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Les employés et ouvriers des chemins de fer [La Dépêche, 15 juin 1892]

24/03/2009 - Lu 12986 fois
Jean Jaurès

Il y a intérêt à étudier les œuvres de prévoyance sociale et de groupement fondées par cette vaste corporation qui compte plus de 200 000 travailleurs et qui remplit un grand service public. Il faut distinguer deux groupements : l’un de mutualité, l’autre de défense. L’un est l’Association fraternelle des employés et ouvriers des chemins de fer français ; l’autre est l’ensemble des syndicats formés dans chaque compagnie par les employés et les ouvriers.

L’Association fraternelle est une grande société mutuelle qui donne des secours en cas de maladie et des pensions de retraite. Elle s’est développée avec une rapidité remarquable. Fondée en 1880, elle a été reconnue d’utilité publique en 1889, et après onze ans d’existence, au 31 décembre 1891, elle comptait 65 423 sociétaires, plus du quart de tous les employés et ouvriers, et elle avait en caisse, à la même date, 9 794188 fr., près de dix millions, et dans ces derniers mois, le mouvement de croissance ne s’est pas ralenti. Elle a distribué, en 1891, 183,574 fr. de pensions de retraite.

Ce qui rend le succès de l’œuvre tout à fait frappant, c’est que, déjà, les compagnies, tant bien que mal et avec des lacunes graves, distribuent des secours et des pensions de retraite. Évidemment, en créant l’Association fraternelle, les employés et ouvriers ont voulu d’abord s’assurer un petit supplément à des secours insuffisants et à des retraites insuffisantes ; ils ont voulu ensuite fonder, en face de la puissante organisation des compagnies, une œuvre qui soit toute à eux.

Pour entrer comme membre titulaire dans l’Association, il faut être Français ou naturalisé Français, être âgé de 18 ans au moins et 45 ans au plus, présenter une commission régulière, un livret d’ouvrier avec certificat justifiant de six mois de présence au moins dans un chemin de fer français, payer un droit d’entrée de 3 fr., et verser tous les mois, savoir : Pour la retraite, une cotisation de 1 à 10 fr., et, pour le fonds de secours, 0 fr. 10 par franc, soit un dixième de la somme versée pour la retraite, jusqu’à concurrence de 0 fr. 50 au maximum.

Tout sociétaire, à 50 ans d’âge et après 5 ans de versements effectifs, a droit à la liquidation de sa pension de retraite : pour ceux qui n’auraient pas 50 ans d’âge, mais qui auraient 5 ans de versements et qui seraient réduits par des blessures ou des infirmités à l’incapacité absolue de travail, la retraite peut être liquidée aussi.

Il va de soi que chaque sociétaire a son compte individuel et que la pension de retraite se proportionne, pour chacun, au chiffre et à la durée de ses versements, selon une table calculée tous les cinq ans. Les secours pour maladie, étant alimentés par un versement égal au dixième du versement opéré pour la retraite, varient aussi avec le compte de chacun.

La pension de retraite est réversible par moitié, à la mort du titulaire, soit sur l’époux survivant, soit sur les enfants orphelins, soit même sur la mère veuve, le tout dans des conditions déterminées.

Voilà une organisation qui semble, au premier abord, bien compliquée et bien minutieuse, puisqu’elle comprend à la fois les secours pour maladie et les pensions de retraite, qu’elle tient pour chacun des sociétaires un compte individuel et qu’elle prévoit, dans certains cas, des dérogations d’équité à ses règles les plus générales. Hé bien ! cette organisation fonctionne avec sûreté et facilité sur toute l’étendue du territoire ; car l’Associations fraternelle ne s’est pas assujettie à la division par grandes compagnies ; elle comprend et confond en elle toutes les compagnies ; elle est une association nationale, et elle a reconstitué, dans l’ordre de la mutualité, l’unité du réseau français, en attendant que cette unité soit reconstituée pleinement par le retour à la nation des moyens de transport.

L’Association est administrée par un conseil de trente et un membres, élu au scrutin de liste par l’assemblée générale. L’assemblée générale est formée par les délégués élus dans les sections, selon le nombre des membres de ces sections.

Ainsi, malgré son étendue et sa minutie, cette grande œuvre fonctionne sans embarras, avec le régime représentatif et le principe républicain.

Comment de cette simple constatation ne sortirait-il pas pour nous une grande espérance ? Que voulons-nous, nous socialistes ? Nous voulons créer peu à peu de vastes organisations de travailleurs qui, devenues maîtresses du capital, s’administrent elles-mêmes, dans toutes les parties du travail humain, sous le contrôle de la nation. Oh ! je sais bien qu’il est beaucoup plus difficile d’organiser la production que d’organiser la mutualité, et je n’ai pas l’enfantillage d’imaginer que nous y arriverons en un jour, sans préparation et sans effort. Mais peut-être, si on avait annoncé aux censitaires de Louis-Philippe que des employés et ouvriers feraient fonctionner sur toute l’étendue du territoire, par des mandataires élus au suffrage universel des sociétaires, une institution vaste, compliquée et savante, ils auraient haussé les épaules. Or, cela est, cela vit, le peuple fait son éducation dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique, et il viendra une heure où on ne pourra plus parler sans ridicule et sans honte de son incapacité sociale pour prolonger le pouvoir des oligarchies ; le peuple est, dans l’ordre économique, un mineur que des tuteurs infidèles voudraient maintenir indéfiniment en tutelle, pour vivre sur le patrimoine créé depuis des siècles et agrandi tous les jours par son labeur ; mais le peuple approche de sa majorité, et il faudra bien que la société lui rende ses comptes.

Je dis le peuple, et je tiens à répéter ici ce que j’ai dit l’autre jour au banquet de la section de Toulouse, devant les employés et ouvriers réunis : c’est qu’on s’imagine, bien à tort, lorsque nous parlons de progrès social et d’émancipation sociale, que nous ne pensons qu’aux ouvriers, à ceux qui manient de leurs mains la matière, l’outil de bois ou de fer. Non, nous entendons par prolétariat tous ceux qui vivent exclusivement ou presque exclusivement de leur travail : car ceux-là, quels qu’ils soient, petits producteurs, petits cultivateurs, employés ou ouvriers, ont les mêmes revendications à produire contre une société qui ne donne pas à ceux qui travaillent tout le produit de leur travail.

Oui, le petit patron, le petit commerçant qui a l’air de vivre à la fois de son travail et d’un capital est bien souvent un prolétaire, car ce capital est constitué souvent par un crédit onéreux et dont la charge est accablante. Oui, le paysan qui travaille un petit domaine qui est à lui ou qui semble être à lui est bien souvent non un propriétaire, mais un prolétaire. Car, sans parler de l’hypothèque qui dévore parfois la substance même de sa terre, il est dépouillé par des impôts mal répartis, et au bénéfice des privilégiés, d’un quart de son revenu : il est exploité, pour les assurances qui garantissent sa maison ou sa récolte, pour le transport des engrais ou des machines, par le capital oisif. – Et quant aux employés, aussi dépendants, aussi incertains de l’avenir et plus pauvres souvent que les ouvriers d’élite, il est à peine besoin de dire qu’ils sont une part du prolétariat aussi intéressante au moins que les ouvriers.

Cela, les socialistes l’ont toujours dit, et les ouvriers sont les premiers à le dire. Seulement, dans la plupart des professions, il est difficile de rendre visible et palpable la communauté d’intérêts et d’âme des employés et des ouvriers. Dans le commerce, il y a souvent beaucoup d’employés et peu d’ouvriers. Dans l’industrie, il y a souvent beaucoup d’ouvriers et peu d’employés, et ceux-ci, étant en petit nombre, sont surveillés de près et dominés. Au contraire, dans la grande industrie des transports, qui comprend à la fois une énorme besogne manuelle et une énorme besogne de comptabilité, de tarification, de contrôle, de contentieux, il y a tout ensemble beaucoup d’employés et beaucoup d’ouvriers, un tiers d’employés environ et deux tiers d’ouvriers. En les groupant dans la même œuvre de solidarité, l’Association fraternelle a rendu un service très grand à la cause du progrès social. Elle a dissipé une équivoque imbécile.

Il est certain que les groupes formés d’employés et d’ouvriers, qu’il s’agisse de syndicats ou d’associations, n’auront pas toujours la même homogénéité politique et la même allure militante que certains groupes exclusivement ouvriers, car plusieurs des employés ont des relations de famille et de société avec la bourgeoisie modérée qui est un peu timide, et quelques impatients s’en affligent. Mais il importe peu : il ne suffit pas, au parti du travail, de former de vaillantes et aventureuses avant-gardes ; il faut qu’il assure un large recrutement, et peu à peu, tous ceux qui entrent dans des organisations de solidarité démocratique, deviennent forcément, quel que soit leur esprit d’origine, des soldats du progrès social.

Voilà ce qu’est l’Association fraternelle : quant aux syndicats des employés et ouvriers formés dans chaque compagnie, ils ont été très éprouvés par une grève très maladroite et très malheureuse ; mais ils se relèvent déjà par leur énergie et leur sagesse, et il faut qu’ils soient près à agir, par les voies légales et pacifiques, c’est-à-dire par l’influence du nombre organisé, sur les représentants du pays, car les grandes questions abondent.

Ils auront d’abord à obtenir leur reconnaissance franche et loyale par les compagnies, le droit d’assister à des congrès ; car récemment (on en a la preuve) ordre a été donné de refuser tout congé pour le congrès, et même pour Paris et les environs de Paris.

Ils devront ensuite obtenir le règlement, soit gouvernemental, soit législatif, de la question des retraites et aussi de la question des heures de travail, rendue aiguë par la réduction du personnel et un surmenage croissant.

Enfin se posera l’immense question du rachat des chemins de fer, et si, d’ici là, les institutions de crédit ont été démocratisées, si une énorme puissance financière a été transférée de la haute banque à la République française, il sera possible de réduire presque à rien le service des intérêts exigé par le rachat, et tous les travailleurs des chemins de fer, employés et ouvriers, pourront avoir une plus large part des produits du trafic. Ainsi, non seulement il est nécessaire que les ouvriers ne se séparent pas des employés, mais il faudra encore que tous les syndicats, élargissent leur horizon, s’élèvent, sans les négliger, au-dessus des questions strictement professionnelles, pour s’intéresser aux questions générales, comme l’organisation démocratique du crédit, qui sont la clef de toutes les réformes partielles. C’est par cette largeur d’intelligence et de solidarité que le socialisme cessera d’être une secte pour devenir la nation elle-même, maîtresse de soi.