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La question sociale, l'injustice du capitalisme et la révolution religieuse (1891)

25/07/2011 - Lu 18339 fois
La version des " Cahiers Bellet "

L’important manuscrit de l’été 1891 dont une première version avait été publiée par Michel Launay en 1959 et dont la version intégrale, conservée dans les papiers de Charles Bellet (1880-1951), nous a été gracieusement communiquée par son héritier, M° Guillaume Le Foyer de Costil afin d’être publiée dans les Œuvres de Jean Jaurès (tome 2, Le passage au socialisme 1889-1893, Paris, Fayard, 2011, pp. 625-714), existe aussi sous une forme remaniée et commentée, vraisemblablement de la main de François Bellet, frère de Charles, que nous appelons les « Cahiers Bellet » : trois cahiers de grand format, le premier numéroté jusqu’à la page 42, le second de la page 42 jusqu’à la page 87, le troisième de la page 88 à la 122,  il ya donc deux pages différentes numérotées 42, à la fin du premier cahier et au début du deuxième. Nous avons utilisé ce document pour l’annotation de l’édition Fayard, mais pour l’édition du texte nous avons fait le choix de nous fonder sur le manuscrit qui est pour l’essentiel de la main de Jaurès et en tout cas directement relu et maîtrisé par lui. Il nous semble utile pour la recherche de mettre cependant à la disposition de chacun le texte de ces « Cahiers Bellet », par ailleurs consultables (avec accès réservé) au musée de l’histoire vivante à Montreuil-sous-Bois. Nous remercions Ruben Muller qui a assuré la saisie du document.

G. C.

Chapitre 1er
La question sociale

 

Il y a aujourd’hui, dans tous les pays de l’Europe et de l’Amérique, qui ont atteint un certain développement industriel une question sociale. Cela signifie tout d’abord que l’ordre actuel des sociétés apparaît de plus en plus comme contraire à l’équité et au bon sens. Il est contraire à l’équité, car ceux qui travaillent, qui peinent, ne recueillent qu’une faible part des fruits de leur travail. Les entreprises industrielles, agricoles même, depuis le développement des moyens de transport et du machinisme, exigent des capitaux toujours plus vastes, et ces capitaux prélèvent sur les produits du travail une rémunération indéfinie, qui s’étend bien au-delà de la période nécessaire à leur amortissement. Par là le Capital devient une Puissance morte qui aspire au profit d’une classe privilégiée les forces vives des travailleurs. L’oisif vit sur le travail ; et je n’entends point par là que le capitaliste soit nécessairement un oisif : parfois, souvent même il est surchargé de besogne et de soucis : mais je veux dire que sa rémunération n’est point mesurée sur son travail et n’en est pas la suite. Ce n’est pas comme travailleur, s’il travaille, qu’il palpe des dividendes et des fermages, c’est comme oisif : et son travail n’est que l’imperceptible levure qui fait fermenter pour lui seul l’énorme pâte, alors que ceux qui la pétrissent, plus d’une fois n’ont pas de pain. Ainsi ce scandale s’est produit, troublant pour la conscience comme pour la raison, qu’à mesure que grandissaient les moyens de production, grandissaient aussi, si j’ose dire, les moyens de pauvreté. La richesse s’accroît sans se répandre, ou du moins sans se répandre en proportion de son accroissement ; il y a rupture d’équilibre entre la richesse d’ensemble des nations et la condition spéciale des travailleurs : et les sociétés actuelles sombrent tout à la fois sous le poids de leurs richesses maladroitement accumulées et sous le fardeau des misérables, comme un navire surchargé à l’avant de minerai, de métal, d’or, d’argent et d’esclaves s’engloutit à la première tempête. Par exemple, on évalue la fortune de la France à un capital de 200 milliards : et il résulte des déclarations successorales qu’elle s’est accrue depuis 20 ans d’une cinquantaine de milliards. Et en regard de cet accroissement énorme, les classes ouvrières sont restées soumises à un labeur démesuré qui supprime la vie de famille, à tous les hasards de la maladie et du chômage. Bien mieux, la proportion dans laquelle les femmes sont employées au travail industriel s’est accrue depuis quelques années : et la condition générale des familles ouvrières a été empirée par là. De nouveaux fléaux industriels, comme le travail de nuit des femmes, presque inconnu en France il y a dix ans, se sont développés par la force même des choses comme pour attester la double et monstrueuse fécondité du régime économique actuel qui ne peut produire de la richesse sans produire de la misère. Oui vraiment, Socrate avait raison : la joie et la douleur sont sœurs : ce sont deux sœurs étrangement jumelles : la beauté de l’une est faite avec la laideur de l’autre, et elles ricanent de haine en se reconnaissant. Il n’y a pas seulement, comme le disent les étourdis, contraste de l’opulence et de la misère, il y a tout ensemble contraste et enchaînement. Et alors les misérables disent : Cela n’est pas juste ; les étrangers, j’entends par là ceux qui ne sont pas pris corps et âme dans l’engrenage économique disent : Cela est-il juste ? Les privilégiés n’osant plus dire tout haut : Cela est juste, disent simplement : Cela est inévitable ; c’est-à-dire que directement ou indirectement, à voix haute ou à voix basse, avec un cri, avec un mot de doute ou avec un fuyant aveu, l’ordre social actuel est condamné par la conscience de tous.

Il est contraire au bon sens comme à la justice. D’une part en effet la production serait beaucoup plus grande, si un plus grand nombre de bras étaient employés. Si la terre était cultivée d’une manière plus intensive et plus minutieuse, elle donnerait plus de blé et plus de vin. Le nombre des vêtements tissés, des claires et saines maisons construites serait accru. Or, les bras manquent-ils au travail ? Non, c’est le travail qui manque aux bras : le chômage est un des pires fléaux des sociétés actuelles. La statistique des États-Unis établissait récemment qu’il y avait chômage continu d’un cinquième environ des ouvriers. Si bien que nous sommes en face de cette situation paradoxale : il y a des hommes qui n’ont pas de pain ; il y a des hommes qui n’ont pas de travail ; et si ceux-ci travaillaient, il y aurait du blé pour les hommes qui n’ont pas de pain. Ou bien encore : Il y a des familles qui sont presque sans abri ou qui s’atrophient dans des taudis ignobles : il y a des maçons, des charpentiers, des plâtriers, des couvreurs qui n’ont pas de travail ; et si ces hommes travaillaient, il y aurait bientôt de bonnes et douces demeures pour toutes les créatures humaines. Il y a là désordre et absurdité. Des forces vives, par lesquelles la misère pourrait être supprimée, restent sans emploi, et c’est précisément parce qu’elles restent sans emploi qu’il y a misère. Le chômage est tout à la fois la cause et l’effet de la misère.

C’est parce que les hommes ne travaillent pas régulièrement et certainement qu’il y a pauvreté, et c’est parce qu’il y a pauvreté et que la puissance d’achat d’un très grand nombre d’hommes est presque nulle que le travail est intermittent et insuffisant. La misère est ainsi comme un cercle vicieux où le peuple tourne jusqu’à l’hébètement. Il faut donc briser ce cercle. Il faut que tous les hommes puissent être des acheteurs, des consommateurs pour qu’ils puissent tous être des producteurs. Il faut élever d’emblée la puissance d’achat et de consommation du peuple ; et pour cela, il faut organiser le travail de façon que les fruits en reviennent plus abondamment à ceux qui travaillent : or c’est là l’objet du socialisme. Ses adversaires prétendent qu’il s’occupe uniquement de la répartition des richesses, et point de leur production. C’est une erreur de fait, et c’est un sophisme, car la production et la répartition des richesses sont liées, et les mêmes conditions générales qui assurent une répartition plus équitable, plus étendue, plus humaine assurent une production plus constante et plus vaste. Est-ce que la Révolution française s’est occupée directement de la production des richesses ? Est-ce qu’elle a introduit immédiatement de nouvelles méthodes de culture et de fabrication ? Elle a seulement débarrassé une partie des cultivateurs de l’iniquité féodale. Elle a assuré une répartition nouvelle et plus juste de la richesse, et par cela seul elle a doublé en quelques années la productivité de la France.

La justice est naturellement féconde : et si elle est pour les hommes la mère auguste qui grandit le cœur, elle est aussi la mère nourricière des peuples. Il y a dans l’iniquité un répugnant gaspillage des forces humaines : voilà pourquoi les sociétés actuelles, n’étant pas pleinement justes, sont de mauvaises ménagères, et la sagesse, l’économie domestique, si j’ose dire, condamnent l’ordre social actuel déjà frappé par le droit.

Enfin, et c’est là à nos yeux son vice le plus grave, l’ordre social actuel est contraire à l’idéal humain, au développement moral religieux de l’humanité. La noblesse humaine est faite de plusieurs éléments : la liberté individuelle, la solidarité avec les autres hommes, la maîtrise des forces naturelles, le sentiment de l’infini.

Or, où est dans nos sociétés la pleine liberté individuelle, je dis dans nos sociétés républicaines ? Quels sont les hommes qui se possèdent vraiment, qui peuvent dire : moi ? Sans doute, sous le régime républicain, il y a la pleine liberté politique et la pleine liberté de conscience, et cela est d’une noblesse incomparable. Tous les citoyens ont, au moins en droit, une part égale de souveraineté : et aucun front, même pâli de misère, n’est humilié par la loi. C’est un grand honneur de n’avoir pas attendu pour décréter le droit humain, une organisation et une répartition meilleures de la propriété. L’homme a fait abstraction des inégalités matérielles pour reconnaître l’égalité de toutes les consciences : et il y a là assurément un haut idéalisme. Mais en fait, dans l’exercice de leurs droits politiques, d’innombrables citoyens sont non pas des citoyens, mais des sujets : ils ne sont pas sujets d’un roi, mais de la société et des forces d’oppression qui sont en elle. La propriété, telle qu’elle est constituée aujourd’hui, agit, dans l’ordre politique, comme une tyrannie. Sous la forme territoriale, elle asservit bien souvent le paysan inculte : il y a, en beaucoup de régions, une glèbe électorale, à laquelle métayers, journaliers, valets de ferme sont attachés. Là, la liberté du vote est supprimée par une action continue, et pour ainsi dire naturelle. L’homme subit la loi de la terre qu’il travaille pour autrui. Sous sa forme industrielle et financière, la propriété, quand elle se déchaîne, agit comme un ouragan : et les consciences qu’elle ne brise pas, elle les corrompt. Je ne dis point que cette action despotique et corruptrice de la propriété est décisive partout : mais partout elle s’exerce, et en bien des points elle est décisive. Dans toutes les manifestations de souveraineté d’un grand peuple, il y a une part de servitude. Cela est vrai de toutes les démocraties, des États-Unis comme de la France : et ce n’est pas un accident, un mal passager. Au contraire, aux États-Unis comme en France, il semble que le mal se développe à mesure que s’apaisent les hautes luttes qui surexcitaient la fierté des consciences, et que dans les élections il s’agit beaucoup moins de la liberté que de la propriété elle-même.

Voilà donc des hommes qui dans la vie quotidienne ne peuvent sentir, si je puis dire, leur liberté. Leur travail, qu’ils ne dirigent pas, qu’ils ne possèdent même pas pleinement puisqu’ils n’en retiennent pas tous les fruits, est machinal et à demi-servile. Dans l’ordre religieux aussi ils ignorent la liberté vraie. Ils ne peuvent pas se créer à eux-mêmes une conception propre de l’univers et de la vie, non parce qu’ils sont des ignorants : il faut savoir peu de chose pour interpréter noblement et librement l’univers : mais parce que la conscience autonome, dont la lumière éclairerait pour eux la profondeur même des choses, est voilée en eux. La routine de la foi machinale s’ajoute à la routine du travail machinal, et leur âme même est devenue un objet de propriété. Elle est possédée par une puissance extérieure : ou ils ne pensent pas, ou ils pensent par ordre. Il n’y avait qu’une occasion pour eux de retrouver le sentiment, et, si l’on veut, la sensation même de leur liberté : c’était le vote. Un moment, ils auraient été des citoyens dans toute la force du mot, et des hommes. Et peut-être ensuite, cette autonomie ainsi éprouvée et savourée, ils auraient voulu la retrouver dans la vie sociale et dans la vie religieuse. Mais non. Là encore, et jusque dans leur souveraineté fictive, la propriété les tient, et les domestique. Ou elle les a réduits lentement à l’état de choses, ou elle les étreint violemment, ou elle les corrompt. Et ce qui devait être, dans la pensée de la Révolution française, une éducation de liberté, n’est qu’une dernière façon de servitude.

Cela est si vrai qu’au fond les opprimés trouvent l’oppression licite : et c’est là le dernier degré de servitude. Quel est le métayer qui ne trouve pas dans sa conscience qu’il est naturel, qu’il est juste qu’il vote pour le candidat désigné par « son maître » ? Quand il vote contre ce candidat, ce n’est pas pour exercer son droit, mais pour jouer au maître un bon tour ; il le trompe par son bulletin de vote, comme il le tromperait sur le compte des œufs. Et je me rappelle qu’il y a quelques années, dans des comités électoraux, au moment même où nous venions de dénoncer en réunion publique la pression que certains patrons réactionnaires exerçaient sur leurs ouvriers, des ouvriers républicains me signalèrent des ouvriers réactionnaires qui votaient contre nous malgré l’insistance de leur patron républicain. Et ils s’indignaient de bonne foi : « Est-ce que le patron ne leur donnait pas du travail ? Est-ce que c’était bien à eux de lui résister ? Est-ce qu’il ne devrait pas les chasser ? » C’est la servitude qui s’accepte, ou mieux qui se proclame et se légitime elle-même. Si le propriétaire est convaincu que les métayers lui doivent leur voix, si l’industriel est convaincu que les ouvriers lui doivent leur voix, les métayers et les ouvriers en sont convaincus aussi.

Et au fond, dans cette acceptation, il y a une logique. Car les juristes ont beau considérer le contrat de travail comme une relation abstraite qui n’engage les contractants que dans les limites du travail même, c’est un contrat d’homme à homme, et qu’on le veuille ou non, l’homme tout entier y est engagé. Dès lors, s’il est un homme qui soit pour un autre homme le dispensateur du travail, c’est-à-dire de la vie, cet homme est vraiment le maître de cet autre homme ; il en est, jusqu’à un certain point, le légitime propriétaire. La tyrannie politique du riche sur le pauvre, du possédant sur le salarié ou le colon, est la conséquence forcée, naturelle, je dirai presque innocente du régime de la propriété, tel qu’il existe encore dans les démocraties. Elle manifeste la violence cachée, la brutalité intime, l’iniquité essentielle de la propriété. La propriété féodale n’est pas un accident, elle est une loi : c’est posséder un homme que posséder la chose sur laquelle travaille et dont vit cet homme. Si l’antiquité n’avait pas eu l’esclavage, elle aurait eu la féodalité : et nous, si nous n’avions pas l’idée du droit humain qui contrarie les effets de la propriété et qui nous achemine au socialisme, nous serions en pleine féodalité. Les élections politiques sont encore pour une large part des élections féodales ; le socialisme est l’effort de la liberté individuelle pour détruire en son principe la féodalité dont la Révolution a détruit la forme légale.

Dira-t-on que j’exagère et que les élections sont en somme, l’expression vraie de la volonté du pays ? Mais je ne prétends pas du tout que les élections, dans leur ensemble, soient faussées par l’influence abusive de la propriété. D’abord les pressions, s’exerçant en sens inverse, se neutralisent à peu près. Et puis, ceux qui possèdent ne luttent pas nécessairement contre tous les grands mouvements d’idées qui entraînent le peuple. Après la guerre de 1870, beaucoup de propriétaires et d’industriels ont adhéré de très bon cœur à la République : et comme les salariés, au moins ceux de l’industrie, étaient en général républicains, il y a eu concordance politique, et la pression de la propriété n’a pas eu à s’exercer systématiquement. Mais la question n’est pas là, et ce n’est pas le résultat électoral qui me préoccupe en ce moment ; c’est l’état des consciences et des esprits. Partout où l’intérêt politique des possédants et le sentiment politique des salariés ne concordent pas, il y a pression ou tentative de pression. Le grand propriétaire fait conduire au vote tous ses paysans sous la surveillance d’un homme d’affaires, et l’industriel, passant avant la bataille la revue de ses ouvriers leur signifie que s’ils ne votent pas bien, ils peuvent passer à la caisse. Dès lors, là où le paysan et l’ouvrier votent selon leur conscience, et c’est je le crois, la grande majorité des cas, c’est qu’il y a en fait accord entre la conscience politique du salarié et la conscience politique du maître. Il y a là une tolérance intéressée ; il n’y a pas la reconnaissance formelle du droit. Descendez, s’il se peut, dans les âmes, et cherchez combien de propriétaires ruraux ou d’industriels sont convaincus que l’homme qu’ils emploient a le droit absolu de voter autrement qu’eux, et contre eux. C’est bien mieux : cherchez combien de paysans et d’ouvriers sont convaincus qu’ils ont le droit absolu de voter autrement que le maître, et qu’ils en ont même, si tel est leur sentiment, le devoir ; et vous me direz si le droit de la propriété, telle qu’elle est comprise, n’est pas en contradiction avec notre droit politique. Avec le régime actuel de la propriété, la pleine autonomie politique des salariés est, ou un hasard, ou une tolérance, ou une sorte d’empiètement et comme un vague abus de confiance.

Cette situation fausse éclate dans les comités électoraux qui groupent un moment patrons et ouvriers. Bien que le but soit le même et qu’il y ait accord préalable, il y a parfois, à l’improviste, une sorte de gêne, et l’ouvrier, tout en parlant très haut, se demande tout bas s’il ne commet pas une sorte d’usurpation.

Le jour où le droit absolu de tous les citoyens à la liberté du vote sera inscrit non seulement dans la loi, mais au fond même de toutes les consciences, ce jour là le socialisme aura triomphé : car lorsque tous les hommes seront persuadés qu’ils ont, même dans une condition dépendante, le droit entier de penser par eux-mêmes et de vouloir par eux-mêmes, ils voudront aussi travailler par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Aujourd’hui les choses sont maîtresses de l’homme puisqu’il suffit à un homme de posséder certaines choses pour posséder en même temps, à quelque degré, certains hommes. Le socialisme veut abolir cette domination de l’homme sur l’homme au moyen des choses : et lorsque l’homme sera pleinement affranchi, dans l’ordre politique, de la propriété brutale, il sera bien près d’en être affranchi dans l’ordre économique. Étant vraiment maître de lui-même, il voudra être, pour sa part, le maître des choses, et il le sera. On a signalé bien des fois, et M. Clemenceau le faisait naguère encore dans le discours si important où, au nom du parti radical, il annonçait le Quatrième État, la contradiction entre la souveraineté politique de tous les citoyens d’une République, et la dépendance économique de la plupart d’entre eux. Cette contradiction aurait déjà éclaté en Révolution si la souveraineté politique des humbles n’avait été en fait atténuée par leur dépendance économique. Que l’autonomie politique devienne effective, et l’autonomie économique suivra. Voilà pourquoi les écoles qui donnent aux enfants du peuple une plus haute valeur et par là même une plus certaine autonomie préparent l’avènement du socialisme. Et comment le socialisme pourrait-il, comme le répètent les étourdis, amoindrir la liberté individuelle puisqu’il résultera nécessairement de l’exaltation même de cette liberté ?

Mais ce n’est pas seulement dans l’ordre politique et à propos d’élections que la liberté individuelle est paralysée aujourd’hui par la propriété : c’est dans l’exercice quotidien de leur raison, de leur pensée, de leur conscience, que les humbles sont violentés. L’homme n’a toute la liberté de sa raison que s’il peut converser librement, c’est-à-dire cordialement, avec tous les autres hommes. S’il ne peut guère parler qu’avec lui-même ou avec ceux qui étant identiques à lui sont encore lui-même, il est son propre captif. Quand il y a des classes dans la société, il y a forcément des classes dans l’intelligence. Or tout esprit de classe est un esprit serf, et les jugements que les hommes portent alors les uns sur les autres sont des jugements d’esclave. Prenez l’ouvrier d’une grande exploitation minière. Non seulement il n’est pas son maître, mais il ne connaît pas même ses maîtres : il y a au-dessus de lui toute une hiérarchie de porions, de surveillants, d’ingénieurs, de directeurs qui aboutit à une puissance suprême et invisible, le Capital. S’il peine dans une mine surchauffée par l’incendie des couches voisines, c’est pour servir un dividende à des êtres inconnus. Peut-être s’il connaissait à fond les affaires de la mine, verrait-il qu’elles vont parfois moins bien qu’il ne l’imagine. Surtout, s’il connaissait mieux les actionnaires, j’entends leur conscience et leur âme, il verrait qu’ils ne sont pas nécessairement méchants, et qu’ils ne sont pas nécessairement heureux, qu’ils ont pris eux aussi la vie comme elle leur était donnée, et qu’ils se servent presque innocemment d’un mécanisme social qu’ils n’ont point créé, qu’aucun homme n’a créé ; qu’ils ont eux aussi leurs angoisses et leurs misères, et que le Capital a un cœur, sinon pour la pitié à laquelle il ne se croit pas tenu, mais au moins pour la souffrance. Oui, mais ces ouvriers ne connaissent pas ces capitalistes ; ces hommes ne connaissent pas ces hommes, et dans l’ordre social actuel ils ne peuvent pas les connaître, car la direction du travail devient de plus en plus une sorte de pouvoir occulte et de magistrature invisible. Ils s’ignorent donc nécessairement, et nécessairement ils se haïssent, et il y a entre eux à certains jours tout l’abîme de la mine en feu, ardente de haine. Auprès de qui, je vous le demande, l’ouvrier souffrant et surexcité trouvera-t-il la lumière, le conseil, l’apaisement ? Il ne voit, il ne connaît que ses camarades, et ils ont les mêmes souffrances et les mêmes haines. Comment lui enseigneraient-ils, jusque dans ses revendications les plus hardies, l’équité envers tous les hommes, l’équité de l’esprit, la plus rare et la plus bienfaisante de toutes ? Je me trompe : à quelques pas de la sortie du puits de mine, il y a un cabaretier : et là les ouvriers causent librement : lui-même cause avec eux, et beaucoup. Mais c’est un ancien ouvrier de la mine qui a été congédié parce qu’il avait quelque indépendance et quelque énergie ; il se venge en attisant les colères. Puis il y a les petits boutiquiers, les petits marchands de la petite ville ; mais ils sont menacés par un économat que la mine a fondé ; et cet économat est détesté également des marchands et des ouvriers eux-mêmes. Car pour ceux-ci, même s’il leur fait du bien, même s’il leur livre la marchandise à meilleur compte, il est un nouvel engin de servitude, un accroissement de la puissance tyrannique qui après avoir absorbé le travail de la mine enveloppe la vie de la maison ; et bien souvent il leur fait du mal. Il n’est, comme cet économat de Commentry, dont M. Aujaine a lu les statuts, qu’un nouveau placement de fonds, et très fructueux, un philanthropique prétexte à dividende. Donc l’ouvrier est partout comme cerné en soi, et quand il hait, ramené de toute part et refoulé sur sa propre haine.

Ah ! je sais bien, on nous dit à nous socialistes : Mais pourquoi donc n’allez-vous pas vers le peuple avec des paroles d’apaisement ? Pourquoi ne lui dites-vous pas que derrière des institutions mauvaises il peut y avoir des hommes bons, et qu’aux justes revendications il ne faut point mêler la haine qui est une injustice ? — Hé[1] vraiment ! est-ce que nous disons autre chose ? Est-ce que nous imputons à la malice des hommes le vice des sociétés ? Est-ce que Marx n’a pas écrit, en tête de son livre sur le Capital, que quand il attaquait le patronat, il n’attaquait point les hommes, mais la personnification d’une catégorie sociale ? Est-ce que tous les socialistes n’ont pas déconseillé et même flétri les attentats individuels ? Est-ce que par eux la Révolution nécessaire est définie violence ? Vous savez bien que non : et nous sommes prêts, si vous le voulez, à mener avec vous dans les foules misérables un apostolat de douceur, de pardon, d’universelle pitié.

Seulement il y a deux choses qui nous gênent. La première, c’est que ce n’est point par des mots seuls que l’on peut apaiser la haine, mais par des actes. Il faut arracher la racine de la haine, et cette racine, c’est la division de la société en deux classes, l’une qui détient le capital, l’autre qui est vouée au travail serf. Si vous ne voulez pas abolir les classes par la suppression du régime capitaliste, vous ne voulez pas abolir la haine, vous voulez seulement en amortir les effets, pour continuer plus à votre aise l’exploitation de l’homme par l’homme. Quand nous aurons parlé, les esprits seront peut-être plus assoupis un instant, mais ils ne seront pas plus libres : et demain la souffrance se réveillera plus aiguë et aussi la haine. O les apôtres sournois qui versent des paroles de douceur sur un état de violence, pour le prolonger, comme des anges hypocrites qui verseraient dans le feu d’enfer l’huile des lampes célestes !

Et puis, un autre scrupule nous arrête. Si nous disons, comme nous l’avons souvent dit, que toute la faute est aux institutions et non aux hommes, nous ne disons qu’à demi la vérité, car si des institutions sociales oppressives inculquent forcément certains vices aux hommes qui en bénéficient, ceux-ci à leur tour ajoutent souvent par leur malice propre à la malice des institutions. Par exemple, les administrateurs d’une grande entreprise, pour prévenir ou repousser les demandes d’augmentation de salaire de leurs ouvriers, sont presque contraints de leur opposer des bilans mensongers. Cet esprit de dissimulation et de rouerie est de l’essence même du capitalisme. Si les ouvriers passent outre, le chef de l’entreprise essaie de les diviser par des moyens bas, en proposant des avantages particuliers aux plus influents ou aux plus vils qui doivent trahir les autres, dénoncer et troubler les organisateurs du mouvement, et semer dans les rangs la suspicion et la peur. Et encore si, malgré tout, les ouvriers restant unis triomphent un instant, le chef d’entreprise cherche à reprendre en détail ses concessions et à frapper un à un, quand l’ardeur de la bataille est tombée, ceux qu’il n’osait frapper unis, et dans le feu de la lutte ; et certes les représentants des pouvoirs publics, avec lesquels il a souvent des relations étroites, l’y aideront au besoin. Tout cela est logique. Tout cela, si j’ose dire, est dans l’ordre. Tout cela, dissimulation, rouerie, corruption systématique des humbles, représailles hypocrites, découle forcément, comme d’une source infectée, de l’institution despotique. Mais bien des dirigeants peuvent ajouter à l’égoïsme de l’institution leur tyrannie propre. Et comment les ouvriers pourraient-ils démêler et mesurer la responsabilité individuelle, la part de l’institution et celle de l’homme ? Il leur faudrait le maniement des affaires, et ils ne l’ont pas ; une communication quotidienne et cordiale, d’esprit à esprit, d’âme à âme, avec les dirigeants, et ils ne l’ont pas. Donc pour eux, les vices des institutions et les vices des hommes, cela ne fait qu’un, cela est un bloc dans la conscience populaire. Erreur, oui ; erreur funeste oui, et qui aux heures troublées engendre des crimes, oui encore. Mais erreur presque inévitable dans un régime social qui consiste précisément à livrer des hommes à d’autres hommes. Et nous, que pouvons-nous contre cette confusion déplorable ? Rien ou presque rien. Et d’ailleurs, s’il y a dans la colère des opprimés une part d’aveuglement, il y a une part de justice ; ils ont besoin de leur colère, et pourrait-on apaiser une moitié de leur âme, sans désarmer l’autre ? C’est ainsi que les revendications sociales qui devraient être un soulèvement d’universelle pitié, car les puissants souffrent aussi à leur manière de l’ordre social et du mal même qu’ils font, sont un soulèvement de haine. C’est ainsi surtout que la raison et la conscience du peuple sont livrées bien des fois à des impulsions fatales. Enfermés dans une existence de classe et dans des conceptions de classe, exclus de la vie large et humaine, les ouvriers se nourrissent entre eux de leurs ressentiments, de leurs espérances, de leurs déclamations ; l’autonomie de la pensée individuelle disparaît presque ; ils deviennent foule, ils deviennent troupeau, et les dissidents sont entraînés ou violentés. Vous vous plaignez de l’esprit étroit, arrogant, tyrannique des syndicats ouvriers ; je vais plus loin que vous. Je me plains qu’il soit nécessaire qu’il y ait des syndicats ouvriers. Dans une société d’hommes il ne devrait y avoir que de nobles et larges associations d’hommes où tous les éléments de la vie et de la pensée humaine seraient représentés. Mais vous faites de la vie sociale un combat ; il faut bien que les plus faibles s’associent pour la défense et pour l’attaque, et vous qui rendez nécessaire l’existence de ces clans étroits et haineux qui disparaîtraient dans une vaste et fraternelle organisation du travail, vous accusez le socialisme de menacer la liberté individuelle. Mais la liberté individuelle sous sa forme la plus haute, la pensée libre, la conscience réfléchie et libre, elle se meurt, elle n’est plus dans l’ordre social que vous défendez.

Il y a une autre tyrannie qui est développée à outrance par le régime actuel de la propriété. C’est la tyrannie des partis. Je ne parle plus de la pression immédiate que les possédants exercent sur les salariés : je parle de cette sorte d’embrigadement brutal que subissent la plupart des hommes dans des partis qui ne sont bien souvent que des coalitions d’intérêts. Certes, je ne dis pas qu’il n’y ait au fond des luttes de parti qu’une question de propriété ou d’intérêt. L’humanité vaut mieux que cela. Il y a, si j’ose dire, des partis de conscience comme il y a des partis d’intérêt. Le conservateur du temps d’Aristophane déplorait plus encore la diminution de l’ancienne autorité paternelle que le nivellement systématique des fortunes. Et le grand conflit qui depuis la Réforme agite l’Europe, le conflit de la pensée libre et de l’Église a passionné les esprits plus que l’abolition du régime féodal. Mais les grandes luttes des idées n’auraient point tourné à l’état de luttes de partis si dans l’ordre de la propriété avait été réalisée la fraternité humaine. Si le christianisme, en se répandant, ne s’était pas moulé dans les cadres d’une société brutale et inique, il serait resté une conception intérieure du monde et de la vie, une flamme ardente et douce de spiritualité ; et nous n’aurions pas à combattre une théocratie. La vie intellectuelle et religieuse de l’humanité aurait eu ses crises, mais l’homme n’aurait pas menacé et opprimé l’homme. C’est bien au fond la question de la propriété qui a appesanti et exaspéré l’histoire humaine. C’est elle qui a donné aux partis qui se heurtent leur haine compacte. C’est parce qu’au bout de tel ou tel système philosophique et politique il y a telle ou telle répartition des fortunes, c’est parce qu’au bout de tel ou tel événement électoral il y a telle ou telle distribution des faveurs, c’est-à-dire de la propriété flottante des gouvernements que les hommes d’un parti à l’autre se meurtrissent et s’outragent ; ou plutôt c’est pour cela qu’il y a, non de nobles controverses intellectuelles, mais des partis. Et qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée : ce n’est point là la doctrine paresseuse ou hautaine d’un philosophe ennuyé de l’action, ou qui affecterait le mépris imbécile des intérêts matériels. Dans l’état actuel de l’humanité, il faut qu’il y ait des partis, car l’absence de partis serait l’absence de mouvement, c’est-à-dire la consécration définitive, éternelle de toutes les iniquités présentes. Bien mieux, je crois que tout honnête homme doit appartenir à un parti. Pour moi, j’appartiens, et tout entier, au parti républicain parce qu’il affirme le droit de l’homme, et j’appartiens au parti socialiste parce qu’il veut soumettre au droit de l’homme le régime de la propriété, et pour ainsi dire, les choses elles-mêmes. Ce parti républicain socialiste, je devrais dire simplement ce parti républicain, car le socialisme n’est à mes yeux qu’un agrandissement nécessaire et une dépendance de l’idée républicaine, je suis prêt à le servir jusque dans ses erreurs et à le défendre jusque dans ses fautes. Mais je dois avouer que dans nos sociétés les partis sont de terribles instruments de servitude, et on n’a le droit d’être d’un parti que pour arriver à l’abolition des partis ; on ne peut faire de la politique que pour arriver à la suppression de la politique. Je ne veux point parler de cet esprit d’exagération, de dénigrement, de mauvaise foi qui s’impose à presque tous les membres d’un parti. Je ne veux point parler de la tyrannie des opinions collectives qui regardent toute dissidence presque comme une trahison. Cela est vrai, mais en quelque façon subtil et nous ne cherchons que les vérités grossières. Mais que fait la politique de tous les fonctionnaires ? Autant d’esclaves, ou de quasi esclaves par destination. Il semble que ceux qui ont été choisis pour remplir un service public sont par là même dignes de quelque respect et que, leur service rempli, ils doivent être libres, libres dans leurs relations, dans leurs croyances, dans leurs propos, dans leurs écrits, dans leurs lectures. Il semble que serviteurs du pays dans ce qu’il a de généreux et d’éternel, ils doivent être affranchis de la tutelle inquisitoriale des partis égoïstes et changeants. Mais non. L’armée est en proie aux partis ; il suffit d’un coup d’État, d’un aventurier heureux pour que toute cette hiérarchie militaire qui est après tout une hiérarchie de consciences soit pliée à un caprice criminel. Les administrations qui représentent le pouvoir central ne sont point des arbitres entre les partis, mais les fondés de pouvoir et les agents d’affaires d’un parti contre les autres, d’une fraction de parti contre les autres. Les juges sont aux mains du pouvoir, et selon qu’on leur prescrit dans les procès politiques, dans les innombrables incidents de la guerre sociale, l’indulgence ou la sévérité, ils acquittent ou ils emprisonnent ; et quand il s’agit des humbles coalisés pour arracher au Capital un morceau de pain, ils emprisonnent plus souvent qu’ils n’acquittent. Les employés des administrations de tout ordre sont obligés, selon le vent qui souffle, ou de se montrer à l’église, ou d’empêcher leurs femmes de s’y trop montrer. On permet aux professeurs, protégés par une organisation à demi corporative, par des traditions de liberté et même d’activité politique sous les régimes parlementaires, ou l’expression publique d’un libéralisme moyen ou au contraire certaines restrictions subtiles et dissidences académiques. Mais s’ils sont des opposants, on leur chicane le droit de faire acte de candidature aux élections législatives, en temps utile ; et s’ils sont des socialistes, s’ils s’avisent de donner ce scandale, on les tolère avec quelque surprise, mais une bande de politiciens est à leurs trousses, qui veut les chasser et qui le dit tout haut. Ce n’est point assez aux instituteurs d’enseigner aux enfants, comme c’est leur premier devoir et leur fonction même, l’amour et le respect des institutions libres. On attend d’eux, dans bien des villages, qu’ils soient les courtiers électoraux du maire ou du conseiller général, et on les maintient pour cela sous l’autorité des préfets. J’ai vu l’autre jour un receveur des finances, nouvellement promu, et républicain, qui n’osait pas s’abonner au Figaro, qui l’amusait, mais qui l’aurait rendu suspect. Et à mesure qu’on descend vers les petits fonctionnaires, buralistes, garde-champêtres, cantonniers, facteurs, surtout vers les fonctionnaires municipaux, quelle misérable dépendance ! quelles frayeurs ! quelles délations ! quelles hésitations du regard et du zèle entre l’administration d’aujourd’hui et celle de demain ! Et il y a en France, au recensement de 1886, 711 000 fonctionnaires nationaux ou gouvernementaux ! Une immense armée et dans cette armée à peine çà et là quelques escouades d’hommes libres ! Et quelle contagion de servitude ! Ce ne sont pas seulement les 711 000 familles en fonction qui sont comme diminuées par la crainte ! Il y a encore tous les aspirants, tous les remplaçants, tous les convoiteux qui sont fonctionnaires par la courtisanerie forcée avant de l’être par le traitement ! Pardon aux humbles, qui « se couchent pour ne pas tomber » comme Clemenceau le disait d’un ministre. Mais combien parmi les haut perchés, dont déjà le plumage se dore, qui roucoulent et font des grâces pour monter à la branche au dessus, ou simplement pour faire jouer sur leur poitrail à ramages les caressants rayons du pouvoir ! Les magistrats ont le prix des courbettes « distinguées. » Il y en a un l’autre jour qui disait à un ministre, auquel un mécontent anonyme avait adressé un livre explosif : « L’assassin vous connaissait bien : il savait que derrière l’homme d’État il y avait un fin lettré, et il a voulu vous frapper avec un livre. » Délicieux, Monsieur le Conseiller. Un autre, un Président de Cour d’appel, disait au même ministre : « Vous avez abattu toutes les têtes de l’hydre de l’anarchie, et s’il en reste une, ce ne peut être qu’une mauvaise tête, dont la bonne humeur aura raison. » Petite follette, comme on dit chez Pailleron. Et on prétend qu’il traduisent Horace ! Mécène les aurait fait chasser par ses esclaves !

Et surtout, qu’il n’y ait pas ici de méprise sur ma pensée ! Je ne reproche pas du tout au gouvernement républicain d’exiger ou d’attendre de ses fonctionnaires une certaine discipline politique, et même des services électoraux, et certes, les partis d’opposition, celui de l’Empire qui exigeait le serment et celui des curés qui exigeait le billet de confession, quand ils se plaignent ou qu’ils invectivent, ne sont pas dénués de cynisme. D’autant plus qu’aujourd’hui encore, par les innombrables influences sociales dont ils disposent, ils savent fort bien insinuer dans les fonctions de la République des ennemis sournois de la République. Mais surtout, comment un gouvernement de démocratie, s’il ne discipline pas ses fonctionnaires, pourrait-il lutter contre l’esprit de réaction servi par la grande propriété territoriale et par cette autre forme de la grande propriété qui s’appelle l’Église ? Encore une fois le christianisme serait, mais peut-être il n’y aurait pas d’Église si la domination séculaire de l’homme sur l’homme avait cessé depuis longtemps. L’évêque est un seigneur, le pape est un empereur, et il n’y aurait eu, dans l’ordre spirituel, ni seigneur ni empereur s’il n’y avait pas eu des seigneurs, des empereurs dans l’ordre temporel ; et ceux-ci n’auraient pas été si le régime de la propriété avait assuré l’autonomie de tout homme. Les curés sont des « pasteurs » parce que le peuple, dépouillé de la propriété, est un troupeau d’asservis, d’ignorants, et de misérables. Oui, l’Église, dans son organisation, dans sa hiérarchie, dans le système de pression qu’elle exerce sur les âmes, résume et prolonge, en y comprenant les consciences elles-mêmes, la grande propriété romaine et féodale ; le catholicisme est le latifundium démesuré des consciences. Et à côté de lui, à côté de la grande propriété cléricale, la grande propriété laïque, terrienne et financière, travaille contre la démocratie. Elle a arraché à l’État subalternisé de terribles monopoles, le monopole des transports, de la Banque, des mines, et par là, elle a elle aussi, ses fonctionnaires, les fonctionnaires de l’esprit rétrograde. La démocratie, dans un gouvernement libre, a comme domaine l’ensemble des emplois publics, et l’on voudrait qu’elle soit désarmée sur son propre domaine, tandis que ses ennemis fortifient le leur ! À la guerre répond la guerre, et si l’oppression est un moyen de combat, s’il faut discipliner les fonctionnaires comme d’autres disciplinent les paysans de l’Ouest, les ouvriers de certaines mines ou les croyants affaissés, à l’oppression répondra l’oppression. C’est la guerre de la propriété gouvernementale contre la propriété terrienne, financière et cléricale. Propriété contre propriété, nous en revenons toujours là, et tant que la propriété sera entendue dans l’ordre social comme la possession des hommes au moyen des choses, elle sera entendue, dans l’ordre gouvernemental, comme la possession des fonctionnaires au moyen de la fonction. N’importe ; cela est triste. Est-ce qu’un journal « libéral », le Temps, n’avisait pas, l’an dernier, les ouvriers d’une manufacture d’État à Guérigny, qui s’obstinaient, après invalidation, à une candidature boulangiste, qu’après tout ils étaient des fonctionnaires, et qu’on le leur ferait voir ? Où nous arrêterons-nous dans la pratique et dans la théorie de la servitude ? Il n’y a, encore une fois, qu’un moyen de nous dégager : c’est de supprimer « les partis » en instituant un régime de la propriété qui ne soit pas un régime d’esclavage. Quand tout homme, sur la base d’une propriété certaine, sera maître de soi, quand il n’y aura plus, dans toute l’étendue du pays et du travail national, un homme qui soit l’homme d’un autre homme, il n’y aura plus dans toute l’étendue des fonctions publiques un homme qui soit l’homme du gouvernement ; le fonctionnaire sera tout ensemble le serviteur de la nation et son propre maître. Quand la justice règlera la répartition des richesses dans le pays, elle règlera aussi la répartition des emplois. La servitude et l’arbitraire dans les fonctions publiques traduisent, par contre-coup, la servitude et l’arbitraire qui faussent les rapports de la propriété et du travail. Lorsque nous, socialistes, nous disons que la propriété est une institution sociale, que le travail est une fonction sociale et qu’il faut l’organiser : on nous répond : mais alors tous les citoyens seront des fonctionnaires ? Et on oublie que si dans la condition du fonctionnaire aujourd’hui il y a quelque chose d’inférieur et de dépendant, c’est un effet de l’ordre social actuel.

Ainsi, de tous côtés, dans la société actuelle, je ne rencontre que servitude. Partout l’individualité est resserrée, comprimée, faussée : et si j’ai surpris cette servitude dans la dépendance électorale des salariés, dans la dépendance politique des fonctionnaires, dans la dépendance des consciences populaires condamnées à une violence étroite de conception, ce n’est point qu’il n’y ait dépendance que là. Elle est partout, mais là surtout elle se marque. Qu’on ne nous dise donc pas d’avance qu’avec nos systèmes socialistes nous faisons bon marché de la liberté individuelle. Il est possible que nous nous trompions, et que maladroits, en voulant sauvegarder la liberté, nous la compromettions davantage. Nous verrons cela ; mais dès maintenant, si nous nous mettons en souci d’un ordre social nouveau, c’est que nous avons besoin de liberté pleine pour les autres hommes comme pour nous : c’est que nous ne savons rien de plus grand que l’homme qui, dans les profondeurs de son être, peut dire : moi, et que dans la société présente nous ne savons rien de plus rare. Ah ! sans doute, en tout état social, pour être vraiment soi-même, pour n’accepter de la société que la règle de la justice, de la raison et du devoir, pour ne soumettre sa conscience, sa pensée, sa vie à aucun homme, il faudra toujours quelque courage, et c’est là ce qui fait la beauté de l’homme libre. Mais le courage n’est, pour compléter la définition de Montesquieu, que le sentiment de notre propre force poussée à l’extrême par la volonté, et il y a dans la société actuelle de telles puissances d’écrasement que l’idée même de la résistance ne vient pas à la plupart des hommes, et que le courage comme la liberté ne peut être qu’un accident. C’est là d’ailleurs ce qui empêche les hommes de sentir combien peu ils sont libres ; pour la plupart, la servitude, c’est la vie même, et elle leur paraît chose naturelle comme la vie. Que tous les hommes veuillent être libres, qu’ils veuillent relever non des autres hommes, mais du Droit impersonnel, c’est-à-dire encore d’eux-mêmes, et la société présente éclatera en un instant.

Chapitre 2[2]
 

Comme elle est contraire à l’individualité et à la liberté, la société présente est contraire à la solidarité ; elle est toute entière ou presque toute entière : combat, animosité, égoïsme, violence, ruse, exploitation de l’homme par l’homme. Mais ici les économistes nous arrêtent d’emblée. Pourquoi moraliser, ô philosophe ? De quel droit cherchez-vous le secret des consciences ? La moralité est intérieure, elle échappe aux prises de l’économie. Qu’importe à la science sociale les intentions et les mobiles, si en fait la condition générale de l’homme est améliorée peu à peu ?

Je pourrais répondre que c’est là une thèse étrange. Les économistes reprochent volontiers au socialisme de substituer à l’initiative, à la liberté individuelle, qui a seule de la dignité et du prix, une sorte de mécanisme qui assurerait le bonheur des hommes sans eux ou même malgré eux. Et ce sont eux maintenant qui réduisent l’ordre social à un mécanisme que l’on juge seulement par ses résultats. Eh ! bien, soit : nous acceptons un moment de ne regarder que le jeu superficiel et l’extérieur de la société actuelle, sans pénétrer jusqu’au fond même des âmes. Nous y consentons sans peine, car nous sommes convaincus qu’il y a une harmonie profonde entre l’ordre intérieur des consciences et l’ordre extérieur des sociétés. Si en effet, la société actuelle procure d’une manière visible et palpable le bien de tous ses membres, il est impossible qu’elle n’obéisse pas dans le secret de son âme à une inspiration morale élevée. Mais si au contraire nous constatons dans la société présente, malgré les prodigieux engins de richesse dont elle est munie, le désordre matériel, l’inégalité monstrueuse, la misère, l’abandon, l’épuisement, les conflits aigus, il faudra bien chercher quel est le désordre moral d’où ce désordre matériel procède, échapper au matérialisme de l’économie politique et demander aux consciences leur secret. Donc, on nous dit que ceux-là même qui, dans l’ordre social actuel, se plaignent le plus et paraissent souffrir le plus, les travailleurs manuels en général et les ouvriers de l’industrie en particulier, ont largement bénéficié de l’accroissement de la richesse générale par la hausse continue et rapide des salaires. Examinons un peu si vous voulez.

Pour beaucoup d’objets, et des plus nécessaires, la puissance d’achat du salaire a baissé dans des proportions inquiétantes. Rapprochez simplement les diverses statistiques contenues dans la France économique de M. de Foville. Pour la plupart des industries, le salaire a haussé depuis 1853 de 1 fr., 1 fr.25 ou même parfois 1 fr.50. Mais en regard quelle hausse dans les loyers depuis cette époque ! Il est très difficile de la mesurer, mais tout le monde convient qu’elle est très grande. Il est difficile aussi, à cause des fluctuations énormes du prix du pain d’obtenir une moyenne des prix un peu sérieuse ; mais il semble bien que les prix se soient fixés un peu au dessus de la moyenne des 60 dernières années. Et pour le pain un peu délicat, qui est devenu un besoin pour la population des grands centres, il y a une hausse notable. Le prix moyen de la viande (bovine, ovine, caprine, porcine) était de 0 fr.79 en 1840, de 1 fr.18 en 1862 et de 1 fr.58 en 1882. De 1840 à 1882 il a donc exactement doublé. Pour le vin, le prix moyen de l’hectolitre chez le récoltant était de 13 fr. en 1850, de 29 fr. en 1860, de 40 fr. en 1885, de 35 fr. en 1888 ; c’est-à-dire que depuis 1850 le prix moyen du vin chez le récoltant a triplé. Et si l’on regarde les prix du vin chez le marchand au détail auprès duquel s’approvisionnent surtout les familles ouvrières, on constate que le prix moyen de l’hectolitre est de 28 fr. en 1850, de 57 fr. en 1860, de 76 fr. en 1881, de 78 fr. en 1886, de 80 fr. en 1887 et 1888. Ce sont là les prix des vins courants, bien entendu ; et ainsi, chez le débitant au détail, c’est-à-dire pour la plupart des familles ouvrières, le prix du vin, de 1850 à 1888, est passé, par une hausse constante, de 28 fr. à 80 fr. : il a triplé. Le cidre et la bière, quoique dans de moindres proportions, ont renchéri. Le cidre est passé de 10 fr. l’hectolitre en 1850 chez le récoltant à 13 fr. en 1887 — et chez le débitant au détail de 16 fr. en 1850 et 1860 à 22 fr. en 1888. La bière était cotée, à l’importation, 40 fr. en 1860 et depuis 1885, 55 francs. Ainsi, tout ce qui constitue la vie elle-même, tout ce qui est indispensable, le logement, la viande, la boisson fortifiante, tout a augmenté, et démesurément, tout, sauf le vêtement. Il semblerait que la houille, avec laquelle la plupart des ménages ouvriers se chauffent et cuisent leurs aliments a dû baisser de prix, depuis que l’exploitation minière est perfectionnée et que les moyens de transport sont plus puissants. Il n’en est rien. La houille, au lieu de consommation, valait 20 fr.37 la tonne en 1850 ; elle valait 20 fr.80 en 1885 ; et 19 fr.65 en 1887. Depuis, elle s’est élevée sensiblement, et on peut dire qu’aujourd’hui elle est au moins aussi chère qu’en 1850. Pour l’alcool, qui est pour certaines populations industrielles du Nord un besoin, il y a eu baisse des prix. Impôt non compris, l’hectolitre d’alcool pur coûtait en moyenne 86 fr. en 1830, 79 fr. en 1840, 107 fr. de 1850 à 1860 (à raison de l’oidium 214 fr. en 1854) ; il descend à 71 fr. en 1860, à 60 fr. en 1870, 68 fr. en 1880, à 44 fr. en 1884, à 47 fr. en 1885, à 50 fr. en 1886, à 49 fr. en 1887. De 1830 à 1887 l’hectolitre d’alcool pur a donc baissé de 79 – 49, soit de 30 francs. Mais en même temps, et par un mouvement inverse, l’impôt sur l’alcool, dans tous les pays du monde, et en France particulièrement, se développait d’une façon énorme. La taxe de consommation était de 50 fr. par hectolitre d’alcool pur avant 1830 ; elle a été de 34 fr. de 1830 à 1855 ; de 50 fr. de 1855 à 1860 ; de 75 fr. de 1860 à 1871 ; de 125 fr. depuis 1873 et avec les décimes, elle était en 1889 de 156 fr.25 : c’est-à-dire qu’au principal seulement, la taxe de consommation entre 1830 et 1889 s’est accrue de 73 fr. par hectolitre. C’est donc 43 fr. de plus par hectolitre (impôt compris) que paie le consommateur.

Je vois bien qu’à Paris pour certaines industries comme l’industrie du bâtiment, pour les maçons, charpentiers, menuisiers, serruriers, le salaire de 1853 à 1885 s’est accru de 2 fr.50, de 3 fr., de 3 fr.50 et même de 3 fr.75 par jour (les maçons passent de 4 fr.25 à 8 fr.). Mais ce sont là des industries « qualifiées » qui exigent un savoir spécial : et combien de salariés dont la journée n’a pas progressé ainsi. Mais même pour les privilégiés, comme cette augmentation de 3 fr. par journée de travail est neutralisée par les charges énormes qui pèsent à Paris sur les travailleurs ! L’octroi ne nous dit rien sur le loyer, et voici l’octroi : Il donnait à Paris 19 millions en 1831[3], 75 millions en 1860, 108 millions en 1869, 118 millions en 1875 et 141 millions en 1888. Or depuis 1830 la population de Paris a triplé. Elle était de 786.000 habitants en 1831, et elle était en 1886 de 2.344.550 habitants. L’octroi aurait donc seulement triplé s’il s’était borné à suivre le mouvement de la population : il serait aujourd’hui de 19 x 3, soit de 57 millions. Il est de 141 millions : c’est-à-dire que la charge individuelle de chaque citoyen de Paris a presque triplé ; elle a du moins plus que doublé. Elle est de 58 fr. par tête.

Pour la volaille, les œufs et le lait il y a eu hausse marquée. Les prix de 1882 surpassent ceux de 1862 de 0 fr.60 pour les poules, de 0 fr.85 pour les oies, de 0 fr.50 pour les canards, de 0 fr.40 pour les dindons, de 0 fr.20 pour les pigeons.

Pour les pommes de terre, à cause de la diversité des qualités, la statistique est très grossière ; mais quand on voit que l’enquête de 1840 donne un prix moyen de 2 fr.90 par quintal ; que les enquêtes de 1852 et de 1862 portent cette valeur moyenne à 4 fr.75 ; qu’elle ressort à 6 fr.42 dans l’enquête de 1882, il est difficile, quelques puissent être les fantaisies et les incertitudes de la statistique, de ne pas conclure à une hausse marquée du prix des pommes de terre.

Au reste, pour le dire en passant et quoique nous empruntions tous ces chiffres à M. de Foville, nous n’avons nul besoin qu’ils soient d’une exactitude minutieuse ; nous ne faisons pas un calcul des prix de revient, et nous ne réclamons ni ne combattons des droits de douane. Nous cherchons seulement à relever le mouvement général des prix ; il nous suffit donc que dans les chiffres comparatifs recueillis et classés par l’éminent statisticien il y ait une sorte d’exactitude générale. Et cela, on n’en saurait douter.

Il est donc certain que tous les objets d’alimentation, au moins les objets essentiels, ont subi un renchérissement toujours notable, quelquefois énorme ; le sucre seul fait exception, parce qu’il est un produit industriel. Quant au café, les droits de douane qu’il supporte ont passé de 50 fr.30 par quintal entre 1860 et 1870 à 114 fr. Il y a là une hausse inévitable.

Pour les vêtements, la chaussure, la coiffure, le mobilier il est beaucoup plus malaisé et presque impossible d’établir des comparaisons : car ici nous sommes dans le domaine de l’industrie, qui transforme tout ; les marchandises ne sont plus les mêmes, et les habitudes ont été changées. Aux vêtements lourds, solides et chers se sont substitués les vêtements plus élégants, plus fragiles : les chemises de fil sont remplacées par les chemises de coton ; et les gros souliers ferrés par les bottines. Tout ce qu’on peut dire, c’est que par un prodigieux développement industriel, chimique et mécanique, une sorte de luxe subalterne a été mis à la portée des petites bourses et s’est largement répandu. Sur les étoffes de coton, et par suite sur les tissus mélangés où le coton entre pour une si grande part, la baisse est énorme. Par exemple, pour nos toiles écrues ou blanches (calicots, percales, coutils) le kilogramme, représentant une dizaine de mètres d’étoffe de largeur moyenne était évalué 16 fr. par la douane en 1826 ; le taux d’évaluation n’est plus que de 4 ou 5 fr. de 1847 à 1862 ; après la hausse provoquée par la crise cotonnière, la baisse s’accentue de nouveau et depuis 1877 le prix moyen a toujours été inférieur à 4 fr. (3 fr.60 en 1886 — et 3 fr.50 en 1887).

De même, pour les glaces il y a une diminution extraordinaire depuis le commencement du siècle. Par exemple, une glace de 1 mètre carré valait à Saint-Gobain en 1802, 205 francs ; en 1835, 127 fr. ; en 1856, 61 fr. ; en 1862, 48 fr. ; en 1873, 60 fr. ; en 1887, 36 francs : c’est-à-dire six fois moins qu’au commencement du siècle. De là, dans diverses parties du mobilier, les armoires à glace par exemple, diminution forcée des prix.

Si nous résumons ces faits, nous constatons que les produits proprement industriels, les tissus, les meubles, le sucre, l’alcool, ont baissé de prix, par suite du progrès même des sciences industrielles, de la chimie appliquée et du machinisme. Au contraire, les produits du sol et ceux dans lesquels la part de la main d’œuvre est prépondérante ont renchéri et beaucoup. Mais il se trouve précisément que presque tous les objets ou produits indispensables sont dans cette dernière catégorie : la viande, le vin, les maisons. Ainsi, pour les classes pauvres, voici le résultat. D’une part, les facilités, les tentations de luxe banal, d’élégance à bon marché ont été multipliées ; et d’autre part, les conditions essentielles de la vie, au sens le plus strict de ce mot, ont été rendues bien plus difficiles. On voit combien il y a d’illusion dans la hausse apparente des salaires. Et notez que le salaire est intermittent : il est interrompu dans beaucoup d’industries par les mortes saisons, et dans toutes, par le chômage. Les Trades Unions, qui comprennent surtout des ouvriers d’élite plus continûment occupés que les autres constatent dans leurs comptes rendus de fréquentes périodes où 10, 15 et 20 % de leurs membres sont sans travail. Or pendant que le salaire s’arrête, le loyer court ; il faut se nourrir ; il faut vivre ; et l’élévation des prix de première nécessité rend plus profond le trou noir du chômage et de la misère. Qu’importe alors que la femme puisse mirer quelques rubans et une figure fanée dans un miroir de quarante sous ? Il y a de bonnes vieilles qui, en parlant du temps passé, se scandalisent presque qu’il y ait aujourd’hui dans un ménage ouvrier des bougies et une glace. Cela jadis était réservé « au château », et elles ne songent pas que cela aujourd’hui vaut dix fois moins. L’économie politique ne se scandalise pas ; elle se glorifie au contraire ; mais quand elle relève ces détails comme la marque d’une amélioration notable de la condition ouvrière, elle tient, à sa façon, un raisonnement de vieille femme. Les colifichets de la vie ne signifient rien, et si le capitalisme, en échange de l’indépendance, de la sécurité, de l’aisance vraie qu’il ravit au peuple, lui donne quelques bibelots à bon marché, c’est proprement là conduite d’usurier. Pour la hausse des salaires, ce qui montre bien qu’elle ne signifie pas grand chose, c’est que la crise sociale est précisément plus aiguë dans les pays où les salaires sont le plus élevés, où la hausse des salaires a été le plus rapide. En Angleterre, les salaires sont presque deux fois aussi élevés qu’en France ; quand par exemple le maçon français gagne 25 francs par semaine, le maçon anglais en gagne 41. Or c’est en Angleterre qu’est la plus horrible misère. Il y a suivant les calculs du général Booth, dans le Royaume Uni, près de trois millions d’hommes qui sont, selon son expression, des « submergés », c’est-à-dire qu’ils sont tombés à cette profondeur de misère d’où jamais, jamais on ne remonte. En Allemagne, depuis 1870, il y a eu un immense essor industriel et un mouvement ascendant des salaires très marqué, et il y a eu aussi développement de la souffrance publique, malaise général. C’est à peine, au moment où j’écris, si les populations ouvrières sont assurées d’avoir du pain de seigle l’hiver prochain. À mesure que la civilisation industrielle s’accélère, elle rejette vers la misère d’innombrables travailleurs. À mesure que le tourbillon social se précipite, le centre, animé et échauffé par ce mouvement, éclate en un prodigieux soleil de richesse, et d’innombrables existences sont refoulées à la périphérie, dans les régions chaotiques et glaciales. Et la hausse apparente des salaires n’est qu’une lumière trompeuse, un rayon brisé, intermittent et stérile, qui dore au passage, sans la retenir, toute cette poussière humaine emportée vers la nuit.

Je sais bien que la statistique constate un développement rapide surtout depuis 1860 dans la consommation de tous les produits et dans l’activité économique générale. C’est ainsi que la consommation taxée des vins s’est élevée de 23 millions d’hectolitres dans la période qui va de 1860 à 1869, à 26 millions d’hectolitres en 1886, 87 et 88. La consommation de la viande, autant que l’on en peut juger, en combinant les relevés de Chaptal sous le Ier Empire, les notices présentées aux conseils généraux sous Louis-Philippe et les enquêtes agricoles, s’est élevée de 17 kilos par tête en 1812, à 21 en 1830, à 20 en 1840, à 23 en 1852, à 26 en 1872 et 33 en 1882. Surtout la consommation du tabac et de l’alcool qui ne sont pas ou ne semblent pas des produits indispensables, s’est accrue démesurément. L’alcool pur consommé s’élevait en 1830 à 435 milliers d’hectolitres, en 1850 à 731 milliers, à 1860 à 932 milliers, en 1870 à 1.014.000 et en 1888 à 1.500.000 hectolitres. Pour les tabacs, les recettes se sont élevées de 122 millions de francs en 1850 à 195 millions en 1860, à 313 millions en 1875, à 369 millions en 1890. De 1880 à 1886, la quantité de tabac vendu passe de 33 à 35 millions de kilogs.

Voilà pour la consommation.

Quant à l’activité générale des correspondances et des échanges, elle se marque suffisamment par ces quelques chiffres.

Le nombre total des lettres échangées en 1860 était de 263 millions ; il est de 671 millions en 1887. Les télégrammes expédiés étaient de 925 000 en 1860, de 4.574.000 en 1869, de 8.886.000 en 1875, de 18 millions en 1880, de 28 millions en 1887.

Quant au nombre des voyageurs transportés à toute distance, il était de 56 millions en 1860 et il s’élève, par un mouvement continu à 218 millions en 1887.

De même pour les marchandises, les tonnes kilométriques transportées étaient de 1.517.000 en 1855, de 3.120.000 en 1860, de 7.527.000 en 1872 ; elles s’élèvent à près de 11 millions dans la période de surexcitation industrielle qui a précédé le krach ; et de 1885 à 1887 elles oscillent entre 9 et 10 millions.

Voilà les chiffres que les économistes opposent triomphalement à ceux qui essaient une critique de l’ordre social actuel. Mais il y a, dans tout ce déploiement de statistique, beaucoup d’artifice et d’équivoque.

Et d’abord, il n’est pas démontré que pour la consommation des produits essentiels, la viande, le vin, ce soient les classes ouvrières qui aient bénéficié surtout de l’accroissement. Il y a eu depuis un demi-siècle une révolution véritable dans les habitudes de la moyenne et de la petite bourgeoisie. On a peine à se figurer aujourd’hui le régime d’un fabricant modeste, mais ayant une clientèle assurée, dans les premières années du règne de Louis-Philippe.

La bourgeoisie consomme pour elle, et surtout pour ses enfants, beaucoup plus de viande qu’autrefois. Il est certain cependant que les habitudes des ouvriers et des paysans ont été singulièrement modifiées. Elles l’ont été de proche en proche, par l’exemple de la bourgeoisie elle-même ; elles l’ont été surtout par la transformation absolue des conditions de la vie sociale. Et si nous regardons de près les chiffres que nous avons cités tout à l’heure, nous verrons que certains besoins nouveaux, certaines habitudes factices ont été créés dans le peuple par le nouveau milieu social où il vit, mais que, pour lui, le fond même de l’existence est resté peut-être aussi pauvre. Vous dites : « On fume infiniment plus qu’autrefois et on pourrait ne pas fumer ; la France dépense 400 millions de tabac par an. Est-ce que le peuple ne pourrait pas épargner plus qu’il ne fait et s’assurer un bien-être certain, puisqu’il dépense en consommations inutiles une partie de son salaire ? ». Assurément, mais vous oubliez que la bourgeoisie elle-même, depuis un demi-siècle, fume infiniment plus qu’elle ne faisait, que ce qui était considéré, il y a soixante ans par beaucoup de ses membres, comme un luxe et presque comme une dissipation est devenu pour tous une habitude de tous les instants ; que les enfants de la bourgeoisie croient de bon ton de fumer de très bonne heure ; que les lycéens se promènent volontiers avec la cigarette ou le cigare ; et que ce sont les classes moyennes qui ont peu à peu par l’exemple agi sur le peuple. De plus les moyens de communication multipliés ont rapproché les campagnes et les villes et répandu dans les campagnes, forcément, les habitudes des villes. Il y a ainsi tout le long de l’échelle sociale une transmission inévitable des habitudes et des besoins. Tout d’abord, c’est le noble qui prisait dans des tabatières en or, ornées d’un portrait galant ; puis le bourgeois a fumé, puis l’ouvrier, et maintenant le paysan fume. Le paysan, très en retard, prisait encore ; l’aristocratique tabatière, tombée à l’état de pauvre tabatière en cuir, n’existe plus que dans quelques cantons reculés, et il n’y a plus guère que les vieux paysans et quelques retraités qui échangent une prise, au seuil de l’église.

Le service militaire universel a amené les paysans en masse dans les villes. Ils ont pris forcément les mœurs de garnison, et ils les rapportent au village. Pour les ouvriers, l’ancienne vie familiale, avec le travail à domicile, a été supprimée peu à peu, ou du moins bien réduite par le machinisme et la concentration dans les ateliers. L’ouvrier qui, à domicile, pouvait ne pas fumer, ne le peut plus maintenant dans la promiscuité de la vie industrielle sans s’exposer à la moquerie. Il ne peut plus de même sans un soupçon d’avarice refuser d’aller avec ses camarades, avant d’entrer à l’atelier, ou à la sortie prendre un petit verre.

Les villes par un mouvement universel et inéluctable qui a la force et la régularité d’une loi naturelle se peuplent depuis un siècle aux dépens des campagnes. Or, la vie des grandes agglomérations industrielles est beaucoup plus intense et épuisante que la vie de la campagne ou l’existence du petit artisan. Les populations industrielles ont un besoin absolu d’une nourriture plus substantielle[4], et si l’ouvrier des villes consomme beaucoup plus de viande que le paysan, de même, d’ailleurs, que l’avocat occupé consomme beaucoup plus de viande que le propriétaire rural, c’est, tout simplement, qu’il faut plus de charbon à la machine. Et l’alcool n’est bien souvent qu’un stimulant qui supplée chez les populations industrielles à l’insuffisance de la nourriture indispensable. L’ouvrier des grandes villes, travaillant souvent hors de chez lui et loin de chez lui, ne prend plus et ne peut plus prendre tous ses repas à la maison. Combien déjeunent dans les guinguettes qui pullulent autour des grands chantiers de travail ? Et là, le petit verre d’alcool est presque de rigueur. On serait un client mal venu si on le refusait. Les enfants des populations industrielles sont sevrés de très bonne heure de la vie de famille et privés de la tutelle domestique. Bien souvent le père travaille d’un côté, la mère d’un autre, les enfants ailleurs ; ils sont ainsi livrés à eux-mêmes. Économiquement et socialement, ils sont de petits hommes, et, par une suite naturelle, ils prennent de très bonne heure les habitudes de l’homme : ils fument et ils boivent. De là aussi, la précocité vicieuse de tant d’enfants. Et alors, quand la civilisation industrielle, par la facilité des transports, par la mobilisation générale des existences, par la communication des habitudes entre la campagne et la ville, par les grandes concentrations d’ouvriers, par la suppression ou la diminution de la vie de famille, par l’exemple même de la bourgeoisie et par l’insuffisance de l’alimentation essentielle, inocule au peuple l’habitude et le besoin du tabac et de l’alcool, elle se retourne vers lui et lui dit : « Pourquoi réclames-tu, ô prodigue ? »

Ce développement de la consommation de l’inutile est en un sens le signe le plus certain de la détresse matérielle et morale des populations ouvrières ; et on l’invoque comme un signe de richesse ! Il y a pourtant un contraste qui devrait dissiper tous ces prestiges ; c’est que, pendant que la consommation du tabac et de l’alcool s’est ainsi prodigieusement développée, au contraire la consommation de la viande et du vin, ou bien s’est développée avec une lenteur extrême et très faiblement, ou bien même a subi un recul.

Tandis que de 1860 à 1888, la consommation de l’alcool doublait, c’est à peine si la consommation de la viande s’accroissait d’un quart. Et même là où l’on possède des statistiques plus précises de la consommation de la viande, dans les grandes villes par exemple, où les droits d’entrée permettent de faire des relèvements plus exacts, on constate un progrès bien moindre ou même un recul. C’est ainsi qu’à Paris, la consommation moyenne, par tête, était de 75 kilogrammes en 1866 et de 77 kgs en 1886. Ce serait donc une augmentation seulement de 2 kilogrammes par tête. Et si l’on songe que les grandes fortunes mobilières et financières se sont depuis 30 ans prodigieusement développées, qu’à Paris des quartiers splendides ont été construits depuis peu pour la haute finance, que tous ces parvenus de l’ordre social actuel déploient un luxe inouï de laquais, de valets, de cuisiniers et marmitons, et que dans tous les sous-sols de la haute fortune parisienne on consomme et on gaspille largement, il est bien évident que ce ne sont pas les travailleurs qui ont bénéficié de cette augmentation minime de 2 kilogs par tête. D’ailleurs, depuis 4 ans, il y a baisse à Paris sur les recettes de l’octroi, c’est-à-dire sur les entrées. Si l’on se rappelle que cette baisse dans la consommation coïncide avec un accroissement de population de 200 000 âmes depuis le recensement de 1886, on mesurera exactement les progrès du bien-être dans les classes ouvrières.

À Toulouse, il y a aussi depuis le recensement de 1886 une augmentation de population d’environ 5 %, et je constate que depuis 1887, les recettes de l’octroi ont fléchi de 1/6 pour les vins et de 1/20 pour les comestibles.

Si la consommation des vins taxés s’est légèrement accrue en France depuis 1860, la consommation totale des vins taxés et non taxés est descendue au contraire de 36 millions d’hectolitres en 1860 à 33 millions en 1887. Ainsi, il n’y a progrès, ni dans la consommation de la viande, ni dans la consommation du vin. Et quant au logement, il suffit de constater l’impossibilité où nous sommes de faire fonctionner la loi sur les logements insalubres pour conclure que là aussi le progrès est presque nul. Ainsi en regard d’un développement énorme de la consommation du tabac et de l’alcool, les conditions essentielles, fondamentales de la vie des travailleurs ne sont pas améliorées. Il y a là la preuve nouvelle d’une rupture d’équilibre. Des besoins factices nouveaux ont été créés et le fond de l’existence n’a été ni assuré ni agrandi. Sans doute les optimistes de parti-pris font valoir encore l’accroissement énorme du chiffre des dépôts dans les caisses d’épargne. Il s’est élevé en effet de 377 millions en 1860 à 1.280.000.000 en 1880 et à 2.493.000.000 en 1888. Mais ici encore c’est pure illusion. D’abord il ne faut pas croire qu’il se soit produit une augmentation correspondante de l’épargne populaire. Il y a eu plutôt transformation dans le mode d’épargne. À mesure que les démocraties se développent, le rôle de l’État ou des institutions garanties par lui devient de plus en plus considérable, et le crédit de l’État ou de ses institutions est de plus en plus étendu. Il a fallu très longtemps au billet de banque pour être accepté ; il l’a été dans les villes bien avant de l’être dans les campagnes. M. Floquet rappelait il y a deux ans à propos d’une question de M. Dreyfus qu’au temps de sa jeunesse, les paysans ne voyaient guère dans le billet de banque qu’un chiffon de papier. De même les rentes de l’État n’ont eu sous la restauration, sous Louis-Philippe qu’une clientèle restreinte et l’État, quand il émettait un emprunt, ne pouvait pas faire un emprunt directement au public ; il négociait avec des banquiers. L’Empire et la 3ème République ont vu au contraire les souscriptions affluer. Pour le même motif les pauvres gens ont commencé par se méfier des caisses d’épargne ; et ils ne sont pas rassurés depuis longtemps ; ils ne sont même pas encore rassurés tout-à-fait. Je me souviens qu’en 1885, pendant la période électorale, les réactionnaires faisaient courir le bruit que les caisses d’épargne allaient faire faillite, et ce bruit trouvait quelque créance en beaucoup d’esprits. Les paysans pendant longtemps ont préféré garder leurs petites économies dans le fameux bas de laine, dans le tiroir d’une armoire ou dans un pot de salé. Ou bien ils le déposaient chez des personnes en qui ils avaient confiance, chez le notaire, chez le curé, chez un industriel notable, chez leur maître. Et l’argent qui, depuis quelques années s’est précipité dans les caisses d’épargne, n’est pas tout entier de la richesse créée ; c’est bien plutôt pour une large part de la richesse manifestée. De plus il est absolument faux que les 3 milliards des caisses d’épargne appartiennent en entier aux paysans et aux ouvriers. La clientèle des caisses d’épargne se compose en très grande partie d’employés, de domestiques et même de bourgeois aisés ou riches, qui se servent de la caisse d’épargne en attendant un placement ou une occasion prévue de dépense, ou qui constituent un livret à chacun de leurs enfants pour qu’ils aient une petite somme à eux à leur majorité. La preuve, c’est que les versements sont beaucoup plus abondants dans les premiers jours du mois, c’est-à-dire au moment où les domestiques et employés font leur petite recette ; les ouvriers et les paysans ne sont pas payés au mois. Il a fallu limiter le chiffre des versements individuels. Il était de 3 000 fr. en 1835 ; depuis 1881 il ne doit pas dépasser 2 000 fr. L’épargne pour beaucoup de gens aisés était et est encore une petite spéculation. Il n’y a aucune valeur certaine et avec faculté de retrait immédiat qui donne 4 %, si bien qu’un chef de famille, en prenant un livret au nom de plusieurs personnes arrive à réaliser une opération lucrative.

En fait, la part des ouvriers proprement dits dans les fonds de caisse d’épargne doit être très médiocre ; et même, en un sens, comme les fonds versés dans les caisses d’épargne s’ajoutent en dernière analyse à la dette publique et qu’il faut leur assurer un intérêt relativement élevé, c’est une charge de plus qui pèse sur les populations industrielles. L’épargne est très difficile aux ouvriers ; non seulement à cause de l’exiguïté des salaires, des chômages et des maladies, mais à cause de la constitution même de l’ordre social. Très pauvres, les ouvriers vivent au jour le jour. On ne peut pas les payer au mois à cause de l’irrégularité du travail, et même dans les industries où ils travaillent régulièrement comme dans les mines, ils ne peuvent pas faire crédit d’un mois de salaire à l’entreprise. Là où on ne les paye qu’au mois, il y a des abus intolérables ; les ouvriers prennent l’habitude de s’endetter partout : ou bien ils ne peuvent plus se servir que dans des économats qui bien souvent les exploitent. Ils sont donc payés par petites fractions, à la journée, à la semaine ou à la pièce. Ils n’ont jamais en main qu’une petite somme à la fois et ce qu’ils pourraient prélever sur cette somme pour l’épargne leur apparaît si insignifiant, si négligeable, qu’ils n’ont pas le courage de se priver d’une toute petite satisfaction qui, en apparence, ne coûte presque rien.

Et tandis que la possibilité de l’épargne ainsi fractionnée en doses infinitésimales s’évanouit presque, l’industrie et le commerce savent si bien de leur côté fractionner les marchandises et les dépenses jusqu’à un détail extrême, que les quelques sous qu’un ouvrier pourrait prélever sur son salaire de la semaine sont soumis à d’innombrables tentations. L’alcool ne se vend pas seulement au litre, mais au petit verre, et la régie livre un sou de tabac.

De telle sorte que l’épargne de l’ouvrier est comme une source infiniment languissante et faible, absorbée presque tout de suite par un terrain très meuble, très divisé et sablonneux. L’ouvrier n’a pas dans l’ordre social actuel les prodigieux stimulants d’épargne qui agissent sur la bourgeoisie. Le capital de la bourgeoisie, pour une bonne part, dans les affaires, dans les entreprises, il est une force. À mesure que l’homme devient plus riche, il n’a pas seulement plus de moyen de jouissance, il devient plus puissant, et, pour les classes dirigeantes, la fortune est une jouissance, non pas seulement par l’usage qui en est fait, mais par elle-même ; si bien que, pour elles, l’épargne est une jouissance de plus. L’usine est plus haute et plus vaste, le nombre des machines est plus grand, la production est développée ; et en même temps que se multiplient les espérances de l’avenir, l’orgueil est caressé dans le présent. Il y a en outre dans les affaires, dans les grands placements financiers, dans le grand et même dans le moyen commerce, ce qu’on peut appeler des surprises heureuses. Telle industrie traverse soudain une période d’activité exceptionnelle ; les bénéfices dépassent de beaucoup ceux des années antérieures. Et comme le train de la vie ne peut pas s’élever brusquement au niveau de ces bénéfices imprévus, le surcroît passe facilement à l’état de capital consolidé. L’ouvrier au contraire ne peut trouver dans la monotonie du salaire médiocre et uniforme, aucun stimulant énergique ; il n’a pas sa part de propriété dans les grandes entreprises. Le nombre des artisans diminue et il n’y a guère plus que des salariés qui ne possèdent pas une parcelle de l’usine et de la machine, et qui ne peuvent pas avoir l’espérance de posséder un jour le capital industriel. Dès lors, le salaire n’est pas pour eux, si je puis dire chose d’avenir. Il n’est guère dans la société présente que le payement incomplet d’un travail subordonné, en vue des nécessités journalières de la vie ou d’une jouissance immédiate.

Quand donc la bourgeoisie reproche aux ouvriers de ne point pratiquer suffisamment l’épargne, elle s’accuse elle-même ; car cette impuissance de l’ouvrier à l’épargne est un effet de l’ordre social voulu par elle. Il y a dans sa conduite et ses raisonnements une contradiction singulière. D’une part, quand les ouvriers formulent des revendications socialistes, la bourgeoisie répond : « Mais pourquoi donc n’épargnez-vous pas davantage ? Pourquoi ne vous contentez-vous pas de la vie plus modeste de vos pères et de vos grands pères ? Est-ce qu’ils allaient au café ? Est-ce que leurs femmes portaient des bottines ? » Et d’autre part, la même bourgeoisie, comme puissance productrice, pour agrandir ses débouchés et ses bénéfices, multiplie autour des ouvriers les tentations de tout ordre. C’est elle qui ouvre les grands et lumineux cafés ; c’est elle qui produit le clinquant à bon marché, le luxe facile à prix réduit, pour que la femme et la fille de l’ouvrier ne résistent pas ; c’est elle qui derrière des vitrines splendides, met toutes les tentations sur le passage de toutes les frivolités ; c’est elle qui attire dans des magasins immenses, où l’on n’est pas obligé d’acheter, la foule qui va et vient, et l’enveloppe de séductions innombrables. Et, après avoir ainsi éveillé ou surexcité le désir, et tout en reléguant le peuple dans le salariat inerte qui n’offre pas à l’esprit d’épargne un point d’appui résistant, la bourgeoisie dit au peuple qui souffre : « Il faudrait être plus économe ».[5] Certes, je ne nie pas la possibilité de l’épargne dans les classes ouvrières ; mais elle ne pourra jamais être qu’un hasard heureux ou une exception héroïque. Étrange société que celle qui prétend imposer aux mêmes hommes, avec l’héroïsme du travail démesuré et sans espérance, l’héroïsme de l’épargne presque impossible. Elle est si malaisée chez les populations industrielles qu’on dirait presque parfois qu’elle y est contre nature. J’entends par là que si elle atteste d’admirables vertus, elle produit en même temps de tristes défauts. L’homme qui a épargné sou par sou, avec une peine infinie, en luttant contre lui-même, en essayant d’oublier qu’il a quelques pièces blanches dans un tiroir, s’il réussit, s’il forme un petit capital, est bien souvent pour l’innombrable foule qui ne s’est pas évadée avec lui de la misère, d’une incroyable dureté. Il ne veut pas croire que les autres ne puissent sortir du bas-fonds où il n’est plus. Il est porté à ne voir dans la souffrance et la détresse que paresse et désordre. Et les revendications les plus justes lui paraissent une menace pour ce tout petit capital si péniblement amassé. Il n’a plus ni indulgence ni pitié ; et il est sevré à jamais des grands rêves de solidarité humaine et d’union fraternelle qui font la misère de ses frères d’hier plus noble à coup sûr et plus heureuse peut-être que son bien-être. Je ne prétends pas, comme Blanqui, que l’institution des caisses d’épargne n’a été qu’un calcul de la part des capitalistes pour couper en deux le peuple ouvrier et pour tenir les prolétaires les plus misérables par quelques ouvriers parvenus. Il dit que l’épargne de quelques ouvriers est « le fil d’argent au moyen duquel le capital a voulu coudre à son splendide vêtement les misérables haillons de la foule, de peur que la société se déchire comme une tunique disparate ». Je ne dis point cela, et je crois qu’une sorte de sincérité philanthropique peut inspirer parfois le capitalisme lui-même. Mais je dis que l’ordre social est bien mauvais lorsque en rendant l’épargne presque impossible à ceux qui travaillent, il fait encore de l’épargne exceptionnelle de quelques-uns d’entre eux une vertu équivoque où il entre bientôt autant d’égoïsme que de courage.

En outre de cette difficulté et de cette médiocrité de l’épargne ouvrière, constatez combien peu l’épargne paysanne aussi, quoi qu’on en dise, aboutit à la propriété.[6] Nous aurons l’occasion de le démontrer rigoureusement quand nous définirons l’organisation agricole. Mais nous pouvons affirmer dès maintenant, sur l’autorité des statisticiens les plus considérables, que ce qu’on appelle la petite propriété, la propriété inférieure à 6 hectares, celle qui est possédée en général par ceux-là même qui la travaillent, n’occupe guère en France qu’un cinquième du sol. Et il n’y a pas progrès dans le développement de la petite propriété. Il semble au contraire qu’en bien des régions, il y ait une tendance à la reconstitution de la grande ou de la moyenne propriété. Les chances qu’a le paysan, journalier, métayer, valet de ferme, d’acquérir le sol, vont sans cesse diminuant par l’effet du mouvement social. Il y a un siècle la fortune territoriale constituait la plus large part de la richesse nationale. Aujourd’hui la propriété non bâtie ne compte guère en France que pour une valeur de 80 milliards sur un ensemble évalué à 200 milliards. Et la fortune strictement mobilière indépendamment de la valeur des constructions industrielles ou commerciales s’élève aussi au chiffre de 80 milliards. Elle existait à peine au temps de la Révolution et aujourd’hui elle fait équilibre à la fortune territoriale. Elle la dépassera bientôt, car dans la période de crise que nous venons de traverser et qui atteignait l’industrie aussi bien que l’agriculture, tandis que la valeur vénale des immeubles fléchissait d’un tiers ou tout au moins d’un quart, le revenu des valeurs mobilières soumises à l’impôt de 3 % se développait d’une manière continue et la dette publique, exempte de l’impôt s’accroissait aussi. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il y a un siècle, le paysan quand il voulait acheter la terre n’avait guère d’autres concurrents que les cultivateurs eux-mêmes. Aujourd’hui, avec le développement de la fortune mobilière, industrielle et commerciale, il n’y a pas de financier enrichi par la banque et la spéculation qui n’acquière de vastes domaines pour consolider sa fortune, pour constater son triomphe dans les luttes de la vie, et pour donner à sa richesse flottante et cachée une sorte de consistance sous le soleil et de stabilité antique. Les commerçants enrichis par le commerce des vins ou des blés achètent d’un coup beaucoup plus de terre que n’en pourront acquérir en un siècle vingt familles de vignerons et de laboureurs. Tous les hommes d’affaires dont la multiplicité des transactions et des conflits a grossi les revenus ont maison à la campagne et domaine moyen ou grand.

Jadis on était riche parce qu’on possédait de la terre ; aujourd’hui, on possède de la terre parce qu’on est riche. C’est avec des capitaux acquis hors de l’agriculture que la propriété agricole est peu à peu absorbée. Les milliards de la propriété mobilière viennent donc sur le marché de la propriété foncière écraser la petite épargne du paysan. De plus, l’agriculture par ses méthodes, comme par ses débouchés s’industrialise, et se subordonnant à l’industrie, elle se subordonne forcément aux gros capitaux, maîtres de l’industrie. Il y a trois faits précis qui nous permettent de caractériser ce mouvement. Dans le Nord, la culture de la betterave devient de plus en plus une culture industrielle ; j’entends par là que les agriculteurs doivent se plier sans cesse à force d’engrais, de labour profond, aux exigences variables des fabricants de sucre. Il a fallu brusquement substituer à la betterave de rendement moyen la betterave de gros rendement ; et pour tout cela, il faut des avances, des capitaux, et le paysan est presque forcément détourné de la tentation d’acquérir. Sur les plages de la Méditerranée, surtout du côté d’Aigues-Mortes et de Marsillargues, le littoral sablonneux a été planté en vigne, et il a aujourd’hui une très haute valeur. Mais seuls de grands capitalistes pouvaient entreprendre une semblable opération. Cette région possède maintenant des installations agricoles aussi coûteuses, aussi vastes que des installations industrielles, avec des agglomérations d’ouvriers agricoles enrégimentés comme ceux de l’usine, et un commencement de prolétariat rural analogue au prolétariat industriel. Enfin, et pour nous borner, en Champagne, les vignerons sont en relation d’affaires forcée avec les grandes maisons fabriquant le champagne et propriétaires de marques connues ou même illustres. Or ces maisons, très riches, très puissantes, se sont syndiquées ; elles se sont concertées pour ne payer l’hectolitre récolté qu’à un prix de [?]. Elles ont amené par là une baisse dans la valeur des terres ; et elles en ont profité pour acheter, dans la région d’Épernay surtout, quantité de petits domaines agricoles dont les propriétaires sont tombés à l’état de salariés[7].

Ainsi, des forces redoutables mettent obstacle à[8] la petite propriété rurale aussi bien qu’à[9] l’épargne ouvrière. Dans la société actuelle, ni les paysans ni les ouvriers n’ont des chances sérieuses, normales d’arriver par le travail à la propriété. Et il est étrange que les prétendus défenseurs de la propriété s’instituent les défenseurs de l’ordre social actuel.

Les travailleurs ne peuvent parvenir à une existence indépendante et stable. Ils sont une masse incertaine et sombre livrée à tous les hasards ; ils sont de plus en plus un prolétariat. Et pendant ce temps, par un saisissant contraste, la fortune générale de la nation s’accroît avec une rapidité qui tient du prodige. On en peut juger par l’annuité successorale, c’est-à-dire par le chiffre des successions et donations entre vifs qui sont taxées annuellement. On sait qu’en multipliant ce chiffre par 36, c’est-à-dire par la durée moyenne de la vie humaine dans notre pays, on obtient à peu près le chiffre du capital national. Or l’annuité successorale était, en 1826, d’un milliard 786 millions ; elle était en 1850 de 2.681.000.000 ; en 1860 de 3.526.000.000 ; en 1871 de 5.729.000.000 ; en 1876 de 5.570.000.000 ; en 1888, de 6 milliards 352 millions.

Laissons le passé, et regardons seulement la période qui va de 1876 à 1888. Dans cet intervalle, il n’a été rien changé ni à la nature des valeurs taxées, ni au mode, ni au taux de taxation, et l’annuité successorale s’est accrue de 7 à 800 millions. Cela donne multiplié par 36 un accroissement de la fortune publique en capital de 21 milliards 600 millions dans l’espace de 12 années[10]. Comment s’étonner du trouble profond qui travaille les sociétés contemporaines, lorsque la masse de ceux qui peinent est de plus en plus éloignée de la propriété et que de plus en plus pourtant la propriété s’agrandit et s’élève. Un prodigieux palais de milliards s’édifie avec des dômes splendides et des flèches d’or qui montent vers le soleil, et les travailleurs n’ont pas, si je puis dire, de gîte social. Et la nuit même, ils couchent sur le seuil du palais fermé, dans la rue sombre où passent les vents d’hiver, et ils s’endorment en tas, d’un sommeil grelottant et farouche, traversé par des rêves haineux. C’est une chose étrange, comme les économistes, tout entiers à l’éblouissement des statistiques et des chiffres oublient les hommes, la réalité humaine, pour ne considérer que les marchandises ; ils savent qu’elles circulent sur toutes les voies par millions et par millions de tonnes ; ils savent que le capital national s’enfle et déborde ; ils savent ce que l’on consomme de tabac, de café, d’alcool et de vin ; ils se livrent aux inductions les plus ingénieuses et les plus optimistes sur le bien-être que tout cela doit apporter aux hommes, et ils négligent de regarder en face les hommes eux-mêmes, les hommes en chair et en os, les hommes qui ont un visage et un cœur. Il n’est pas besoin d’interprétation subtile et de discussions savantes ; il faut ouvrir les yeux et voir ce qui est. Or ce qui est, c’est que sous toutes les prospérités de surface, il y a un élargissement et surtout un approfondissement de misère. Ce qui est, c’est qu’en 1885, les bureaux de bienfaisance ont secouru 1.800.000 personnes ; et comme la population des communes desservies n’est que de 22.000.000 d’âmes, il y a 8 % de la population française, près d’un dixième qui est inscrit sur les bureaux de bienfaisance. Et dans les grandes villes qui se développent tous les jours, et dont le régime sera bientôt le régime normal des pays industriels, la proportion est plus forte. Si l’on songe que les personnes secourues faisaient bénéficier de ce secours d’autres personnes qui vivaient avec elles, si l’on songe que derrière les misères secourues, il y a d’autres misères liées à celles-là, on est effrayé de la quantité de misère que contient notre pays. Et ce ne sont point là, encore une fois, des raisonnements, des déductions. Nous ne disons pas : Il doit y avoir du bien-être ou de la misère puisqu’il y a abondance ou insuffisance de la circulation monétaire, de la circulation fiduciaire, de la circulation des marchandises, du capital fixe ou du capital roulant. Non, nous n’argumentons pas, mais nous disons : En dehors de la mendicité proprement dite, de la mendicité chronique qui va par les chemins, il y a 2 millions de personnes qui tendent la main. De même, à quoi sert de dire : « Les salaires sont élevés, les subsistances abondent », si le travail manque et par suite le salaire, et par suite les subsistances. Or, je suis convaincu quoique nous n’ayons pas encore une statistique des chômages, qu’il y a dans les grandes villes au moins un être humain sur cinq qui cherche du travail, qui veut travailler à n’importe quel prix et qui n’a pas de travail. Cela, encore une fois, c’est un fait, c’est un résultat dernier, c’est une conclusion concrète. Et enfin, il y a quelque chose qui est plus frappant encore que tout cela, c’est que les travailleurs sont atteints dans leurs os, dans leur chair, dans leur sang ; dans leurs os déjetés, dans leur chair flétrie, dans leur sang appauvri. M. Waddington et M. de Mun, dans une discussion récente rappelaient que dans les Vosges, pays industriel, le nombre des conscrits impropres au service est le double de ce qu’il est dans le Jura, département voisin ; que, dans certaines communes industrielles de la Seine-Inférieure, la proportion de refusés s’est élevée parfois à 75 %. M. Clemenceau pouvait s’écrier : « L’industrie cette mangeuse d’hommes », et M. de Mun pouvait appliquer à l’industrie toute entière ce que disait du travail de nuit des femmes l’ouvrier entendu par la commission : « C’est un mangeur d’enfants ».

La mortalité infantile, celle des enfants du tout premier âge, est de 160 pour mille en France ; elle ne décroît pas et les médecins affirment qu’elle est doublée et plus que doublée par la misère et par toutes les suites de la misère. Je ne parle pas des massacres d’enfants qu’a accomplis en grand le machinisme à ses débuts, en Angleterre surtout, quand les industriels les achetaient en quelque sorte par troupe, les usaient en quelques années ou en quelques mois, et les faisaient enterrer clandestinement. La loi a mis fin à tous ces scandales ; la loi, c’est-à-dire la société réprimant les abus de la propriété. Ces monstruosités du passé devraient peser encore, en toute justice, sur l’organisation industrielle d’aujourd’hui, sur l’ordre économique actuel, puisque nulle part ce n’est l’organisation industrielle elle-même qui a mis fin spontanément à cette exploitation meurtrière de l’enfance, puisqu’il a fallu partout une révolte de la société contre la propriété, et que si l’ordre économique actuel est moins atroce, c’est parce qu’un peu de socialisme a été, malgré lui, coulé en lui. Mais aujourd’hui même, le mal reste immense. Le dernier congrès de l’hygiène de Vienne constatait que la mortalité des enfants dans les classes ouvrières, comparée à la mortalité des enfants dans les classes aisées était comme 35 est à 10. Vraiment oui, il y a bien des fortunes depuis un siècle qui ont été nourries avec la substance même des petits enfants ; il y a bien des fortunes qui sont des moissons de cimetière. Vraiment oui, il est sorti des maisons ouvrières plus de petits cercueils qu’il n’était normal, et toutes les fleurs de l’optimisme économique ne suffisent pas à les couvrir. Si après avoir constaté ces faits, après avoir enseveli toute cette enfance pauvre, meurtrie par l’ordre social, nous avions le courage de compter triomphalement les petits verres d’alcool qui se débitent, nous ressemblerions à ces fossoyeurs facétieux qui, tout en faisant leur métier, parlent volontiers de bombance. De toutes les statistiques accumulées par les économistes, il ne doit rester qu’une immense pitié.

Un mot pour moi résume tout. Dans un salon bourgeois où l’on cause volontiers des prétentions démesurées de la classe ouvrière, prenez n’importe quelle mère, et demandez-vous [-lui ?] si elle ne considérerait pas comme un malheur horrible que son fils fût ouvrier, que sa fille fût ouvrière.

Ce n’est point que dans la vie du peuple il n’y ait des éclairs de joie et des heures d’abondance. D’abord, la nature humaine a une plasticité presque infinie ; elle s’accommode à tout ou à peu près ; de la condition la plus misérable, elle sait extraire quelque joie. Les besoins peuvent être réduits presque à rien. À la rigueur il suffit pour vivre d’un peu d’eau ou de pain noir. Il y a donc au sens absolu du mot du superflu chez la plupart des pauvres et même chez les misérables. Eux aussi, comme Diogène, ils pourraient jeter l’écuelle et boire l’eau dans le creux de la main. Dès lors, il peut y avoir au fond même de la misère des ressources disponibles pour quelques heures de plaisir et de fête. La joie humaine, la joie du peuple surtout, est comme ces plantes qui savent trouver un peu de terre dans les interstices du rocher et qui fleurissent sur un mur, brûlées du soleil. De plus, l’ordre économique actuel, à côté de ses grands vices possède une vertu très grande : l’activité. Il produit en abondance, il surexcite le travail de l’homme. Dès lors, il y a dans les existences humaines des combinaisons innombrables et quelques conjonctions heureuses. La santé parfaite, un travail continu, la hausse momentanée des salaires dans une industrie favorisée par la vogue, peuvent donner çà et là à certaines catégories de populations industrielles un bien-être passager. Ce sont comme des voiles légers et flottants qui cachent aux yeux prévenus la misère profonde et chronique du peuple. Ce sont des flocons de brume dorée qui voilent un moment l’âpreté et l’aridité de la terre.[11] Il n’y a pas d’ordre social, si mauvais soit-il, qui n’ait su produire de la joie. La société antique avait ses joies, même pour l’esclave. Il était associé bien des fois aux fêtes de la maison. Quand, dans Térence, Chrémès ou Simon marient leur fille, les esclaves se réjouissent ; il y aura pour eux de bons morceaux. Toute société, même partiellement inique, a le sentiment qu’il faut une certaine issue au besoin de bonheur et de vie qui est dans les âmes les plus pauvres et les plus mortes. Pendant les Saturnales les esclaves étaient les maîtres de la maison ; ils oubliaient leur servitude. Il y a bien des orgies ouvrières qui sont l’équivalent moral des Saturnales de l’esclave antique.

Il y a quelque temps, un savant professeur de l’Université de Liège me disait : « Pourquoi nous parle-t-on de la question sociale ? Dans notre Belgique, si agitée, j’ai vu des ouvriers faire du punch avec du champagne ». Je me permis de lui répondre. Lorsque Dace ou Davus vidait les caves de son maître parti pour l’Archipel, ou procurait au fils de son maître une courtisane d’Éphèse, moyennant de menus profits amoureux personnels, est-ce que l’esclavage cessait pour cela d’être chose abominable et triste ? C’est bien mieux, il y a dans Plaute un esclave qui fait la théorie de l’esclavage, de même qu’aujourd’hui beaucoup de salariés sont incapables de comprendre que le peuple puisse s’élever au-dessus du salariat. « L’esclave est l’homme le plus heureux de la terre. Pendant que le maître a mille tracas[12], pendant qu’il galope la plaine des mers sur un cheval de bois qui souvent chavire, pendant qu’il est toujours en souci d’une affaire douteuse, nous, moyennant quelque travail, nous sommes nourris, vêtus, logés, et les jours de fête, nous avons les restes du festin ».

Est-ce que la bourgeoisie qui a substitué son régime au régime féodal, s’imagine que les ouvriers et les paysans ne connaissaient aucun plaisir[13] ? Mais quand le seigneur allait à la chasse, il embauchait les vilains qui partaient joyeux au son du cor et il leur abandonnait la bête après avoir prélevé pour la table du château les morceaux les plus nobles. Il y avait d’innombrables fêtes villageoises que les peintres du XVIIIe siècle ont souvent retracées, et les paysans pressurés, asservis, trouvaient pourtant de quoi payer le violoneux juché sur son tonneau. Même avec la dîme seigneuriale et ecclésiastique, même avec tous les droits de censive et autres, même avec le fisc si vorace, même avec toutes les tyrannies et toutes les iniquités, il y avait sous l’ancien Régime et à la veille même de la Révolution française, des paysans qui économisaient. Si la bourgeoisie avait raisonné à ce moment comme elle raisonne aujourd’hui, elle aurait dit : « Après tout, les paysans qui veulent s’affranchir le peuvent ; il est inutile de faire pour eux une révolution ». Mais ce n’est pas pour eux seuls qu’elle la faisait, et voilà pourquoi elle était révolutionnaire alors, tandis qu’elle devient conservatrice aujourd’hui. Oh ! certes, je ne conteste pas les progrès accomplis depuis un demi-siècle, mais selon les témoignages les plus sérieux, il y avait eu aussi sous Louis XVI des progrès considérables dans l’agriculture, le commerce et l’industrie. La civilisation industrielle, depuis 1830 surtout a fait une chose excellente : elle a arraché des milliers d’hommes à une existence végétative et inférieure. Dans les campagnes, dans les villages, dans les petites villes, de nombreuses familles vivaient presque de rien, se contentaient de presque rien ; elles n’avaient ni ambition, ni dignité ; elles subsistaient en partie de maraude dans les champs et les bois, en partie d’aumônes ou de quelques menus travaux exécutés de loin en loin pour les bourgeois ou le châtelain. C’était un débris du régime féodal dans la société de la Révolution. Tous ces hommes n’étaient ni des mendiants ni des travailleurs : ils étaient une clientèle. Depuis les nouveaux moyens de communication, les entreprises se sont développées partout ; partout les hommes ont voulu sortir du cercle étroit de l’existence monotone et pauvre, où ils étaient comme parqués depuis des siècles. Ils ont jeté leurs guenilles et leur paresse ; ils se sont couverts d’un vêtement décent fabriqué à bon marché par la machine. Ils sont allés vers les villes ; ils se sont précipités dans le travail, tout le long des voies ferrées à construire, à travers les déblais des grandes cités abattues et renouvelées, dans les industries de transport. Ils ont peiné 12, 14, 15, 16 heures par jour ; et le plus bel effet de la civilisation industrielle est d’avoir inculqué aux masses l’habitude passionnée du travail. On ne se doute pas aujourd’hui de l’entraînement qu’ont dû subir ces hommes pour sortir de ce qu’on pourrait appeler « la demi-flânerie du Moyen-âge » et arriver à l’état de travail industriel.

[Sous la reine Élisabeth, il y avait des lois qui fixaient pour les ouvriers, non pas comme aujourd’hui un maximum, mais un minimum d’heures de travail, et Napoléon Ier voulait les renouveler pour la France.][14]

Il est impossible que, de cette activité des choses et des hommes, surexcitée depuis un demi-siècle, n’aient pas jailli même pour les ouvriers, même pour les plus pauvres, des joies intenses. Dans cette vie, haletante et fiévreuse, plus surmenée mais plus ambitieuse aussi et plus ardente, il y a eu certainement pour beaucoup d’hommes une sensation de vie nouvelle, et j’ose dire, en un sens, la révélation même de la vie : car la vie universelle est un effort universel. Mais ce qui condamne l’ordre social actuel à disparaître, c’est qu’il est contradictoire avec lui-même autant qu’avec la justice ; c’est qu’il doit périr de ses services aussi bien que de ses méfaits. Car, s’il a fait passer des millions d’hommes de l’état de clientèle fainéante à l’état de travailleur, s’il a remplacé les haillons de la paresse misérable par la blouse et le bourgeron ; s’il a ainsi rapproché tous les hommes dans une sorte de mêlée, il a par là-même éveillé au cœur de tous l’idée et le besoin de l’égalité sociale. Quand il y avait des clients, la question sociale n’existait pas ; elle est née depuis qu’ils sont des travailleurs. La civilisation industrielle, en même temps qu’elle a été une surexcitation a été une déception. Tous les hommes, dans l’entraînement et l’éblouissement des grandes entreprises, ont espéré que par le travail qui transformait le monde, leur condition propre serait transformée, qu’ils arriveraient à la sécurité, au bien-être, à la stabilité, à l’épargne, à une part de propriété grandissante dans l’énorme travail grandissant. Aucune barrière apparente de classe ou de caste ne se dressait devant eux ; le capital n’était qu’une barrière invisible, car ils espéraient tous arriver peu ou prou à le conquérir. Et puis, ils se sont aperçus que c’est au capital surtout qu’allaient le profit et la puissance. Le capital était comme un mur sur lequel apparaissaient en trompe-l’œil des pentes douces et des profondeurs de jardin. La foule s’est précipitée pour prendre possession du beau pays qui semblait s’ouvrir devant elle ; elle s’est heurté la tête contre le mur et elle a poussé un cri de colère. Cette impression de vie nouvelle et plus intense, que la civilisation industrielle avait éveillée d’abord chez les hommes a été peu à peu amortie par l’habitude et aigrie par la déception. Il n’est plus resté que la lassitude d’un labeur démesuré, l’inquiétude d’un travail incertain, la souffrance des convoitises réprimées, des espérances avortées. Et au moment même où les énergies créées par l’ordre social nouveau se tournaient contre lui, les salariés découvraient dans leur travail même le titre de leurs revendications nouvelles ; le travail qui pour la civilisation industrielle n’était qu’un fait, devenait tout à coup la mesure et le fondement du droit. « C’est nous qui travaillons, c’est nous qui produisons ; nous avons donc droit à la propriété, droit au capital, droit à la maîtrise, dans un ordre social où le travail est tout ». Et il se trouvait que par le développement même de l’ordre industriel, les travailleurs étaient agglomérés et rassemblés comme une armée sur le point d’entrer en campagne. Ainsi, en créant partout le travail, et le travail concentré, la société actuelle donnait tout ensemble l’énergie, le droit, l’unité, la force à ceux qui veulent la transformer jusque dans son fond.

J’ai donc le droit de dire[15] qu’en mettant au cœur de tous des ambitions qu’il ne peut réaliser, et en investissant les ouvriers d’un droit qu’il ne peut reconnaître, l’ordre social actuel a travaillé contre lui-même autant par le bien qu’il a procuré aux hommes que par le mal qu’il leur a fait. Non seulement pour les déçus qui peinent, mais pour tous ceux qui comme nous ont besoin de sentir quelque harmonie et quelque paix dans les consciences, l’état présent serait presque intolérable, s’il ne contenait en lui la promesse et la certitude d’un état nouveau. Sans nous laisser éblouir par les résultats apparents de l’économie actuelle, si nous la jugeons dans ses effets palpables, je ne dirai point qu’elle est mauvaise, mais elle est tout au moins équivoque ; et comme le bien et le mal luttent en elle, elle ne peut plus rester immobile. Il faut ou qu’elle s’améliore, ou qu’elle s’aggrave. Qu’on ne nous dise point par une évasion nouvelle que le capitalisme s’atténue indéfiniment et disparaîtra de lui-même par la baisse constante de l’intérêt de l’argent et des profits du capital, combinée avec la hausse des salaires. C’est là, l’affirmation audacieuse de M. Leroy-Beaulieu. Ce qu’il faut penser de la hausse des salaires, nous l’avons dit ; quant à la diminution de l’intérêt et des profits, regardons un peu.

Oui, il semble que depuis un siècle, l’intérêt de l’argent placé en fonds publics va diminuant, par une sorte de loi naturelle. Presque tous les grands pays de l’Europe ont pu procéder à des réductions successives de leur dette, et en Angleterre, l’intérêt des fonds d’État n’est plus depuis la dernière conversion de M. Goschen que de 2,1/2 %. Toutefois la baisse de l’intérêt des fonds publics est très lente et irrégulière. Comme M. Burdeau l’a montré dans un excellent article du Globe, il y a des fluctuations dans le taux réel des emprunts publics, et il n’est pas permis de parler comme nous le faisions tout d’abord d’une loi naturelle.

Sans doute, si l’on compare le taux d’émission des emprunts d’État sous la Restauration et sous la 3ème République, on constate qu’il était de 6,81 % et qu’il n’est plus que de 4,27 %. Mais la Restauration a emprunté dans des conditions particulièrement défavorables ; et sous la monarchie de Juillet le taux d’intérêt a été réduit à 4,56 %. La différence de ce taux avec celui de la République actuelle est minime, et il n’est pas démontré que ce dernier ne se relèvera pas, puisqu’après la monarchie de Juillet, la 2ème République a emprunté à un taux égal à celui de la Restauration, et l’empire lui-même à 4,65 % c’est-à-dire à un taux moyen supérieur à celui de la monarchie de Juillet. Ce qui permet à l’Angleterre de réduire ainsi l’intérêt de sa dette publique, c’est qu’elle réduit constamment, par le système des annuités terminables, cette dette elle-même qui n’est guère aujourd’hui que la moitié de la dette publique française.

Nous constatons donc que l’argent français placé en fonds d’État, sans aucun risque, et avec des chances sérieuses de majoration du capital rapporte encore près de 4 %. Même de ce côté, nous sommes bien loin de l’extinction naturelle de la rente. Mais la dette publique, si importante soit-elle, n’est qu’une partie ou mieux qu’un côté de la réalité. En fait, la plupart des placements d’argent proprement dits sont encore à 5 %. À côté de la dette publique, il y a la dette hypothécaire ; elle s’élève en France à environ 14 milliards, et le Crédit Foncier n’a pas prêté sur cette somme une valeur de 2 milliards. Il est probable que tout le reste de la dette hypothécaire est à 5 %. En ce qui concerne le Crédit Foncier, ses combinaisons aboutissent à des expropriations innombrables.

Les industriels, les commerçants, les chefs d’entreprise, [établissent] font une discussion entre la rente et le bénéfice ; ils commencent tout naturellement, avant d’établir le chiffre de leurs bénéfices à déduire l’intérêt des capitaux engagés par eux ; et cet intérêt, ils le fixent toujours à 5 %. Aux commerçants ou industriels modestes, qui n’ont pas encore un très gros chiffre d’affaires, et dont le crédit ne repose pas sur une fortune consolidée, l’argent des banquiers coûte avec les frais accessoires au moins 7 à 8 %. Ouvrez le Journal Officiel à la page des ventes immobilières, et vous verrez que les maisons produisent en moyenne, déduction faite de l’impôt et des vacances de loyer, au moins 6 %. Il est vrai que les actions semblent ne rapporter que 4 % dans la plupart des entreprises cotées à la Bourse, mais il y a là un trompe-l’œil assez grossier et je m’étonne que des hommes sérieux prétendent nous arrêter un instant avec de pareils enfantillages. Toutes les valeurs sont en effet capitalisées, d’une façon générale sur le pied de 4 % ; il n’est donc pas étonnant qu’elles ne rapportent que 4 %. Voilà une action de 500 fr. qui a rapporté un dividende de 40 fr. ; cela ferait 8 %, mais immédiatement cette action est cotée 1 000 fr., et elle ne rapporte plus que 4 %. Si l’on veut savoir la vraie charge que le capital impose au travail, et la rente véritable que le capital prélève, il faut comparer le dividende de l’action, non pas au cours actuel de cette action, puisque ce cours est réglé par le dividende lui-même, mais au prix d’émission de l’action et au capital réellement versé par le souscripteur. Or, j’ai fait le calcul pour un certain nombre d’entreprises qui figurent au manuel de Courtois sur les sociétés par actions. Pour l’ensemble des mines exploitées depuis un siècle, et en tenant compte de celles qui ont été en perte ou en faillite, la valeur du capital action a quadruplé, c’est-à-dire que les ouvriers mineurs servent en réalité un intérêt de 16 ou 18 % au capital engagé dans les mines. La valeur des actions de chemins de fer a triplé ; celle des actions de la Banque de France a quadruplé, celle des actions métallurgiques a plus que doublé. Je crois que d’une façon générale, on peut dire que les travailleurs servent une rente de 15 % aux capitaux placés dans les entreprises. Je sais bien que ce ne sont pas toujours les souscripteurs de la première action qui la détiennent aujourd’hui ; mais ce changement n’importe point aux relations du capital et du travail. Il prouve simplement que la plus-value du capital a été répartie entre plusieurs capitalistes successifs. [Mais] Il est absolument indifférent aux ouvriers que cette plus-value soit répartie entre plusieurs ou concentrée aux mains d’un seul ; c’est toujours le même capital qui, amplifié par le travail abuse de ce développement même pour exiger du travail une rente plus élevée. Et si Pascal a dit que « tous les hommes qui se succèdent sont comme un seul homme qui vivrait toujours et apprendrait continuellement », on peut dire que, pour les travailleurs, les capitalistes successifs sont comme un seul capitaliste qui vivrait toujours et continuellement s’enrichirait.

Donc[16], même si la baisse de l’intérêt devait se poursuivre avec la régularité qu’indiquent certains économistes, la condition des salariés ne se trouverait en rien changée, ou plutôt cette baisse accélèrerait encore le mouvement de concentration des capitaux qui se produit. La catégorie des rentiers disparaîtrait pour faire place aux actionnaires, car le rentier, n’ayant plus dans la rente amoindrie, un moyen de subsistance suffisant, chercherait à placer ses fonds dans les entreprises industrielles. Le système des sociétés par actions serait élargi et fortifié, et la classe moyenne serait décimée de deux façons. Les rentiers qui bien souvent appartiennent par leur tempérament comme par le chiffre de leur fortune à la classe moyenne, devenus des actionnaires, seraient entraînés vers la grande industrie et le capitalisme à outrance, et de plus en plus séparés du peuple et opposés au peuple. En second lieu, l’industrie personnelle et le petit commerce, ayant à subir un nouvel assaut du capital anonyme rendu disponible par la dépréciation de la rente proprement dite, achèveraient de sombrer. L’antagonisme entre le capital et le travail deviendrait plus vif du fait de la disparition de toute classe intermédiaire[17].

Rien d’ailleurs dans la situation présente ne laisse prévoir que le capitalisme par son propre jeu puisse aboutir à un nivellement des conditions et au rapprochement automatique des classes. Le capital anonyme se développe partout, et partout amasse des profits énormes. Les raffineries syndiquées, les usines métallurgiques syndiquées font la loi sur le marché et réalisent des bénéfices que le ministre des Finances hésite à préciser à la tribune ; les grands magasins, de plus en plus, absorbent toutes les affaires ; les terres, malgré une dépréciation momentanée, sont affermées trois fois plus qu’il y a un demi-siècle, sans que les propriétaires qui ne résident plus se soient mêlés un instant de la direction ou se soient même donnés la peine d’un conseil. Non certes, ce n’est pas par son propre jeu que le capitalisme arrivera à se régulariser et à s’humaniser. Il n’est pas et ne peut pas être un engin d’égalité, puisqu’il est par nature un engin de domination, et sa nature se marque invinciblement dans ses effets. Il faudra, quoi qu’on en dise, pour corriger l’ordre social actuel, pour y ramener l’égalité et le respect du travail, l’intervention de l’homme lui-même, de sa conscience, de sa raison, de sa volonté.

Il est temps que cette conscience avertie se soulève et réclame, car elle subit dans le régime capitaliste une sorte d’abaissement chronique et de dénaturation systématique. Ce qui caractérise ce régime, c’est d’abord la spoliation, mais la spoliation hypocrite et équivoque. Selon la justice, quels sont les droits du capitaliste qui place son argent dans une affaire ? Il a droit à quatre choses : en premier lieu au remboursement intégral du capital engagé par lui ; puis, s’il travaille, à une rémunération de son travail personnel ; troisièmement, à une prime qui couvre exactement les risques que peut courir son capital ; enfin à un avantage quelconque, à déterminer, qui le stimule à mettre ses fonds dans une entreprise.

La prime serait peu de chose, car la proportion des affaires qui périclitent aux affaires qui réussissent est dans l’ensemble extrêmement faible. Les États européens ne font plus faillite ; nous avons vu les majorations énormes du capital-actions dans les plus importantes industries, et l’année de crise qui a vu le plus grand nombre de faillites en a compté 8 000 sur 1.600.000 patentes. Si l’on pouvait imaginer une assurance contre les risques du capital industriel et commercial, du genre de celle qui existe contre les risques d’incendie, la prime d’assurance serait des plus minimes, et par conséquent la revendication que le capital peut faire valoir de ce chef est presque nulle. Mais, dans l’ordre social actuel, il est impossible d’établir une assurance de ce genre, car ce serait substituer l’association et l’organisation du travail à l’individualisme absolu. Chaque capitaliste, isolé, est donc nécessairement son propre assureur et la prime d’assurance est absolument indéterminée. Il a le droit, il a même en un sens le devoir de la porter aussi haut que possible. En fait, il n’y a aucune raison pour qu’il la fixe à tel chiffre plutôt qu’à tel autre, et il ne s’arrête dans ses exigences que là où commencent les résistances invincibles des salariés, c’est-à-dire là où le niveau minimum d’existence qui leur est fait, dans un milieu social déterminé, ne peut plus être abaissé encore. Ainsi[18], tandis que la prime d’assurance du capital engagé serait réduite à presque rien dans une société organisée et solidaire, dans une société anarchique elle est portée à un chiffre arbitraire et démesuré. Mais chacun des capitalistes qui bénéficient de cette spoliation ne fait en somme qu’exercer son droit strict ; il se croit obligé à un prélèvement excessif par les conditions de l’ordre social actuel. Si bien que le régime capitaliste aboutit nécessairement à légitimer l’iniquité elle-même ; et par là il fausse la conscience des hommes jusque dans son fond, il corrompt l’idée de justice jusqu’à la racine. Parfois, les inégalités monstrueuses, et les misères imméritées qui affligent la société humaine troublent la quiétude du capitaliste ; il sent naître en lui le sentiment vague de sa responsabilité. Mais il a vite fait de se rassurer en se disant que ces maux ne sont point le fait de sa volonté individuelle, et que les lois constitutives de l’ordre social le contraignent à agir comme il agit. Il oublie que s’il doit subir les lois d’une société dont il est un des membres influents, il pourrait, grâce à cette influence même, agir efficacement sur elle pour la transformer ; il oublie que s’il est capitaliste, c’est-à-dire puissant, pour profiter d’une injustice organique des sociétés, il pourrait être aussi capitaliste, c’est-à-dire puissant, pour corriger cette injustice. Mais sa conscience ne va pas jusque-là et elle s’arrête à mi-chemin, apaisée par des sophismes faciles qui dégagent sa responsabilité personnelle, comme si la responsabilité de ceux qui détiennent une part de puissance pouvait jamais être entièrement dégagée.

De même[19] qu’une prime paraît nécessaire pour garantir le capital contre tout risque de perte, il est équitable d’accorder certains avantages à celui qui épargne pour constituer un capital. Ici encore, comme pour la prime d’assurance, il y a une confusion déplorable, et dans les consciences comme dans les faits une sorte de pénétration du bien et du mal. Certes, il faut provoquer et encourager l’épargne individuelle et collective, mais le fait qu’un homme a épargné, c’est-à-dire n’a pas consommé tous les produits de son travail, lui donne-t-il le droit de prélever indéfiniment pour lui une part du produit du travail des autres ? Je ne veux point alléguer ici les cas innombrables où le premier capital a été acquis non par l’épargne elle-même, par l’esprit de sagesse et de modération uni à l’activité, mais par la violence, le dol, la fraude, la faveur gouvernementale, les monopoles abusifs. Tous ces scandales particuliers ajoutent au discrédit du capitalisme, et bien souvent ils frappent la conscience des masses plus fortement que les vices essentiels du régime ; mais enfin on pourrait supposer une société capitaliste où tous les capitaux auraient été acquis et développés par des moyens réputés honnêtes. C’est la situation du capital épargné dans des conditions semblables que je veux examiner.

L’épargne est chose infiniment respectable. Le premier capital, c’est l’homme lui-même, avec son travail, son énergie, son courage, avec la substance de sa chair et de son âme : il y a dans la formation du capital, sacrifice de soi[20], mais sacrifice limité. Puis ce capital, transformé par exemple en une action de mines ou de métallurgie, s’accroît par une sorte de mécanisme et se développe démesurément, sans que son détenteur continue nécessairement de travailler, sans qu’il ait besoin de s’imposer les mêmes privations qu’au début : il y a dans le développement du capital sacrifice des autres et sacrifice illimité. Et il arrive un moment où la puissance d’extension des grands capitaux est si vaste qu’il paraît presque impossible à l’orgie la plus effrénée d’en venir à bout. Quand je suis l’évolution de l’épargne, il me semble assister à une de ces métamorphoses qu’aimait à se figurer l’antiquité : L’homme devenait arbre et on ne savait à certains moments s’il était homme ou arbre, et si la hache allait émonder des rameaux étouffants ou blesser une créature humaine. Aujourd’hui, dans la métamorphose de l’épargne en capital, l’homme devient peu à peu un gigantesque automate de métal, et lorsque le socialisme revendique pour la communauté cette puissance de production automatique qui est contenue dans le capital, il hésite et se trouble, car il y a souvent un reste d’épargne méritoire, de sacrifice volontaire et de travail humain dans ce mécanisme de feu équivoque et déconcertant. Les sociétés les plus iniques renferment certains éléments de justice mêlés à la plus complète iniquité ; ils lui servent de prétexte, de sauvegarde et de garantie ; et c’est là précisément la difficulté du problème social. Démêler le juste de l’injuste, marquer le point où la légitimité de l’épargne se convertit en capitalisme abusif, voilà la tâche non point barbare et grossière, mais délicate et subtile du socialisme, et cette œuvre réclame toute la précision de la science, comme elle réclame toute l’énergie de la conscience.

Les capitalistes[21] ajoutent encore aux droits de l’épargne en tant que vertu sociale, les services qu’elle rend à la collectivité ; c’est le capital épargné qui fournit aux ouvriers les instruments de leur travail. Mais si les hommes épargnent c’est évidemment pour tirer quelque parti de ce qu’ils ont ainsi réservé, et loin de rendre service au travail, l’épargne ne serait rien sans lui. Dans une société où tous les travailleurs seraient groupés d’un côtéet tous les capitalistes de l’autre, les travailleurs agissant comme un seul homme s’apercevraient bien vite qu’ils rendent déjà un service inappréciable à la classe possédante en utilisant les instruments de travail qu’elle leur fournit, puisqu’ils produisent les objets nécessaires à son existence et lui permettent ainsi de vivre dans l’oisiveté pendant une période, déterminée sans doute, mais qui, pour beaucoup, peut avoir la durée même de la vie. Malheureusement il s’en faut que tous les travailleurs groupés négocient avec tous les capitalistes groupés. En fait chaque travailleur isolément négocie avec chaque capitaliste isolément et tandis que la classe capitaliste prise en bloc est obligée, si elle veut vivre de fournir même gratuitement les instruments de travail à l’ensemble des travailleurs, chaque capitaliste, en particulier, peut refuser les instruments de travail qu’il possède à chaque travailleur en particulier. Et nous aboutissons à cette contradiction singulière : tandis que, dans l’ensemble, ce sont les travailleurs qui rendent service aux capitalistes, dans chaque contrat individuel, c’est le capitaliste qui semble rendre service au travailleur et l’oblige à subir ses conditions. Si bien que le régime actuel trouve dans son désordre même la justification et la garantie de son désordre. Le seul service que rendent les capitalistes, c’est de posséder, et pour légitimer la possession, ils ne peuvent invoquer que la possession elle-même. Quand ils nous répondent : « Nous avons le droit de posséder parce que nous rendons des services », ils se bornent à dire dans une tautologie enfantine : « Nous avons le droit de posséder parce que nous possédons ». En alléguant ainsi le fait comme un titre, ils tentent de créer derrière le fait une sorte de droit, mais ce droit n’est que l’ombre vaine et fugitive du fait lui-même.

Et c’est armé de pareils titres, que le capital émet la prétention de prélever une part du produit du travail, non pas pour un temps limité, mais pour une période indéterminée, c’est-à-dire que même en supposant que la première origine du capital soit le travail et l’épargne, à un effort fini doit correspondre une rémunération infinie.

Pour justifier cette productivité sans limites du capital, les économistes officiels nous disent que le service rendu par les capitalistes n’a point de terme dans la durée ; que par exemple la terre prêtée aux paysans reste à leur disposition et à celle de leurs descendants et qu’il est juste que la durée de la rente soit égale à la durée du service. Le raisonnement est spécieux. Quand le capital est voisin du travail qui l’a produit, quand il en est encore tout imprégné, le droit du capital est aisément reconnu puisqu’il se confond presque avec le droit du travail lui-même. Mais à mesure que le temps s’écoule, à mesure qu’un plus grand intervalle d’oisiveté sépare la période de formation du capital de ses exigences toujours nouvelles, le travail qui était comme incorporé au capital s’évapore peu à peu. Au contraire, le labeur de ceux qui peinent pour lui servir un dividende éternel va s’ajoutant de génération en génération, et il vient une heure où c’est l’oisiveté absolue qui exploite, si je puis dire, le travail absolu. Dès lors, l’iniquité latente du capitalisme éclate, et il apparaît qu’il est injuste jusque dans son principe ; que la durée de son privilège manifeste cette iniquité essentielle sans la créer. Si l’on ne veut pas qu’un homme puisse par la possession du capital être à l’infini le maître d’autres hommes, il ne faut pas qu’il puisse être leur maître un seul instant. S’il y a rente du capital, si cette rente est légitime, il n’y a pas de raison pour la borner à telle ou à telle durée, et d’ailleurs, en se déplaçant d’une entreprise dans une autre, le capital parviendrait toujours à échapper à une semblable limitation. Le principe de la rente une fois admis, ne fusse que pour un seul jour, on reconnaît donc par là même le droit à cette rente, pour toujours. Mais, à défaut d’une critique et d’une analyse philosophique, il y a dans la conscience une révolte instinctive contre cette prétention de l’oisiveté de vivre à l’infini aux dépens du travail d’autrui. Que ceux qui s’étonnent et s’indignent sachent bien que ce n’est point un abus du capitalisme qui les trouble ainsi, mais le capitalisme lui-même ; ils ne pourront corriger l’ordre social de ce défaut qu’en le refusant tout entier.

En fait, ceux qui travaillent, ceux qui produisent, rendent eux aussi à leur manière, et d’une façon réelle des services dont la durée est illimitée. Il n’y a pas d’action humaine, il n’y a pas de travail humain qui ne se répercute et ne se prolonge à l’infini. Quand le maçon a édifié une maison, cette maison n’est pas éternelle, mais elle abrite du froid et de la faim des familles par qui l’humanité se renouvelle ; l’ouvrier qu’elle protège peut travailler dans des conditions plus favorables, et ainsi l’œuvre du maçon qui a lié une pierre à une autre pierre concourt au développement indéfini de l’humanité. Autant que le capitaliste, le travailleur a donc le droit de réclamer une rémunération illimitée. Or, quelle est sa destinée dans l’ordre social présent qui refoule peu à peu tous les petits producteurs dans le salariat ? Il obtient un salaire quotidien suffisant à peine, comme nous l’avons démontré, à l’entretien de la famille, et dévoré au jour le jour. Pour un travail dont les effets se perpétuent dans la vie de l’humanité, il reçoit une rémunération qui tous les jours est anéantie, et qui le laisse tous les matins aussi pauvre et aussi nu. Le dividende capitalisé, c’est-à-dire l’oisiveté capitalisée, se saisit pour toujours du travail des autres, mais le salaire de l’ouvrier meurt en quelque sorte tous les soirs. Il n’y a pas pour le travailleur de durée infinie ; la durée se compose pour lui de journées discontinues, entre lesquelles il y a comme un intervalle de mort, et dont chacune est comme un commencement absolu d’existence[22]. Ainsi tandis que le capitalisme donne à l’oisif l’éternité, il n’accorde au travailleur que la minute qui passe et irrémédiablement disparaît.

Ah ! sans doute[23], cette productivité éternelle du capital est en un sens très grande et très noble. L’homme a fait une œuvre, et cette œuvre lui survit ; elle ne vaut pas pour un jour, pour un an, pour un siècle, elle vaut à jamais. À jamais son auteur est dispensé en sa personne et en la personne de ceux qui le continuent de l’incertitude de la vie, de la misère, de l’esclavage, du travail subalterne. Ceux qui s’imaginent que le socialisme entend supprimer la puissance du capital ainsi compris sont des ignorants ou des insensés. Mais s’il est bon que l’homme puisse être libéré, affranchi par le capital, il ne faut pas qu’il puisse se libérer et s’affranchir lui-même par la servitude illimitée des autres hommes. Vous avez travaillé, vous n’avez pas consommé tous les produits de votre travail ; ce qu’il en reste fera pour vous et pour vos descendants la vie plus noble et plus libre. Très bien. Pour ma part, je me réjouis que jusque dans l’ordre économique l’infini puisse apparaître dans la brièveté de l’existence humaine. Mais si votre vie à vous et aux vôtres ne peut devenir plus libre que par la sujétion et l’esclavage d’autrui, si vous n’êtes, vous et vos descendants, affranchis du travail servile qu’en imposant à jamais ce travail servile à vos semblables, ce n’est point là une émancipation, mais un asservissement, et un asservissement pour vous comme pour les autres, car la servitude qui pèse le plus lourdement sur tous les hommes c’est l’injustice. L’humanité ne sera vraiment libre que lorsqu’elle sera juste. Vous vous serez libéré du travail qui est une noblesse, mais vous aurez appesanti sur l’humanité tout entière, dont vous êtes, la tyrannie de l’injustice, de la souffrance et de la haine. [J’entendais dire un jour à M. Frédéric Passy à propos de je ne sais plus quelle loi d’allure socialiste : « Ils en veulent au capital, mais le capital, c’est le Rédempteur ! » Oui, certes, dans une société bien ordonnée, le capital pourrait être le Rédempteur, en affranchissant peu à peu tous les hommes, dans la proportion du travail et de l’effort de chacun, des servitudes innombrables que la nature fait peser sur l’humanité. C’est cet ordre inévitable de justice et de liberté que nous cherchons ici. Mais dans le régime capitaliste actuel, c’est une dérision de parler ainsi. Le Rédempteur se sacrifiait pour sauver les autres hommes à l’infini ; aujourd’hui le capital, pour se sauver lui-même, pour survivre dans une éternité d’oisiveté, de jouissance et de domination, au travail qui l’a produit, sacrifie les autres hommes à l’infini. Si dans la société actuelle, le capital est le Rédempteur, les Évangiles ont commis le plus étrange malentendu. Ce n’est pas le fils du charpentier qui a été mis en croix, c’est un banquier juif !][24]

Ainsi, qu’il s’agisse de la prime d’assurance réclamée par le capital, de la rémunération exigée par lui pour les services rendus, du droit qu’il prétend à l’infinité, à l’éternité, nous trouvons toujours au fond du capitalisme un confus mélange de justice et d’iniquité. Il est constitué par un ensemble de sophismes en action, qui abusent de quelques idées justes dénaturées pour soumettre la plupart des hommes à la fantaisie de quelques privilégiés. Et de même que le capitalisme est une contrefaçon de la vérité et de la justice, ce que l’on peut appeler la conscience du capitalisme est une contrefaçon de conscience. Les capitalistes se sont persuadés qu’ils avaient pour eux le droit, mais malgré tout, le sentiment instinctif du juste réclame quelquefois au fond d’eux-mêmes, et ils essaient de tromper leurs scrupules de deux façons : tantôt en restituant par une vaine philanthropie, une parcelle infime de ce qu’ils ont enlevé aux masses laborieuses ; tantôt en s’étourdissant par l’énormité même de leurs entreprises, et par l’ambition de la puissance que confèrerait à chacun d’eux une éclatante supériorité de richesses. Et la spoliation de l’homme par l’homme s’exerce dès lors avec d’autant plus d’âpreté, qu’elle a pour les exploiteurs eux-mêmes l’apparence de la justice.

Si je me suis fait suffisamment comprendre, il est inutile que je donne des exemples de cette spoliation, puisque le système capitaliste par le prélèvement mal justifié de la rente et du dividende est une spoliation permanente et universelle. Je tiens seulement à noter deux choses pour bien marquer l’état de conscience qui crée une pareille organisation sociale.

Et d’abord, malgré l’admirable explosion de justice et de droit humain qu’est la Révolution française, la classe possédante capitaliste n’a rien fait spontanément depuis un siècle pour la classe des salariés. Tant qu’elle l’a pu, elle a refusé à ceux-ci, avec la complicité des gouvernements appuyés par elle, les moyens légaux de faire valoir leurs revendications. Le Premier Consul félicitait publiquement les industriels de Lyon d’avoir réduit au plus bas les salaires. Sous Louis-Philippe, les ouvriers n’avaient ni le droit de coalition, ni le droit d’association, ni le droit de suffrage, ni la liberté d’opinion et de parole, puisque la presse socialiste était constamment traînée devant des juges censitaires. Bref, la classe capitaliste se conduisait comme si elle avait tous les droits, et comme si le prolétariat n’en avait aucun. Et la preuve, c’est qu’il a fallu une révolution, la Révolution de 1848, pour donner aux travailleurs, avec le suffrage universel, une partie de la force politique ; c’est qu’il a fallu que l’Empire ait besoin de s’appuyer un moment sur les masses ouvrières et sur le suffrage universel créé par la Révolution de 1848 pour accorder aux salariés le droit de coalition. Ainsi, ce qui est aujourd’hui pour les hommes les plus modérés le droit absolu, le droit strict, le droit minimum des classes ouvrières, je veux dire le droit de suffrage et le droit de coalition, n’a été obtenu des classes capitalistes que par la force.

Nous pouvons par conséquent dire qu’au fond de la conscience capitaliste les ouvriers n’ont aucun droit. Que penser d’une société où ceux qui possèdent et dirigent n’ont jamais reconnu le droit de ceux qui produisent que sous la terreur des révolutions et sous la pression de la force ? Il y a là la révélation d’un état moral effrayant. Si l’on m’objecte que depuis quelques progrès ont été spontanément consentis, que par exemple le droit [la faculté] de se syndiquer a été accordé aux ouvriers, je répondrai qu’avec le suffrage universel, cette concession était nécessaire, et j’ajoute qu’aussitôt que les ouvriers ont voulu faire usage de la puissance que leur donnaient les syndicats pour diminuer la durée d’une journée de travail de 16 ou 17 heures ou pour élever un salaire insuffisant, un mouvement de réaction s’est produit dans la bourgeoisie industrielle contre la loi des syndicats, et aujourd’hui, si on osait, on l’abolirait. Encore une fois, je n’accuse pas les hommes, mais qu’espérer d’un état social qui oppose continuellement l’intérêt des uns à l’intérêt des autres ? L’industriel ne peut avoir qu’une pensée : Plus je ferai travailler les ouvriers, et moins je les payerai, plus grand sera mon bénéfice. Ce raisonnement de tous les jours, de toutes les minutes, est plus fort que toutes les idées abstraites du droit, que tous les sentiments d’une vague et flottante philanthropie. Les défenseurs de l’ordre social actuel prétendent qu’à la longue et dans l’ensemble, il y a harmonie entre l’intérêt des capitalistes et celui des salariés. Nous avons démontré le contraire. Mais en tous cas, les plus optimistes ne peuvent nier que dans le détail de chaque jour, ces intérêts sont sous le régime actuel en opposition immédiate et palpable. Or, par quoi sont nécessairement déterminés les sentiments des hommes ? Est-ce par un calcul d’utilité générale et d’un avenir incertain ? Est-ce par la prévision d’une harmonie aléatoire et à longue échéance entre les intérêts opposés ? Non, certes, c’est par le sentiment des nécessités immédiates, des réalités présentes. Les économistes prétendent que les socialistes, avec leur rêve de bonheur universel, d’équité et de perfection humaine, sont des chimériques. Mais nous présumons beaucoup moins que les économistes de la force de moralité qui est dans l’homme, puisque nous cherchons un état social qui n’oppose pas constamment l’intérêt à la conscience. Nos adversaires, au contraire raisonnent comme si l’homme dans la fièvre de la production et de la lutte industrielle, était capable de s’élever au-dessus de son intérêt propre, prochain et tangible, et de se laisser conduire par certaines règles générales d’harmonie. Si les économistes s’imaginent qu’en opposant tous les jours l’intérêt à la conscience, ils laissent cependant subsister celle-ci, ce sont les plus étranges des rêveurs. Si, au contraire, ils se rendent compte que la conscience humaine fléchit peu à peu sous la pression quotidienne de l’intérêt, ils ne peuvent défendre l’ordre social actuel qu’à la condition de réduire la conscience à une quantité négligeable.

Enfin, et c’est là la seconde observation que je voulais faire, pour justifier leurs exigences, pour s’excuser à leurs propres yeux, les capitalistes sont toujours prêts à alléguer la concurrence générale, et ils ont en partie raison. Seulement ils se constituent eux-mêmes juges de ce que leur imposent les lois de la concurrence et ils sont toujours tentés d’abonder dans leur propre sens. En servant outre mesure leurs propres intérêts, ils s’imaginent céder à des nécessités supérieures, si bien que la concurrence leur fournit un moyen nouveau de tromper leur conscience et de calmer leurs scrupules. En même temps que l’ouvrier devient ainsi, de droit, l’exploité, il devient peu à peu, de fait, l’ennemi. Rejeté en dehors de la puissance économique et du secret des affaires, il produit parfois ses réclamations au moment où les nécessités de la concurrence ne permettent pas à tel capitaliste en particulier de les accueillir. L’ouvrier peut ainsi devenir pour quelques industriels engagés dans une crise ou dans une lutte difficile, une cause involontaire de ruine ou de défaite. Dans le système du salariat, l’ouvrier idéal serait celui dont les organes puissants et actifs dépendraient d’un cœur et d’un cerveau inertes et morts. Tout ce qu’il y a de l’homme dans l’ouvrier est de trop et peut devenir un péril. Quand M. Thiers disait qu’il était dangereux d’instruire ceux qui ne possèdent pas et qui doivent travailler en sous-ordre, il exprimait avec la franchise passagère des réactions déchaînées, ce que j’appellerai la loi de diminution humaine qui est contenue bon gré, mal gré dans l’ordre social actuel. Et cette déviation forcée du sens moral dans le régime capitaliste s’aggrave par les innombrables petits froissements quotidiens, par la paresse ou l’insolence de l’ouvrier, par le dépit d’une affaire manquée, par la terreur d’une faillite possible qu’une grève précipiterait. La solidarité est ainsi remplacée par le mépris et par la haine. Si l’on dégage des rapports économiques du capital et du travail tout ce que la bonté naturelle de certains maîtres et la cordialité aisée des populations ouvrières y mêlent encore d’humanité ; si l’on considère ces rapports en eux-mêmes, dans leur loi essentielle et dans leurs effets normaux, on reste épouvanté du trouble moral qu’une organisation maladroite et injuste peut produire dans une société humaine.

Mais entre les capitalistes aussi, grands, moyens et petits, il y a conflit permanent. Le plus fort essaie d’écraser le plus faible ; les habiles dévorent les naïfs. Il y a entre les producteurs, sous les apparences de la civilisation, une guerre sauvage et sans pitié ; nous l’avons baptisée du mot euphémique de concurrence. Je ne veux pas entrer dans le détail de cette lutte ; je ne veux pas rechercher les actes de violence et de fourberie qui tous les jours se commettent dans l’industrie et dans le commerce. Je pourrais citer, par exemple, telle grève qui dans un grand centre industriel, a été fomentée ou tout au moins prolongée à dessein par les maisons les plus puissantes, parce qu’elles savaient qu’elles y résisteraient, mais que de modestes maisons rivales y sombreraient, leur laissant en épave quelques affaires de plus. Ces procédés et d’autres analogues sont considérés comme normaux. Ceux qui les racontaient, très honnêtes industriels [fabricants] en souriaient à demi. Ce qui est grave, c’est que dans la société présente, l’acte le plus simple, le plus honorable, le plus loyal, est un acte d’hostilité contre d’autres hommes. Voilà un commerçant qui agrandit sa maison ; il déclare au café, ou dans un salon, d’un air tranquille, au milieu de l’admiration générale : « Avec mes installations modernes et mes combinaisons nouvelles, je vendrai à un tel prix que toutes les maisons concurrentes de la ville n’y pourront tenir ». Traduisez : « Je vais ruiner une dizaine de familles ». C’est la condition du progrès, nous dit-on. Nous prétendons, nous, qu’on peut organiser les rapports des hommes entre eux, de telle façon que l’activité de tous soit stimulée, sans que la prospérité des uns soit directement ou indirectement la ruine des autres. Nous nous trompons peut-être, mais qu’on veuille bien reconnaître avec nous l’atrocité morale que contient l’acte et le plus probe dans l’ordre social actuel. Je ne veux pas glisser dans la casuistique ; qu’on me permette simplement de citer un cas de conscience créé par l’organisation présente, et qui m’a paru particulièrement angoissant. C’est un courtier en cafés qui m’a rapporté le fait. Il y a eu, de 1871 à 1873, pour les cafés, une lutte gigantesque entre les baissiers et les haussiers. Quand tout semblait encore à la hausse, mon courtier reçoit un jour à Bordeaux, un peu avant les autres, une dépêche d’Anvers qui faisait pressentir une chute soudaine des prix et qui lui ordonnait de vendre. Il rencontre un de ses amis qui venait de faire des achats énormes ; il l’avertit tout bas, et vite s’unit à lui pour lui trouver un autre acheteur auquel il puisse passer toute la marchandise. Ils le trouvent en effet, et le soir même ce tiers était ruiné et irrémédiablement perdu. Le courtier m’a avoué qu’il lui en était resté un trouble de conscience. Il a tort ; c’est la loi. Que le cas soit saillant ou effacé, la règle est la même. Dans la société présente, l’homme ne peut vivre aujourd’hui, oui, vraiment il ne peut vivre qu’en étant un loup pour l’homme. Peut-être, se rendant compte de cette situation, se demandera-t-il s’il n’est pas possible de briser cette fatalité sociale qui le condamne tous les jours, et jusque dans cette chose sacrée qui est le travail, à être l’ennemi de son semblable ; peut-être fatigué jusqu’au dégoût de cet ordre social avilissant, trouvera-t-il qu’il est moins difficile qu’on ne l’imagine d’en instituer un autre. Vous croyez que nous, socialistes, nous ne cherchons qu’à exciter les convoitises matérielles ! Quelle erreur et quel malentendu ! Ce qui nous inquiète surtout, c’est la diminution morale que subit l’humanité ; c’est la contradiction désespérante entre l’idéal de solidarité qu’elle a créé par le génie de tous ses penseurs et le sacrifice de tous ses martyrs, et un ordre social qui fait de la guerre entre ses membres, hypocrite ou violente, la condition même de leur vie, la loi déshonorante et corruptrice de toutes les existences humaines.

Il est devenu banal de s’indigner des fraudes et des falsifications de toute sorte que tous les jours, à tous les moments, on constate dans le commerce et dans l’industrie. Mais ces sophistications sont un indice particulièrement suggestif du désordre moral des consciences. Toutes les fraudes ne sont point tragiques, j’en conviens, et si l’alcool est impur, on n’a qu’à en boire un peu moins. Parfois pourtant, les rails en mauvais acier se déforment sous le poids des wagons ; les jeunes enfants sont empoisonnés ou débilités par du lait [impur] frelaté ou appauvri. Le pire, c’est que dans toutes les boutiques de l’univers, grandes ou petites, il y a des hommes qui trompent, qui mentent, qui volent ; que cela est admis, accepté, reconnu nécessaire. Vraiment, est-il téméraire de vouloir que tous les hommes soient honnêtes, même les marchands ? que tous les hommes soient sincères, même les boutiquiers ? qu’il y ait partout loyauté, franchise, honneur ? Faut-il croire que dans tous les métiers, dans tous les états, il y a une vertu appropriée, une conscience spéciale, ce que Diderot appelait les idiotismes moraux ? Eh ! bien non, nous ne pouvons pas nous résigner à vivre dans la fraude organisée, dans le mensonge quotidien, dans la tromperie chronique, dans la falsification continue des produits et des consciences, comme dans une atmosphère naturelle et respirable. Nous sommes des démocrates, des égalitaires dans l’ordre moral ; nous estimons que l’homme dans la boutique obscure où ses jours passent monotones peut avoir une haute idée de l’univers et de la vie, et parfois dans un éclair de rêve le pressentiment des vérités infinies et des joies divines. Mais nous savons que, pour cela, il faut qu’il trouve en lui-même une lumière révélatrice ; il faut qu’il comprenne par la pratique quotidienne de l’honnêteté la grandeur du devoir, et par elle, la grandeur de l’homme ; et nous disons qu’un ordre social, qui tous les jours, dans tous les magasins de toutes les rues, dans toutes les boutiques de toutes les ruelles, pervertit des millions de consciences, est un ordre social mauvais, qu’il est nécessaire de le haïr et de le détruire.

Quelques-uns trouveront peut-être excessif ce jugement. Cela tient à plusieurs causes. D’abord presque tous, nous vivons dans un cercle étonnamment restreint. Volontiers, parlant des esprits un peu étendus et qui regardent au loin, on dit : Ils sont dans les astres, et même, M. Renan, avec un excès de précision cosmographique, a été traité d’habitant de Sirius. Combien d’hommes dont on ne peut même pas dire qu’ils habitent la terre ! Combien dont on ne peut même pas dire qu’ils habitent une ville, car ils ne connaissent presque rien en dehors de leur propre vie ; leur demeure, c’est leur propre métier. Dans une ville de médiocre étendue comme Toulouse, il y a de nombreuses sociétés fermées les unes aux autres et qui s’ignorent absolument. Chacun vit pour soi et en soi. J’ai appris quelquefois après coup et trop tard pour aller l’entendre qu’un prédicateur attirait tous les soirs cinq ou six mille fidèles. J’ai passé vingt-deux ans dans la ville où je suis né, et j’ai appris seulement après mon départ qu’il y avait là deux établissements industriels considérables, deux filatures où les femmes travaillaient seize ou dix-sept heures par jour. Elles entraient le matin à cinq heures, déjeunaient en hâte à côté de la machine et tout en continuant à la servir, avec quelques aliments froids, pour ne quitter l’usine que le soir après neuf heures. Il y a seulement quelques mois que ce régime a été modifié, sur les menaces renouvelées de l’inspecteur du travail. Plusieurs personnes de Castres à qui j’en ai parlé ont été étonnées et scandalisées. Et pourtant, tous les soirs en traversant le pont, elles avaient pu voir les fenêtres de la filature illuminées, mais aucune ne s’était demandée : Que fait-on là ? Combien de temps y travaille-t-on ? Vivant dans un cercle étroit de préoccupations et d’intérêts nous arrivons à ne plus juger la vie que selon les idées de nos professions. Les ouvrières mêmes qui étaient soumises à cette terrible exploitation avaient fini par la trouver naturelle. C’est ainsi que parfois l’injustice semble à peine exister [dans la société] parce qu’elle a aboli jusqu’au sentiment de révolte qui la dénoncerait à tous, et parce que l’horizon moral de la plupart des hommes ne mesure pas quatre pieds carrés[25].

En second lieu, pour bien mettre en évidence l’influence corruptrice du régime capitaliste, il faudrait pouvoir, au moyen d’une sorte de chimie morale, l’isoler des influences contraires qui la dissimulent en partie. Si, telle qu’elle est organisée, la propriété ne contient qu’égoïsme, dureté, rivalité, il y a dans le monde des forces de sympathie qui combattent cette puissance mauvaise. Cet idéal de perfection, né du sentiment de l’infini que l’homme a toujours porté en lui, a revêtu selon les époques des formes diverses, et tous ces aspects successifs de l’idéal ont laissé dans l’âme de l’humanité une empreinte qui l’a préservée de l’abaissement total et irrémédiable. Avec le stoïcisme, qui est comme la suprême vibration morale de sa conscience, la société antique a reconnu la vocation naturelle et divine de tous les hommes, y compris des esclaves, à la liberté. Le Christianisme est venu après, avec l’idée du dieu bon et de l’union tendre des âmes rattachées à Dieu, comme les rameaux de la vigne sont rattachés au cep. Dans un monde rude et violent, il a glorifié le sacrifice et la douceur ; il a renouvelé au cœur des hommes le rêve premier et candide de l’harmonie fraternelle de tous les êtres, et il a donné à ce rêve quelque chose[26] de plus passionné et de plus agissant. J’ai vu, au musée d’Avignon, à côté l’un de l’autre, deux tableaux des primitifs italiens qui traduisent pour moi ces deux phases du rêve mystique d’universelle fraternité. Dans le premier, Adam promené dans l’Éden puissant, calme et doux, au milieu de toutes les bêtes de la création, qui se caressent et qui le caressent. Dans le second, le Christ crucifié verse son sang au pied de la croix, dans un réservoir sacré : fons pietatis. Cet admirable rêve de tendresse, de concorde et de sacrifice, a amolli dans les temps les plus durs les âmes les plus brutales, et aujourd’hui encore, il mêle un peu de sa douceur infinie aux luttes âpres qu’un régime social d’oppression et de haine entretient entre les hommes. Il est comme la lune sereine qui emplit de ses calmes rayons non seulement le cloître désert, mais le fourré épineux et la forêt frémissante dont tous les arbres se heurtent dans l’espace, et se combattent silencieusement sous terre par leurs racines enchevêtrées. Plus tard, au Moyen-Âge, la fierté des hommes libres de la Germanie et de la Gaule s’est mêlée au Christianisme, et de ce mélange est née l’idée de l’honneur, le souci chevaleresque des opprimés et des faibles. Enfin quand la pensée a commencé à expliquer l’univers avec les méthodes de la science exacte, la philosophie française du XVIIIe siècle a proclamé que tous les hommes parce qu’ils avaient la même raison, c’est-à-dire la même puissance intérieure de liberté et d’infinité, avaient droit dans l’ordre extérieur, politique et social, à la liberté, à l’égalité. La Révolution française n’est que l’expression de cette philosophie généreuse, rendue plus grandiose par les commotions provoquées par elle. Ce n’est pas en vain que les hommes, dans leur marche tourmentée à travers l’histoire et les idées ont créé la famille, l’idylle biblique, l’individu libre, le Droit romain, la fraternité chrétienne, l’honneur chevaleresque, le Droit humain. Toutes ces puissances du bien agissent sur les âmes, et ceux qui ne prennent pas garde au désordre moral qu’un régime abusif et faux de la propriété introduit tous les jours dans les relations humaines peuvent croire que la conscience de l’humanité a trouvé son point d’équilibre : il n’en est rien. Les forces d’idéal peuvent dérouter un moment l’observateur et lui cacher les vices odieux du régime capitaliste ; elles ne les suppriment pas. Le capitalisme est dans une société tout imprégnée de bonté chrétienne et de générosité philosophique, comme une usine infecte, dans un bois profond, mystérieux et doux. Selon le hasard du vent qui souffle, on perçoit l’odeur nauséabonde de l’usine ou le parfum salubre de la forêt. Certes, nous ne sommes pas des pessimistes et des misanthropes. Si nous pensions que l’homme est radicalement mauvais, nous désespérerions de l’avenir, et nous n’adhérerions pas au socialisme qui est une espérance, et un acte de foi dans la raison de l’humanité. Nous recueillons au contraire avec joie tous les témoignages de bonté et de grandeur que donne l’âme humaine, et nous pensons que le noble idéal laborieusement élaboré par la conscience de l’homme ne pourra pas s’accommoder longtemps encore d’un régime économique qui est la négation quotidienne de cet idéal. Seulement nous ne croyons pas que la conscience morale de la collectivité soit assez forte aujourd’hui pour réaliser d’elle-même, sans la pression des forces extérieures les transformations exigées par la justice. Il n’y a eu dans l’histoire aucune grande révolution spirituelle qui n’ait été secondée par une sorte de révolution matérielle, je veux dire par un soulèvement des intérêts opprimés. Le christianisme s’est propagé parce qu’il était, en même temps qu’un rêve divin, une protestation contre l’esprit de brutalité et de conquête, et l’idéal révolutionnaire de 1789 n’aurait jamais pu s’affirmer sans le concours des masses paysannes enfin révoltées contre la servitude et la souffrance. De même aujourd’hui, malgré toutes les puissances bonnes qui sont accumulées dans les âmes, le socialisme qui est un renouvellement de l’idéal moral n’aboutira que par l’union et la discipline de tous ceux qui souffrent de l’ordre social actuel. Les esprits superficiels n’aperçoivent dans la révolte prolétarienne qu’un soulèvement des convoitises, comme ils n’ont vu dans le Christianisme, la Réforme et la Révolution française que le côté extérieur et matériel. Pourtant, il y a avant tout dans le socialisme un esprit, une conscience, un besoin supérieur de moralité et de perfection humaine. Mais les puissances d’égoïsme et de haine n’étant point restées enfermées dans les âmes, ayant agi sur les intérêts et façonné la société à leur usage, il faut bien que la révolution morale se traduise par une révolution des intérêts. Le socialisme peut être défini : une révolution morale qui doit être servie et exprimée par une révolution matérielle.

Chapitre 3
Le socialisme sera en même temps une grande révolution religieuse.

 

Je m’excuse d’oser ainsi toucher en quelques pages au problème religieux, le plus grand problème de notre temps et de tous les temps. Il le faut, car je ne conçois pas une société sans une religion, c’est-à-dire sans des croyances communes qui relèvent toutes les âmes en les rattachant à l’infini d’où elles procèdent et où elles vont. Il le faut encore, car le parti socialiste militant a pris à l’égard des questions religieuses une attitude déterminée qui doit être examinée[27] et discutée.

On peut dire qu’aujourd’hui, il n’y a pas de religion, c’est-à-dire en un sens profond, pas de société. Le Christianisme traditionnel se meurt philosophiquement, scientifiquement et politiquement. Pour la philosophie, il est absurde qu’un individu particulier, concret, soumis à la loi du temps et de l’espace soit l’absolu. En quel sens dit-on que Jésus est Dieu ? Si l’on entend simplement que Dieu est en lui, que sa conscience participe à l’absolu, Jésus est Dieu, mais comme le sont toutes les consciences et tous les êtres, comme l’est l’univers lui-même, en qui Dieu respire et agit. Si l’on entend avec le dogme catholique qu’il ne participe pas seulement à Dieu, qu’il est Dieu lui-même, on confond un fragment de l’espace, de la durée et de la conscience universelle avec l’absolu qui est supérieur à l’espace, à la durée et à toute conscience particulière. Veut-on dire qu’à force de sainteté, de tendresse et de sacrifice, l’âme de Jésus s’est dépouillée de toute particularité étroite, de toute individualité exclusive et égoïste, et qu’elle s’est ainsi substantiellement unie à l’infinie bonté, c’est-à-dire à Dieu lui-même, au point de ne faire qu’un avec lui ? Mais c’est reconnaître que les êtres finis peuvent par la perfection intérieure s’élever à la vie divine ; c’est ouvrir le chemin de Dieu à toutes les âmes qui sauront briser le cercle étroit où l’égoïsme les enferme. C’est donc enlever à la divinité de Jésus le sens exclusif que lui donne le dogmatisme catholique, et les chrétiens eux-mêmes sont obligés de reconnaître que dans les hauteurs et les profondeurs de l’univers, affligé du péché mais tourmenté de l’idéal, d’autres âmes ont pu, en s’affranchissant d’elles-mêmes, convertir la perfection divine en leur propre substance et se diviniser ainsi au même sens que Jésus. La philosophie admet que tous les êtres finis peuvent aspirer à l’infinité et à l’absolu ; elle n’admet pas qu’un seul être ait pu accaparer l’infini et monopoliser l’absolu.

Scientifiquement, le christianisme se heurte à la conception de la nature. L’étude de l’univers et des sociétés humaines démontre tous les jours avec plus de force qu’il y a dans les êtres et les choses continuité de développement. Tout phénomène est rattaché à un autre phénomène dont il est en quelque sorte une forme nouvelle. Toutes les forces s’exercent suivant des lois. Cet ensemble de forces, soumises à des lois, c’est la nature, et si la nature change, ces changements même s’accomplissent suivant des lois, et si ces lois venaient à changer, elles ne changeraient que par l’action réglée de lois supérieures. Cette idée de la nature, comme M. Taine l’a montré dans une étude récente avec beaucoup de vigueur, a imprégné profondément tous les esprits, et ceux-là même qui croient combattre le naturalisme. Si donc la conscience humaine, après avoir reconnu l’existence d’une nature, veut affirmer encore l’existence de Dieu, il faut qu’elle concilie la nature et Dieu. Il faut que la nature soit, sinon l’expression complète, au moins un aspect et une révélation partielle de Dieu. Il faut donc que tous les faits soient en même temps naturels et divins et que ce qui est nature par un côté, par un autre soit surnature. Or, le christianisme dogmatique considère le surnaturel et le divin, non pas comme l’âme intime et le sens profond des choses, mais comme un accident qui interrompt un moment la suite des faits naturels, et qui un moment abolit la nature. Il affirme par exemple que la naissance du Christ s’est accomplie en dehors des lois naturelles de la génération. En un mot, il intercède dans la série des événements et des lois non par le miracle relatif — qui peut être encore une manifestation naturelle, puisqu’il est possible à l’esprit uni à la matière d’agir sur celle-ci par des lois qui nous sont encore inconnues, mais qui font partie du système général des lois, — mais le miracle absolu qui, en abolissant radicalement la nature, abolit du coup la science elle-même. Voilà les raisons du conflit du christianisme et de la science ; voilà pourquoi tous les progrès de l’esprit scientifique sont nécessairement une diminution de la croyance chrétienne.

Enfin, le christianisme est combattu, et comme nié dans l’ordre politique par l’esprit de liberté. Du moment qu’un individu particulier qui a habité à un moment précis de la durée une région particulière de notre planète est Dieu lui-même, Dieu est passé à l’état de fait brutal, c’est-à-dire de puissance dominatrice et tyrannique. La vérité est réduite à n’être plus qu’un fait. Il s’agit de savoir, non pas ce que la conscience et la raison peuvent pressentir du mystère universel, non pas ce qu’elles peuvent entrevoir du monde et de Dieu, mais quelles paroles précises sont tombées des lèvres de celui qui, sous la forme humaine, est Dieu. L’humanité n’est plus qu’un disciple agenouillé et tremblant qui a peur dans le trouble de son âme de ne pas percevoir assez distinctement les paroles divines. Ces paroles sont depuis longtemps évanouies ; elles ne vibrent plus dans l’air que respirent les vivants ; elles sont consignées dans des livres, et elles communiquent à ces livres a priori, avant toute discussion et toute critique un caractère sacré. En discuter l’authenticité est déjà un commencement de blasphème. De plus, les paroles matérielles ne sont rien ; le sens des paroles est tout. Mais qui fixera le sens ? Allons-nous livrer les paroles mêmes de Dieu, c’est-à-dire Dieu lui-même, à l’interprétation arbitraire de ces aveugles corrompus qu’on appelle les hommes ? Allons-nous permettre à tous d’insinuer leur propre pensée, leurs erreurs, la vanité de leurs systèmes, leur impiété peut-être ? Les hommes pourront-ils faire passer leur souffle misérable par la bouche même de Dieu ? Non, certes : il faut une autorité, et une autorité absolue qui en même temps qu’elle conserve le dépôt des paroles divines inaltérées, en fixe perpétuellement le sens, et puisse imposer aux hommes le sens défini par elle ; c’est-à-dire que de la conception même du Dieu-homme, du Dieu identique à un individu déterminé sort nécessairement le despotisme théocratique. Et comme tous les despotismes se tiennent, comme il suffit à ceux qui ont réduit Dieu à l’état de fait que l’adhésion des hommes à leur doctrine soit un fait aussi, l’Église a demandé de tout temps au pouvoir temporel d’incliner les peuples par la force sous sa doctrine. Dès lors, elle devait, elle aussi communiquer à ces puissances temporelles dont elle faisait ses instruments quelque chose de son autorité absolue, et le despotisme théologique fomentait le despotisme politique. Il y a là une suite de déductions nécessaires établies par la doctrine et vérifiées par l’histoire, et les velléités démocratiques et libérales de l’Église aux abois ne prévaudront pas contre cette loi qui sort de la nature même des choses et du fond des doctrines. Ceux qui opposent constamment le Christ à l’Église, ceux qui parlent encore avec une emphase naïve du Christ républicain sont, au moins à mon sens, des esprits étrangement superficiels. Si le Christ a cru qu’il était au-dessus de l’humanité, et s’il l’a laissé croire aux hommes qui vivaient avec lui, il est le premier fondateur de l’Église, et de l’Église catholique et romaine ; il est le premier pape infaillible, et dans la douceur de l’évangile se dessine l’impitoyable tyrannie du Syllabus. Toute la question est de savoir si le Christ lui-même s’est cru Dieu et a déclaré qu’il était Dieu au sens où l’entend l’Église. Et il ne sera possible de concilier avec la liberté des démocraties républicaines le Christ, sa personne, son enseignement, son œuvre, sa vie, que s’il est démontré qu’il n’a pas entendu sa mission au sens absolu et théologique que l’Église a prétendu. Mais une pareille démonstration serait déjà la ruine du christianisme traditionnel. C’est dire que celui-ci ne pourra se concilier avec les démocraties libres que par une de ces transformations radicales qui sont l’équivalent moral d’une destruction. Pour moi, j’incline à penser que la critique des évangiles découvrira dans les conceptions et les paroles du Christ la cause du malentendu d’où est sortie la théocratie catholique, mais qu’en même temps l’humanité pourra dissiper ce malentendu et ruiner la théocratie, tout en s’appropriant pour sa vie intérieure et idéale, ce qu’il y a de divin dans l’œuvre et la personne du Christ.

Il est certain que le Christ ne s’est pas considéré lui-même comme un philosophe, comme un chercheur ; et le député républicain qui l’appelait l’autre jour dans une distribution des prix « un grand philosophe de l’antiquité » commettait une bévue énorme. Il ne se considérait pas non plus comme un simple prophète ; car les prophètes se bornaient à annoncer, et lui, il venait réaliser et consommer. Le trait qui revient le plus souvent dans les évangiles, et qui est évidemment vrai, est celui-ci : « Il ne parlait pas comme les docteurs pour enseigner, mais il parlait comme ayant puissance ». C’est là évidemment ce qui a frappé les multitudes et les esprits cultivés dans la parole et la vie du Christ. Mais quelle puissance ? Le Christ ne dit point qu’il soit Dieu ou fils de Dieu. Et il est évident, si l’on veut bien se représenter un peu la réalité des choses que sa famille était connue, qu’on le savait le fils du charpentier et que la légende de sa naissance miraculeuse ne s’est formée qu’après sa disparition. Mais le Christ s’appelle lui-même volontiers « le fils de l’homme ». Qu’est-ce à dire, sinon qu’à cette Judée vaincue et souffrante, et à qui ses prophètes promettaient en vain depuis des siècles la résurrection temporelle, le Christ est venu dire : Ce qui n’était jusqu’ici qu’espérance est maintenant un fait accompli, c’est une réalité. Mais à une condition : c’est que les fils d’Abraham, au lieu de rêver la résurrection de leur puissance temporelle comprendront que leur véritable puissance et leur véritable salut, c’est l’union de cœur avec le Père céleste. Le Christ, par la substitution des réalités spirituelles aux espérances temporelles, était en effet une puissance. Il réalisait, il consommait ce que d’autres, sous des figures trompeuses de relèvement national avaient annoncé en vain. « N’attendez plus, n’espérez plus, ne désirez plus. Si étrange que cela vous paraisse, le relèvement d’Israël est un fait accompli ; l’espérance mystérieuse est devenue réalité, et elle s’est réalisée par moi. Le premier, j’ai compris pleinement la véritable pensée du Père céleste et ses desseins cachés sur vous ». Mais pour substituer ainsi le royaume spirituel au royaume temporel, il ne suffit pas de comprendre dans leur vrai sens les promesses que Dieu avaient faites jusqu’ici à son peuple et que son peuple n’avaient point comprises. Il faut être parfait comme le Père céleste est parfait, c’est-à-dire qu’il faut l’aimer et aimer tous les hommes en lui. Dès lors, la perfection intérieure, la douceur, la patience, la chasteté, la miséricorde, l’amour du prochain étaient pour les hommes renouvelés la condition même de la puissance. Leur puissance, c’est d’être unis à Dieu, et ils ne peuvent être unis à Dieu que par la sainteté. Dès lors la sainteté est puissance, et le Christ, parce qu’il avait conscience de sa sainteté et de son union au Père céleste, était une puissance et parlait comme ayant puissance. En lui et par lui, l’humanité se débarrassait enfin de ses espérances vaines, de ses rêves misérables de grandeur extérieure et temporelle, qui, toujours trompés étaient comme une mort perpétuelle. En lui et par lui, l’humanité entrait enfin en possession de la vie, puisqu’elle entrait en possession du principe même de la vie, la perfection. Et comme la nature, dans la conception biblique est pleine de Dieu, comme le souffle de Dieu est passé sur les eaux, comme les lois de la nature ne font que marquer les péripéties du drame joué entre l’homme et Dieu, comme la mort naturelle n’a été qu’une suite du péché, entrer en possession de la vie spirituelle par l’union avec le Père céleste, c’est entrer en possession de la vie pleine, c’est être le maître de la nature, c’est avoir puissance contre la mort. Donc, dans le Christ et par le Christ, l’humanité redevenait, unie à Dieu, la force de vie souveraine dont le rayonnement devait transfigurer l’univers lui-même et les lois de la nature brute. Le Christ, qui parlait tout à la fois comme le Fils de l’homme et comme ayant puissance, était donc l’humanité même sortant de l’attente des ténèbres et de la mort pour entrer en possession de la vie complète par l’exaltation toute divine de la perfection intérieure[28].

L’homme qui accomplissait une pareille révolution, qui élevait l’humanité toute entière à la vie, se considérait certainement lui-même comme un être exceptionnel, et il n’est pas étrange que les hommes, par une traduction grossière de son rôle aient dit qu’il était Dieu. En un sens ils restaient ainsi fidèles à sa pensée. Mais Jésus ne se séparait point de l’humanité par une usurpation théologique de l’absolu, puisqu’il était l’humanité elle-même arrachée à l’ignorance fondamentale de l’égoïsme et à la mort qui en est la suite[29].

Que faut-il faire alors pour que l’humanité, en brisant les théocraties puisse garder cependant vivant et agissant en elle l’esprit du Christ ? Il faut qu’elle comprenne la grandeur religieuse de sa mission. Si elle se considère comme incapable d’infini, ou bien elle ne verra dans le Christ qu’un halluciné qui l’a fatiguée pendant des siècles d’un rêve stérile, ou bien elle s’inclinera humiliée et craintive devant lui comme devant le maître qui peut et qui doit suppléer à son insuffisance absolue. Ou indifférence, ou servage. Au contraire, si l’humanité a le sentiment qu’elle porte l’infini en elle et qu’elle a le droit d’y prétendre, elle peut devenir elle aussi une puissance, comprendre le Christ et s’en inspirer sans tomber en servitude[30].

Que les catholiques ne disent point qu’il y a là contradiction, puisque si l’humanité peut prétendre à l’infini c’est par le Christ et que hors de lui, elle est radicalement impuissante. Nous soutenons que l’âme humaine malgré ses obscurités et ses défaillances a une vocation naturelle pour l’infini. Il n’y a jamais eu dans l’histoire une chute totale de l’homme qui rende nécessaire l’intervention d’un Dieu tyrannique pour le relever. La chute n’est pas un événement particulier de l’histoire humaine ou de l’histoire universelle. L’univers tout entier est une chute en ce sens que l’unité de Dieu y est dispersée en des centres innombrables de force et de conscience qui se combattent et s’excluent. Ou plutôt, comme cette dispersion permet à chacune de ces forces de faire retour à l’unité de Dieu par un acte sublime de liberté, il n’y a chute que lorsque ces forces et ces consciences, au lieu de se rattacher à l’infini et à Dieu, s’isolent dans leur égoïsme et se constituent à l’état de centre absolu. Il y a relèvement au contraire, lorsque ces forces reconnaissent pratiquement que c’est l’infini en Dieu qui est leur centre. La chute et le relèvement ne sont donc pas les deux actes successifs d’un drame historique. L’univers est tout ensemble une chute éternelle et un relèvement éternel. Localiser dans le Christ la force de Rédemption, c’est localiser Dieu en un point de l’espace, de la durée et de l’histoire. Bien mieux, s’il n’y avait pas au fond des âmes humaines une aptitude secrète d’infini, le Christ n’aurait pas été compris par les hommes. Aucune force ne peut agir sur les consciences et sur les âmes, si elles ne sont pas déjà intérieurement prédisposées à l’action de cette force[31].

Il n’y a donc pas contradiction à dire que l’humanité pourra prétendre à l’infini par la force qui est en elle, mais que dans son mouvement vers l’infini, elle s’aidera de toutes les forces divines qui ont déjà éclaté dans l’humanité, et particulièrement dans le Christ. J’ose même affirmer que l’humanité comprendra et aimera d’autant plus le Christ qu’elle pourrait à la rigueur se passer de lui. Elle s’appropriera d’autant mieux ce qu’il y a de divin en lui qu’elle aura développé ce qu’il y a de divin en elle. Le Christ est à demi-mort pour les âmes à demi mortes, et il ne redevient vivant que pour celles qui, même sans lui, sont capables de connaître la vie. Quand il se produit dans l’humanité sous le nom encore vague de socialisme, un immense mouvement de justice qui, en réalisant le droit dans les relations extérieures des hommes, exalte dans toutes les consciences l’idée du droit et le sentiment de la solidarité, cette grande manifestation doit être nécessairement pour les âmes une révélation infinie. Car comment l’idée sainte de fraternité, de justice pourrait-elle s’éveiller dans le cœur des hommes, si la nature dont ils sont une partie, n’était dans son fond que brutalité, violence et matière ? Et cette révélation de l’infini sous la forme de la justice ayant ému les âmes, elles comprendront mieux le rêve d’infini que le christianisme contient. C’est en ce sens que le socialisme pourra renouveler et prolonger l’esprit du Christ[32].

Jésus n’apparaîtra plus désormais ni comme un Dieu, c’est-à-dire un despote organisateur d’une théocratie, ni, selon la plate exégèse des démocrates christianisants, comme un vulgaire philosophe ou même un sans-culotte. L’humanité pourra voir en lui une puissance sans que l’équilibre soit rompu entre elle et lui, puisqu’elle même sera devenue une puissance. Car en instituant en elle la justice fraternelle, elle aura aboli dans la nature autant qu’il est en son pouvoir, l’esprit de lutte, d’égoïsme et de mal. L’humanité, en effet, est une partie de la nature, et même, dans une certaine sphère de la vie universelle, elle en est l’expression la plus haute. Et puisque cette humanité, pétrie des mêmes instincts et des mêmes forces que la nature dont elle sort et qu’elle exprime, sera parvenue à supprimer en elle la haine et le mal, la nature elle-même sera comme réhabilitée. L’esprit entrevoit qu’au fond de la matière et du chaos méchant des forces et des êtres, sommeillent des puissances d’unité, de sympathie et de douceur, et la délivrance de l’humanité apparaît bien comme la délivrance de la nature. Par là, l’humanité est bien puissance, puisqu’il dépend d’elle et de son élan vers la justice d’éclairer, d’achever dans une sphère déterminée de la nature, le mouvement obscur et incertain des choses dans l’infini, c’est-à-dire vers l’unité et l’amour[33].

Ayant pénétré de justice et d’idéal les relations extérieures des hommes entre eux, l’humanité apprendra à considérer comme étrangement superficielles les relations extérieures que la science perçoit entre les êtres et le chaos. La science vraie consistera non plus seulement à démêler les rapports extérieurs des êtres et des forces, et à les formuler progressivement en équations algébriques, mais à deviner peu à peu par les puissances de sympathie de notre âme agrandie, les secrètes aspirations de tous les êtres et de toutes les forces vers l’harmonie et la liberté. La poésie l’a déjà tenté par de merveilleuses et profondes intuitions. Mais quand l’humanité sera tout entière justice, pensée et vie, les facultés de pénétration et de sympathie de sa conscience seront comme multipliées, et illuminant de l’éclair de son âme toutes les formules mathématiques, elle fera peu à peu entrer en elle toutes les forces de la nature. Et là encore l’humanité sera puissance[34].

Enfin, et si l’on me permet de toucher comme en passant à ces hauts mystères, l’esprit de l’homme a toujours pressenti qu’il y avait une étroite corrélation entre l’ordre de la conscience et l’ordre de la nature. C’est là ce qu’ont formulé les religions primitives quand elles ont vu dans la mort naturelle une suite de la mort morale, c’est-à-dire du péché. Et quand l’humanité croit au triomphe définitif de la justice, que dit-elle autre chose, sinon que la réalité se prêtera aux exigences de l’idéal, ou, pour employer les paroles de Leibniz, que l’ordre de la nature coïncidera avec l’ordre de la grâce ? Dès lors, pour l’humanité, supprimer l’égoïsme et la haine qui sont des principes de mort morale, c’est certainement, en un sens mystérieux encore et que nous n’essaierons point ici de pénétrer, préparer la défaite de la mort dans l’ordre de la nature. Cela seul peut mourir qui porte en soi-même les principes de mort ; et si la personne humaine, par son adhésion ferme à la justice, par son union étroite avec tout ce qui l’entoure, élimine les principes de division, c’est-à-dire de mort, qui sont en elle, il est impossible qu’elle disparaisse toute entière et qu’elle ne soit pas protégée contre le néant par l’infini même où elle a établi sa vie. Par là encore et au plus haut degré, l’humanité serait une puissance au sens même où le Christ l’était[35].

Il n’y a donc qu’un moyen à l’heure où nous sommes de sauver l’esprit de vie renfermé dans le Christianisme, c’est d’arracher l’humanité à ces injustices extérieures de la société qui paralysent le développement de la vie intérieure, de la vie de pensée et de sympathie ; c’est de réaliser la justice dans l’ordre social pour préparer l’union quotidienne et la pénétration familière des âmes dans l’ordre mystique. Et voilà pourquoi j’indiquais que le socialisme serait une véritable révolution religieuse. Hors de lui, le christianisme se meurt, car faute d’avoir compris que l’humanité devait être une puissance au même sens que le Christ, il a asservi l’humanité au Christ, c’est-à-dire à ses représentants, c’est-à-dire à l’Église. Il a combattu la liberté de pensée, la science, la liberté politique ; il a fait alliance avec tous les partis conservateurs et rétrogrades ; il n’est plus aux yeux de tous qu’un engin de domination que les uns veulent conserver pour défendre leurs privilèges, que les autres veulent anéantir pour briser l’injustice qui sort de lui. Si bien que de toute part, et en dehors de cette promesse religieuse qui est contenue dans le socialisme, le christianisme a abouti chez ceux qui le professent, comme chez ceux qui le combattent à l’irréligion absolue.

Ce n’est certes pas le positivisme qui donnera satisfaction aux aspirations religieuses de l’âme humaine. Il a retenu du catholicisme ce qu’il renfermait de plus mauvais, l’idée d’une hiérarchie intellectuelle soumettant le plus grand nombre aux conceptions de quelques individualités supérieures, et il a répudié ce qu’il y avait de meilleur dans le christianisme, le sentiment de l’infini. On a souvent montré la stérilité philosophique du positivisme, mais beaucoup plus rarement sa stérilité scientifique. En interdisant à l’esprit humain la recherche de l’absolu, il lui a défendu par là même, jusque dans l’ordre scientifique, ces hypothèses passionnées qui procèdent du désir de l’absolu. Un médecin philosophe a très fortement montré que les tentatives pour expliquer scientifiquement l’origine de la vie, les hypothèses sur la nature de l’éther et la propagation de la lumière étaient condamnées comme chimériques par le positivisme. En supprimant le prolongement métaphysique de tous les problèmes, il a circonscrit la science à un horizon étroit et sec. Mais ce qui importe ici à notre objet, c’est de montrer les conséquences que la négation de l’infini, déclaré inaccessible, a produites dans l’ordre religieux et social. Puisque l’âme humaine n’est point capable de pressentir l’infini, puisque nous ne pouvons connaître du monde qu’un système superficiel de lois et de vérités hiérarchisées, seuls les savants de profession peuvent conduire les intelligences et diriger les sociétés. Nier les aptitudes de l’âme pour l’infini, c’est supprimer toute spontanéité religieuse et substituer à la religion qui est la chose de tous, le gouvernement des pontifes de la science. Mais comme il faut bien que le sentiment religieux reçoive satisfaction, le positivisme a essayé d’instituer le culte de l’humanité, la religion des grands hommes. Pourtant l’humanité n’a quelque valeur que comme expression de l’infini ; ceux qui admettent l’infini ont le droit d’estimer très haut l’humanité puisqu’il se manifeste en elle, mais ils ne sont point exposés au ridicule de l’adorer, puisqu’expression passagère et partielle de l’infini, l’humanité n’est pas l’infini lui-même. Au contraire, le positivisme en isolant l’humanité de l’infini se retire le droit de la placer très haut, et s’il lui dresse un culte, c’est un culte exclusif qui tourne bien vite à la déification ridicule de l’homme. Ainsi le positivisme n’a su être ni religieux, ni sensé, et par suite la résolution du problème social l’a trouvé inconstant, et malgré des formules pompeuses, timoré. Pas plus dans l’ordre de la justice que dans l’ordre de la pensée, il n’a le sens et la passion de l’absolu. Il est incapable dès lors de comprendre le socialisme qui est la recherche de l’absolue justice dans les relations des hommes entre eux. Il ne peut pas non plus compter sur la collaboration spontanée des foules, et dans ses formules sociales, tout à la fois timides et pédantesques, il n’a jamais conçu l’organisation du travail que comme l’œuvre systématique des classes dirigeantes. On peut donc affirmer que le positivisme a contribué à aggraver le divorce entre les classes laborieuses et la partie pensante de la nation. Si aujourd’hui la bourgeoisie dite libérale, si les médecins et les avocats par exemple comprennent si peu le problème social, c’est que le positivisme leur a fait perdre le sens métaphysique, qui est tout ensemble le sens de l’absolu, le sens de la justice et le sens de la démocratie.

Le positivisme étant avec le christianisme la seule doctrine organisée qui ait eu quelque prise sur les esprits, nous avons le droit de répéter que dans la société actuelle où le christianisme n’a plus qu’une apparence de vie et où le positivisme n’est qu’un bavardage de pédanterie bourgeoise, il n’y a plus de religion.

Et pourtant les religions sont bien l’œuvre spontanée de la conscience humaine. Elles ne sont pas sorties comme le XVIIIe siècle semblait le croire, d’un calcul des puissants ; elles ne sont pas non plus un dérèglement de l’imagination, car sous les mythes les plus bizarres, sous les symboles les plus étranges, la critique et la philologie démêlent le sens profond de l’unité, du vivant et de l’éternel.

Il semble bien en effet que de plus en plus la science tend à démontrer que l’univers est tout ensemble infinité et unité. Il n’a pas de limites assignables ou même concevables dans l’espace et dans la durée. Et cette infinité de l’univers n’empêche pas toutes ses parties d’êtres solidaires et d’agir les unes sur les autres comme en un système défini et vivant. Les astres agissent sur les astres, l’éther agit sur la matière et la matière agit sur l’éther. Toutes les substances semblent idéalement réductibles à une substance unique, et toutes les forces peuvent se modifier les unes les autres. Il n’y a donc pas seulement unité là où il y a limitation. Sans être un système clos et fini, l’univers est un. Et si l’univers est une unité infinie, ou une infinité une, comment n’y pas reconnaître l’expression de ce que l’humanité a toujours appelé : Dieu ? Car qui dit unité infinie dit par là même conscience infinie, c’est-à-dire Dieu, la conscience n’étant que la puissance suprême d’unité.

De plus, la science, par le progrès même de ses affirmations et de ses hypothèses sur l’origine des êtres et de la vie dissipe peu à peu les préjugés contraires à la religion qu’elle avait d’abord créés elle-même. Car, si les êtres vivants et conscients sortent par une évolution naturelle de l’univers, c’est que l’univers contient déjà dans ses profondeurs la vie et la conscience. Les êtres vivants et qui disent moi sont sortis présume-t-on, de ce qu’il est convenu d’appeler matière. Qu’est-ce à dire, sinon que dans les combinaisons dites matérielles, il y a déjà un principe d’unité idéale qui est la conscience et la vie ? Si ce ne sont point là des qualités occultes qui viennent s’ajouter à l’univers, il faut qu’elles soient l’univers lui-même. Ainsi, l’évolution que quelques esprits superficiels ont considéré d’abord comme la ruine de l’idée religieuse est au contraire la démonstration expérimentale de Dieu.

Et par cette doctrine même de l’évolution, Dieu n’est plus une abstraction solitaire : il est mêlé au mouvement et à la vie de l’univers. Cet idéal de beauté, d’unité, d’harmonie qui selon Aristote fascine le monde et crée les espèces différentes des êtres en les attirant plus ou moins à soi, n’agit plus par une vertu toute métaphysique et accessible à la raison seule. Il se manifeste dans le temps et dans l’histoire. Les êtres inférieurs se sont élevés peu à peu vers les formes supérieures par le besoin intime et agissant d’une vie plus haute et d’une conscience plus claire. Dès lors la contemplation n’est plus le seul moyen de communication avec l’infini ; la religion n’est plus seulement affaire de moine ; la philosophie n’est plus simplement la distraction supérieure de quelques esprits. Tout acte de bonté est une intuition du vrai ; tout effort vers la justice est une prise de possession de Dieu. La fameuse formule : Qui travaille prie, a enfin un sens. Une grande démocratie peut être et se sentir religieuse sans se détourner de la vie active, si dans la vie active elle met toujours plus de pensée et d’équité. Ce ne sont plus seulement les individus qui s’unissent à Dieu, ce sont les sociétés elles-mêmes, et l’humanité par l’action vaillante et juste continue en quelque sorte l’œuvre de Dieu, et Dieu lui-même.

Enfin, l’univers étant l’expression de Dieu, la nature étant pénétrée jusque dans son fond de conscience et de vie, et les êtres pouvant s’élever toujours par l’énergie même de leur désir vers des formes d’existence plus haute, il n’est pas interdit à l’âme d’espérer qu’elle ne périt pas toute entière, et pour jamais. Déjà bien des phénomènes jusqu’ici inaperçus laissent supposer que l’âme enveloppe des facultés mystérieuses qui sommeillent, et on entrevoit pour les consciences particulières la possibilité d’une union plus étroite, par qui l’élément le plus pur et le plus personnel de toute conscience pourrait survivre en d’autres consciences et peut-être dans la conscience infinie.

Par le concours de toutes ces idées, de toutes ces influences et de toutes ces hypothèses, il y a en ce moment-ci dans quelques esprits, comme un commencement de réveil religieux. Remarquez qu’il ne s’agit point d’une révélation particulière, d’une théophanie inédite. Nous n’en sommes plus aux puérilités, ou si l’on préfère aux naïvetés solennelles du Saint-Simonisme s’imaginant qu’il avait découvert une religion nouvelle. En réalité, il n’y a jamais eu dans l’histoire de l’humanité, et on peut même dire dans l’histoire de l’univers, avec toutes ses planètes et tous ses soleils, des religions nouvelles, mais seulement des formes diverses de la même religion éternelle. Tout ce que nous voulons indiquer aujourd’hui, c’est que l’idée religieuse un moment effacée peut rentrer dans les esprits parce que les conclusions et les tendances actuelles de la philosophie et de la science les prédisposent à la[36] recevoir. Il y a dès maintenant, si l’on peut dire, une religion toute prête, et si elle ne pénètre point à cette heure les profondeurs de la société, si la bourgeoisie est platement sensualiste ou niaisement positiviste, si le peuple est partagé entre la superstition servile ou un matérialisme farouche, c’est parce que le régime social actuel est un régime d’abrutissement et de haine, c’est-à-dire un régime irréligieux[37].

Les déclamateurs vulgaires et les moralistes sans idées font erreur quand ils annoncent que notre société est irréligieuse parce qu’elle a trop le souci des intérêts matériels. Cette conquête de la nature par l’homme, cette appropriation des forces de l’univers aux besoins de l’humanité est au contraire en un certain sens vraiment religieuse. Non, ce qui est irréligieux c’est que l’homme ne conquière la nature qu’en assujettissant ses semblables ou en combattant contre eux. Ce n’est pas le souci du progrès matériel qui détourne l’esprit humain de la méditation des choses divines, c’est l’épuisement d’un labeur écrasant ne laisse pas à la plupart la force de penser, ni celle même de sentir la vie, c’est-à-dire Dieu. C’est aussi la surexcitation des passions mauvaises, la jalousie et l’orgueil qui absorbent dans des luttes impies l’énergie intime des plus vaillants et des plus heureux. Entre la prostration de la faim ou l’ardeur passionnée de la haine, l’humanité n’a pas le loisir de penser à l’infini. Elle est comme un grand arbre, tout bruissant d’insectes irrités sous un ciel d’orage, et dans ce bourdonnement de lutte, la voix profonde et divine de l’univers n’est plus entendue[38].

Voilà en quel sens nous avons pu dire que le socialisme en même temps qu’il serait une révolution matérielle serait une révolution religieuse[39]. En restituant à beaucoup d’hommes la vie, il leur restituera le sens de la vie et de Dieu. En substituant l’harmonie de la justice aux âpres conflits de la force, en faisant du droit qui est une forme de Dieu, l’hôte habituel de la famille humaine, il rendra Dieu présent à toutes les âmes réconciliées. C’est le socialisme qui ouvrira la société réfractaire et dure à l’influence pénétrante de l’idée religieuse. Il ne créera pas la religion, il ne sera pas une religion, mais il mêlera la religion à la vie, à toutes les manifestations de l’humanité.

Je sais bien que tous les socialistes militants font profession d’irréligion absolue, qu’ils combattent non seulement le christianisme, non seulement le spiritualisme, mais l’idéalisme lui-même. C’est là le résultat d’un immense malentendu. Le socialisme est à l’état de combat, et toute ses doctrines même philosophiques sont des doctrines de combat, mais les militants du socialisme ne se préoccupent pas pour cela des seules revendications matérielles du peuple. Leur but principal est son émancipation intellectuelle et le développement de sa conscience entendue surtout comme une force. M. Vaillant le rappelait récemment dans une entrevue rapportée par M. Xavier de Ricard dans le Radical. Et en vérité, s’il s’agissait seulement d’obtenir que les coiffeurs ne fassent plus la barbe après six heures du soir, que les croque-morts ne portent plus les cercueils en chêne qu’ils trouvent trop lourds ou que le syndicat des modèles français fixe avec les modèles italiens le prix international de la pose et la valeur normale du nu, le socialisme serait peu de chose. Mais ce que le socialisme combat dans le christianisme dogmatique et le spiritualisme officiel, c’est la force donnée par eux aux partis conservateurs. Il n’a pas le loisir de démêler dans le christianisme ce qui est principe de tyrannie et de mort, ce qui est principe de liberté et de vie. Le christianisme dans la société actuelle n’est qu’une organisation théocratique au service de l’iniquité sociale, et il s’agit avant tout de le renverser. Les hommes n’ont que faire de la charité qui est une forme de l’oppression ; ils exigent la justice. Et ceux qui au nom du Christ leur prêchent la résignation sont leur ennemis les plus hypocrites et par là même les plus détestés. Quant au christianisme flottant des dilettanti mystiques, des Renan et des Voguë, il est aussi dangereux que l’âpre catholicisme, car il énerve les esprits, il détrempe les courages dans une sorte de brouillard et de religiosité. De même les socialistes ont raison de condamner cette sorte de spiritualisme officiel qui par une promesse vague d’immortalité essaie d’endormir les revendications immédiates de ceux qui travaillent. Le nom de Dieu a été si souvent depuis des siècles prostitué au service de l’injustice qu’il est naturel que les hommes tentent d’abolir le nom même de Dieu. Proudhon disait : « Depuis trois mille ans, quand un homme parle de Dieu, c’est qu’il en veut à la liberté ou à la bourse de son prochain ». Et l’autre jour M. Vaillant ne craignait pas d’affirmer : « Le spiritualisme est notre plus grand ennemi ». Je comprends même l’hostilité de certains socialistes contre l’idéalisme pur de la Révolution française. Ils prétendent avec Marx et Lassalle qu’elle a gaspillé les énergies des révolutionnaires dans une sorte d’exaltation sentimentale en proclamant que les idées mènent le monde. Avant tout, ce sont les évolutions économiques disent-ils, qui font l’histoire, et le mouvement des idées procède du mouvement des faits. Oui, je comprends tout cela, et s’il fallait opter entre les ouvriers socialistes qui nient Dieu et l’esprit pour concentrer toutes leurs forces sur le problème social et ceux qui ne parlent de Dieu et de l’âme que pour éluder le problème social, c’est pour le matérialisme socialiste que j’opterais. Je serais sûr de retrouver Dieu au fond des revendications d’absolue justice, même quand elles se croient matérialistes et athées, tandis que dans les affirmations verbales de Dieu et d’âme prodiguées par les conservateurs, il n’y a ni justice ni Dieu. Même si les socialistes éteignent un moment les étoiles du ciel, je veux les accompagner dans le chemin sombre qui mène à la justice, car je suis sûr qu’il y a dans la justice une étincelle divine qui suffira à rallumer tous les soleils dans les hauteurs de l’espace[40].

Il y a donc des raisons de combat qui inclinent les militants socialistes au matérialisme. Ils ne veulent pas que le salarié perde de vue sa misère immédiate et les moyens immédiats de la guérir. Jusqu’ici la religion n’a été pour le peuple qu’une consigne ; il n’a pensé et cru que selon la formule despotique des Églises et le calcul astucieux des puissants, aussi le premier usage que le peuple fait de sa raison, c’est la négation de la religion elle-même, de toute religion. Le matérialisme s’offre à lui à la fois comme la doctrine la plus simple, la plus claire, la plus intelligible à un esprit neuf, et comme la doctrine la plus éloignée des odieuses mystifications par lesquelles on a trompé durant des siècles son esprit de justice. Mais il y a de plus, dans l’adhésion apparente du socialisme aux conceptions matérialistes, une philosophie profonde. En fait, le spiritualisme lui-même ne considère plus aujourd’hui Dieu comme une abstraction absolument séparée de la nature ; il n’envisage plus l’esprit comme une puissance radicalement opposée à la matière. Si Dieu agit et se manifeste, c’est dans ce qu’on appelle la nature et selon ses lois. Si l’esprit agit et vit, c’est dans ce qu’on appelle la matière, et selon ses lois. Dès lors, le monde idéal et transcendant n’est pas radicalement distinct de ce qu’on appelle le monde réel. On ne peut pleinement connaître Dieu sans connaître la nature ; on ne peut développer dans le monde la vie de l’esprit qu’en utilisant tout ce que la nature contient de spiritualité secrète. Par suite, ajourner la justice fraternelle entre les hommes à un autre monde, à un monde meilleur, ce n’est pas seulement une hypocrisie de la conscience, c’est un contre-sens de la pensée. Il n’y a pas des univers de rechange ; le monde pourra devenir autre, mais il n’y a pas un autre monde. Le monde présent vaut qu’on y introduise la pleine justice, car si elle n’est point réalisée ici, elle ne le sera nulle part. C’est là au fond ce que les socialistes affirment quand ils se disent matérialistes. La forme palpable, concrète, sensible, sous laquelle se manifeste la réalité est la forme définitive ; il y aura toujours de la matière et des sens, et par conséquent, c’est dans le monde de la matière et des sens qu’il faut réaliser le droit. Nous ne disons pas autre chose, mais nous ajoutons que ce qu’on appelle la matière, si on l’analyse profondément, s’évanouit jusqu’à n’être plus que l’étendue immatérielle ; que ce qu’on appelle l’esprit n’est pas le résultat de l’agglomération fortuite d’éléments matériels qui se dissipent sous l’analyse, mais que l’esprit est une puissance d’unité qui exprime, dans des centres déterminés de force, l’unité de la conscience infinie qu’on appelle Dieu. Tout le problème consiste à expliquer comment et pourquoi Dieu, en même temps qu’il est l’unité absolue, se manifeste dans l’étendue, pourquoi en un mot Dieu est en même temps nature et pourquoi l’esprit est en même temps matière. Mais ce problème ainsi défini suppose que l’esprit humain a cessé de reléguer l’esprit de Dieu dans l’abstraction, la solitude et la chimère.

Le matérialisme renferme donc une part de vérité essentielle, et quand les socialistes qui sont réduits aujourd’hui par les nécessités du combat à affirmer le matérialisme comme la vérité absolue et totale, pourront, après le triomphe, le scruter plus profondément, ils s’apercevront qu’ils peuvent et qu’ils doivent non l’abandonner, mais le compléter. Ils n’auront point pour cela à se perdre dans le surnaturel ; c’est la nature elle-même qui s’ouvrant jusqu’aux abîmes sous le regard de l’esprit laissera apparaître Dieu. Que doit être en effet le socialisme réalisé ? L’exaltation de la personnalité humaine, et l’organisation de la solidarité par la justice. Etre pleinement libres et être pleinement unis, voilà l’idéal prochain des hommes. Nécessairement ils se demanderont comment chaque conscience, chaque moi particulier et clos peut en développant sa liberté, s’unir étroitement aux autres moi ; comment tout homme est d’autant plus libre qu’il est plus uni aux autres hommes, et d’autant plus uni aux autres hommes qu’il est plus libre. Il faut bien qu’il y ait dans la conscience un principe de liberté et d’union, et quel peut être ce principe, unissant toutes les consciences en exaltant chacune d’elles, sinon la conscience absolue et divine qui est tout ensemble liberté infinie et unité infinie, et qui, présente à toutes les consciences particulières, leur communique cette liberté et cette unité ?

Je ne suis donc pas inquiet, pour l’avenir religieux de l’humanité, de ce qu’on appelle le matérialisme des socialistes, ou plutôt je m’en réjouis. Il ne faut pas que la religion puisse apparaître comme extérieure à la vie, il faut qu’elle soit la vie même, prenant conscience de son principe dans ses profondeurs intérieures. Je ne suis pas inquiet non plus pour la part de vérité impérissable que le christianisme contient. Car s’il est bon que l’homme pour réagir contre les puissances d’oppression extérieures qui pèsent sur lui depuis des générations, mette surtout sa confiance en lui-même, il est nécessaire aussi, pour lutter contre les tendances mauvaises qui sont en lui, qu’il connaisse toute l’étendue de sa misère morale. Quand la justice sociale sera organisée, l’idéal humain sera encore bien loin de sa réalisation. Des occasions innombrables de tromperie et de violence ne manqueront pas dans la société la plus parfaite. Il ne suffit pas que la justice soit observée par l’effet d’un mécanisme social, il faut encore que les consciences adhèrent intérieurement à la règle extérieure de justice. Et dans les relations des intelligences entre elles, des âmes entre elles, la règle de justice extérieure ne pourra jamais pénétrer. Vivre à l’état de bonté, d’équité, de délicatesse et de pureté sera toujours l’affaire exclusive des consciences, et l’homme ne pourra prévenir les sourdes et innombrables infiltrations de corruption et d’égoïsme que par une surveillance incessante de soi, et par le culte intérieur et ardent d’un idéal divin. Plus les conflits extérieurs seront apaisés, plus le souci de la perfection intérieure grandira dans les âmes, et dans l’atmosphère débarrassée des lourdes vapeurs qui la surchargent aujourd’hui, le pâle visage du Christ rayonnera de nouveau. L’homme, en même temps qu’il glorifiera la justice, aura besoin de s’accuser sans cesse lui-même, de sentir sa détresse et d’appeler au secours de sa misère les âmes divines en qui quelque perfection a relui. Il ne dépréciera pas l’humanité, car la déprécier, c’est bientôt l’asservir, c’est-à-dire la dégrader encore, mais tout en lui faisant honneur du besoin d’infini et de perfection qui la tourmente et qui l’élève, l’homme sentira que chaque conscience pour se rapprocher un peu de cette perfection a besoin de vaincre le mal dans une lutte quotidienne et obscure. Et c’est alors qu’il comprendra ce qui fait la grandeur du christianisme, ce mystère de la nature humaine si grande par ses pressentiments divins, si misérable par sa sensualité et son égoïsme.

La transformation sociale que nous préparons n’enlèvera donc pas à l’humanité un atome de ses richesses religieuses, mais la religion, au lieu d’être une puissance équivoque mêlée de lumière et de ténèbres, un amalgame de bien et de mal, ne sera plus que lumière et bonté. En réconciliant la nature et Dieu, elle aura donné à la science, suspecte jusqu’ici, un caractère sacré, et en universalisant la justice, elle aura exclu de la charité l’arbitraire qui s’y mêlait. Si on nous objecte que c’est là un idéal mystique, nous répondrons qu’en dehors de ce qu’on appelle la vie mystique, c’est-à-dire l’union ardente des âmes dans un idéal divin, tout n’est que misère et mort. Et puisque la condition même de cette vie mystique est pour nous l’organisation de la justice extérieure, puisque son principe est l’exaltation de la liberté intérieure, qu’a-t-on à craindre et que peut-on nous reprocher ? Bien loin de discréditer la vie pratique, nous voulons au contraire que dans le travail pénétré de justice, les hommes puissent voir une sorte de fonction sacrée, et qu’ainsi la vie de l’humanité soit religieuse jusque dans sa substance matérielle et jusque dans sa moelle. Devant les travailleurs dont la pensée est enfermée jusqu’ici entre les quatre murs de l’usine, nous voulons ouvrir à nouveau les grands horizons où les peuples primitifs respiraient le souffle de Dieu. Il ne s’agit plus de grouper les hommes sous la discipline d’un couvent, car cette discipline même est irréligion ; mais la religion est partout, elle est infinie comme l’espace ; il y a place en elle pour toutes les libertés. Et si à la fin d’une libre journée de travail, après une lecture belle et noble, faite au foyer de famille libre et solitaire, les hommes du seuil de leur demeure jettent un regard sur le même ciel étoilé, comme pour emporter tous dans leur rêve la même vision de Dieu, il nous semble que c’est à ce moment là seulement que la vie de l’humanité pourra paraître noble et libre.

Si donc nous condamnons l’ordre social actuel, c’est encore une fois parce qu’opprimant la liberté des hommes et compromettant leur bien-être, il empêche l’avènement de la vie religieuse de l’humanité.

 

La question de la propriété et la question religieuse sont étroitement liées ; elles l’ont toujours été dans l’histoire. La révolution chrétienne a été en un sens une révolution sociale. Le régime de l’association se substituait dans le christianisme primitif à la propriété individuelle. Quand au XVIe siècle la Réforme émancipa les consciences, il y eut en Allemagne un immense mouvement socialiste. Luther attaqua la puissance naissante du Capital et les systèmes collectivistes pullulèrent. En France même, les Camisards, sous l’inspiration de Jean Cavalier, mettaient tous leurs biens en commun, mus plutôt par un entraînement religieux que par la frénésie de la résistance. Toutes les fois que les hommes ont été vraiment religieux, ce qu’il y a d’égoïste et de brutal dans la propriété comme telle les a révoltés. Toutes les âmes ayant un même droit à la vérité complète, à la totalité de l’infini, à la plénitude de Dieu, une égalité simple s’imposait aux hommes jusque dans l’ordre matériel ; il n’était pas plus possible d’allotir les biens terrestres que les biens célestes, et on ne songeait pas plus à diviser la terre et ses richesses, qu’à partager le ciel bleu immense et un, où se rencontrent tous les regards et où se mêlent tous les rêves. La religion quand elle met Dieu tout à fait hors nature, et qu’elle place l’objet suprême de la vie et la fin de l’homme en dehors et au dessus du monde, est la négation radicale de la propriété. Quand la religion est « naturelle » au sens profond que nous avons dit, et humaine, elle aboutit à la transformation de la propriété. De même que l’univers est pénétré de Dieu, la propriété doit être pénétrée de justice et de solidarité. C’est ainsi que la Révolution française, malgré quelques formules d’un théisme superficiel a compris le monde, les rapports du naturel et du divin, et par suite la propriété. Car la Révolution, en affirmant la valeur absolue de la personne humaine, et l’accord possible de l’ordre naturel avec l’idéal de justice et de raison, a implicitement admis l’immanence de Dieu, ou tout au moins du divin. Et dès lors, elle ne s’est pas préoccupée de déraciner l’humanité de ses attaches civiles pour la livrer à la vanité des souffles mystiques, mais elle a voulu dans l’ordre civil et social, dans l’ordre du pouvoir et de la propriété manifester la justice. Il ne s’agit plus d’immoler la nature à l’idéal, mais d’élever la nature à l’idéal. Elle a donc maintenu la propriété, mais en la subordonnant au droit des enfants, par la loi du partage égal, et au droit des humbles par les lois multiples qui devaient prévenir la trop grande inégalité des fortunes et assurer à tous l’indépendance par le travail. Et ainsi, elle s’est montrée plus positive tout ensemble et plus hardie, plus religieuse et plus sensée que le communisme chrétien. De même que la science n’abolit pas la nature mais la soumet à l’esprit, de même la conscience religieuse de la Révolution, au lieu de supprimer la nature dans l’ordre social, c’est-à-dire la propriété, la soumet à la justice. Qu’on ne craigne donc pas que nous nous égarions dans la chimère. Bien loin d’être une abstraction, et une violence mystique faite aux choses, le socialisme qui procède de la Révolution est la doctrine la plus concrète, puisqu’elle accepte tout d’abord la nature de l’homme dans toute son étendue, avec tous ses éléments et tous ses instincts, y compris l’instinct de propriété, et que pour élever à l’idéal la société humaine, c’est dans l’âme humaine et non dans un secours divin qu’elle place sa confiance et son espoir.

Qu’on ne craigne pas davantage que les tendances matérialistes actuelles du socialisme aient une influence mauvaise sur la vie morale de l’humanité. Même à l’heure présente, je le répète, le socialisme renferme en lui, malgré ses négations et ses apparents blasphèmes, plus d’idéal et plus d’infini que toutes les religions organisées. J’ose même dire que seuls les socialistes sont des croyants. Car dites-moi, je vous prie, à quels autres pourrait maintenant convenir ce titre ? Appellerez-vous ainsi ceux qui sincères mais bornés s’attachent à la lettre d’une doctrine qu’ils n’ont jamais essayé d’approfondir, répétant les paroles et les gestes enseignés, sans autre mobile qu’un esprit d’imitation inférieur à l’instinct animal ? Les déçus meurtris par la vie à laquelle ils ont trop demandé ou qu’ils n’ont pas su comprendre, cherchant à calmer leur inquiétude par une adhésion verbale à un culte dont le faste extérieur satisfait leur vanité ? Leur préférez-vous les sceptiques qui, par raison d’État, affectent le respect d’un dogme qu’ils méprisent ? les ouvriers cyniques qui assistent aux cérémonies dont ils se moquent ; bien souvent ils ont été dans les grèves les écumeurs, les conseillers de violence lâche, mais le capitalisme clérical paie mieux que le comité de grève, et sans cesser de blaguer, ils s’agenouillent.

Non certes. Les vrais croyants sont les ouvriers qui dans un mouvement de révolte, repoussent le prêtre, et groupés, sans emblème religieux, derrière le cercueil d’un enfant, le félicitent avec une sorte de colère de s’être évadé d’une société où ne règne pas la justice. Les vrais croyants sont ceux qui veulent abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, et par suite les haines d’homme à homme, les haines aussi de races à races, de nation à nation, toutes les haines, et créer vraiment l’humanité qui n’est pas encore. Mais créer l’humanité, c’est créer la douceur, l’amour, et qui sait si Dieu n’est pas au fond de ces choses ? Voilà pourquoi quand César de Paepe meurt après avoir lutté et souffert pour la justice, les socialistes qui lui disent adieu ont dans leur parole un accent mystique. Voilà pourquoi ils ne sont point étonnés que Domela Nieuwenhuis, passé au matérialisme parce que toutes les religions constituées ne sont qu’oppression et que la religiosité flottante ne semble qu’hypocrisie, ait gardé cependant au mur de sa chambre le Christ d’ivoire qui résume la douleur et l’espérance humaines dans sa pâleur et dans son regard. De cette passion de l’humanité quelque chose sortira qui sera plus grand que l’humanité elle-même, et de l’ardente nuée humaine jaillira un éclair divin.

Oui, c’est bien à une œuvre de noblesse que nous travaillons, puisque nous voulons abolir tous les obstacles qui dans la société présente s’opposent à la liberté « vraie », à la solidarité, à la vie religieuse, à tout ce qui fait la grandeur de l’homme. Mais pour mener à bien cette tâche, il faut dépouiller tout orgueil philosophique et toute fatuité de prêcheur. La misère économique et la misère morale se tiennent, et comme il est plus aisé d’agir sur l’ordre social malgré ses résistances que sur les consciences mêmes, le problème moral et religieux sera d’abord pour nous un problème social.



[1] François Bellet porte en suscription « Eh ! » ( ?).

[2] Le chapitre 2 qui n’est pas plus titré que dans les autres versions commence à la page 30 du premier Cahier.

[3] Inexact : les chiffres donnés pour les salaires sont 1853 et non 1831. En 1853 l’octroi donnait de 60 à 70 millions. (Note au crayon de François Bellet [désormais désigné par F. B.] sur la page de gauche.)

[4] Inexact — Pas plus substantielles, plus assimilables. Cause = atmosphère. (F. B.)

[5] Proposant vraisemblablement d’aller à la ligne, F. B. ajoute ici : ? X —.

[6] F. B. place cette phrase entre parenthèse et note « à refaire ». Il écrit en marge : « Si l’épargne ouvrière est nécessairement difficile et médiocre, l’épargne paysanne elle aussi, aboutit rarement à la propriété. »

[7] Le mot travailler et travailleur est trop fréquent. (Note de F. B.)

[8] Le manuscrit porte « travaillent contre », F. B. remplace par « mettent obstacle à ».

[9] Le manuscrit porte « comme ils travaillent contre » que F. B. remplace par « aussi bien qu’à ».

[10] François Bellet n’a corrigé qu’en partie les erreurs de calculs de Jaurès. Ce dernier relève un accroissement de 600 millions de l’annuité successorale, soit un accroissement de la fortune publique de 600 x 36 = 21 milliards 600 millions. F. B. rétablit le bon chiffre pour l’accroissement de l’annuité successorale en indiquant « 7 à 800 millions » (6 352 – 5 570 = 782 millions) au-dessus des « 600 » donnés par Jaurès et nous le suivons mais il ne signale rien pour l’accroissement de la fortune publique. Celui-ci serait précisément de 28 milliards 152 millions (782 x 36), et en arrondissant de 25 milliards 200 millions (700 x 36) ou 28 milliards 800 millions (800 x 36).

[11] Le manuscrit porte « Au demeurant », rayé.

[12] « tracas » remplace « soucis », rayé.

[13] La formulation remplace « qu’il n’y avait pas pour les ouvriers et pour les paysans aucune joie », rayé.

[14] Supprimer ? (F. B.)

[15] Ce paragraphe, beaucoup plus long dans le manuscrit, constituait un véritable galimatias. Il a dû être très fortement élagué. (F. B.)

[16] Ce paragraphe, ainsi que le suivant, négligé, a dû être retouché. (F. B.)

[17] Cette phrase (L’antagonisme) a été ajoutée par moi, pour terminer le paragraphe et ménager une sorte de transition ; mais elle est bien faible. Toute la suite est modifiée. (F. B.)

[18] Très modifié. Galimatias incroyable. (F. B.)

[19] Toujours très modifié. (F. B.)
[20] C’est moi qui souligne. (F. B.)
[21] Toujours modifié. (F. B.)
[22] Difficile à replâtrer ! (F. B.)

[23] Le pathos délayé recommence plus que jamais. Conversation négligée et décousue. (F. B.)

[24] À maintenir ou à supprimer ? C’est absurde si l’on va au fond de l’idée. (F. B.)

[25] Cette phrase est bien faible, mais je n’ai pas pu la reconstruire. (F. B.)

[26] Rien trouvé pour remplacer ce quelque chose. Cette imprécision est insupportable. (F. B.)

[27] Remplacer examinée ; à cause de déterminée : approfondie ? étudiée ? (F. B.)

[28] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)
[29] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)
[30] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)
[31] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)
[32] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)
[33] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)
[34] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)
[35] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)

[36] F. B. écrit « les », mais il s’agit visiblement d’une erreur de copie.

[37] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)
[38] C’est moi qui vais à la ligne. (F. B.)
[39] À reconstruire. (F. B.)

[40] Avant Viviani. (F. B.). Cette note, allusion au célèbre discours de Viviani (8 novembre 1906) donne une indication sur le moment de la rédaction de ces Cahiers, du moins de leur relecture et annotation.