès, d’habitude compréhensif et bienveillant, finit, malgré le temps écoulé, par lui exprimer tout son mépris. Mais au-delà des violences populaires et des jeux politiciens, il existe autre chose, qui renvoie sans doute aux fondements philosophiques de la pensée et de l’action de Jaurès, à son « arrière-pensée ». Dans la Révolution se révèle le triste « besoin bestial et vil de soulager sa propre souffrance en faisant souffrir ». « Tuer n’est rien », « il faut abaisser, il faut flétrir » l’adversaire. Pour autant, Jaurès ne conclut pas à l’abstention ou au retrait désolé. C’est à ce moment de l’histoire de la Révolution qu’il explique son choix d’aller s’asseoir aux côtés de Robespierre. Comme lui, Jaurès admet la mort dans le combat révolutionnaire, tandis qu’il la refuse dans le fonctionnement régulier de la société, mais à condition qu’elle soit nécessaire et utile. Il accepte, ce qu’il appelle un peu curieusement, les « terribles exemples », mais pas les « exécutions ». Il justifie donc le sort de la reine car il fallait « montrer aux peuples et aux rois que même la pitié ne faisait pas faiblir la Révolution », « frapper Marie-Antoinette après Louis, la ci-devant reine après le ci-devant roi », mais il condamne « l'outrage » et « la calomnie » qui lui ont ménagé « une sorte de revanche devant l’histoire » comme la montée sur l’échafaud de l’innocente Madame Élisabeth, qui « brouillait le gouvernement avec l’humanité ».
L’historiographie de la Révolution ne s’est certainement pas arrêtée à Jaurès, mais il a peut-être écrit sur cette fin tragique tout ce qui pouvait l’être. La cause est entendue et le XXe siècle n’ajoutera rien de plus sur le sujet. Georges Lefebvre ou Albert Soboul sont laconiques sur le procès et l’exécution alors que François Furet et Denis Richet reprennent le récit de la digne défense et de la belle mort. Chacun est dans son rôle. Le jugement équilibré de Jaurès, si tant est qu’il faille juger, semble avoir permis la synthèse entre les niveaux de compréhension, politique, historique et humain, de la royale mise à mort.
Gilles Candar