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L'Armée nouvelle : trois introductions

18/02/2013 - Lu 21722 fois


Pour accompagner la réédition de L'Armée nouvelle par Jean-Jacques Becker aux éditions Fayard (2012), tome 13 des Œuvres de Jean Jaurès, la Société des Études Jaurésiennes publie sur son site trois documents complémentaires avec l'aimable et gracieuse autorisation des ayant-droits et des éditeurs concernés. Il existait en effet auparavant sept éditions de cette œuvre majeure de Jaurès : l'édition « parlementaire » de 1910, par le Journal Officiel, la première édition en librairie chez Jules Rouff en 1911, la réédition par la Bibliothèque de L'Humanité en 1915, celle de 1932 chez Rieder dans le cadre de l'édition des Œuvres de Jean Jaurès par Max Bonnafous, l'édition partielle (chapitres I, V, IX, X et XII pour l'essentiel) en 10/18 présentée par Madeleine Rebérioux en 1969, la réédition aux Éditions sociales introduite par Lucien Baillot en 1977 et celle présentée et annotée par Jean-Noël Jeanneney à l'Imprimerie nationale en 1992. Toutes ces éditions sont épuisées depuis longtemps en librairie. L'édition Fayard reprend les courts textes publiés lors des premières éditions : la dédicace de Jaurès au capitaine Gérard, la préface et l'avertissement (non signés) de Lucien Lévy-Bruhl en 1915, la note de Max Bonnafous en 1932. Les éditions de 1969, 1977 et 1992 étaient précédées de trois substantielles introductions, de nature et de portée fort diverses, que nous publions intégralement ici. Nous les présentons volontairement telles quelles, sans annotation, avec simplement la correction de quelques coquilles typographiques. Il ne nous semble pas nécessaire de présenter ici les deux historiens, Madeleine Rebérioux et Jean-Noël Jeanneney. Louis Baillot (1924-2007), ingénieur dans l'aéronautique, résistant, spécialiste des questions de défense et de police du Parti communiste français, membre du comité central après 1961, député du XVIIIe arrondissement de Paris (1967-1968 et 1973-1978), avant de devenir député européen (1979-1989) et président de l'Amicale des vétérans du PCF, donne dans son introduction rédigée semble-t-il en 1975-1976 une vision datée et située de Jaurès qu'il n'est pas inintéressant de rapprocher de ce qu'il dit et écrivit sur le même sujet, en 1985, au colloque sur Jaurès et la paix organisé par la SEJ et le musée de l'Histoire vivante de Montreuil-sous-Bois (voir le n° 99, octobre-décembre 1985, de Jean Jaurès, le bulletin de la SEJ).


Gilles Candar

Sommaire :

- Madeleine Rebérioux

- Louis Baillot

- Jean-Noël Jeanneney




Madeleine Rebérioux
(1969)

Introduction


Y a-t-il des livres inspirés par un pressentiment ? Ce semble être le cas de l’Armée nouvelle. Tout d’abord, par la prescience des premiers mois de la guerre qui vient : ils vont balayer le mythe de l’offensive et montrer que c’est bien, comme Jaurès l’annonçait, dans l’armement des réserves que réside la force de la France. Mais aussi parce que Jaurès semble déjà croire proche sa propre mort : dans cet ouvrage volumineux, le seul livre cohérent qu’il ait pris le temps d’écrire en dehors de ses thèses de doctorat en 1892 et de l’Histoire socialiste de la Révolution française, parue entre 1900 et 1904, il déverse sinon tout, du moins beaucoup de ce qu’il a envie de dire. Il a beau informer ses lecteurs qu’il s’agit du premier volume d’une série qui traitera de l’Organisation socialiste de la France, toute cette série est en germe dans ce volume auquel le geste de Villain conférera l’unicité. Jaurès se hâte ici d’écrire sur l’armée future certes, mais aussi sur Turenne et Dubois-Crancé, Napoléon et Clausewitz, et sur l’évolution de l’armée dans tous les grands pays, au seuil du XXe siècle. Il nous parle de sa jeunesse et des « arrière-pensées » que lui inspire « l’étendue des souffrances humaines ». Il définit l’État comme l’expression du rapport des forces entre les classes. Il rêve sur Montaigne et discute la théorie marxiste de la valeur. Sur la conception socialiste de la patrie, sur le prolétariat français et ses traditions, les pages les plus pertinentes s’accumulent. Ce livre hugolien ressemble par avance à un testament et, si la structure en est indécise, la fermeté de la pensée maintient constamment à l’horizon les objectifs immédiats et plus lointains de l’auteur.

Le paradoxe s’accroît quand on scrute d’un peu plus près les conditions dans lesquelles le livre est paru. L’édition Jules Rouff d’avril 1911 n’est pas la première. Elle est précédée par une édition parlementaire aujourd’hui introuvable : il s’agit d’un commentaire à une proposition de loi sur l’organisation de l’armée, déposée par Jaurès à la Chambre le 14 novembre 1910 : dix-huit articles, six pages, voilà pour la proposition de loi ; treize chapitres, quatre cent cinquante pages, voilà pour le commentaire. Il serait trop facile d’en conclure que le projet avait pour seul but de permettre la diffusion des explications qui l’écrasaient de leur masse. Trop facile et faux. Il y avait longtemps que Jaurès participait avec passion, et pas seulement en auditeur, aux débats militaires de la Chambre. Peser sur les votes, intervenir efficacement, telle était sa constante volonté. Sur sa gauche, on le lui reprochait assez. Il fit de grands efforts pour que sa proposition de loi vienne en discussion. Lors des séances de la Commission de l’armée, à laquelle, dans un de ces mouvements de séance qui rendait possible la vie fiévreuse des assemblées au temps du régime parlementaire, il avait posé sa candidature en 1908 et où il fut élu en 1910, il insistera, le 15 février 1912, pour la mise à l’ordre du jour de sa proposition à titre de contre-projet dans le débat sur la loi-cadre. Et lorsque celle-ci sera débattue en novembre-décembre de la même année, Jaurès prononcera le 9 décembre un de ses plus beaux discours. Dans la Chambre que préside ce jour-là Paul Deschanel, le débat est étouffé. En une demi-heure, le premier article du projet Jaurès, combattu par le rapporteur de la Commission de l’armée, Henry Paté, son président, le « colonial » Étienne et par le commandant Driant, porte-parole du nationalisme lorrain, est repoussé par 478 voix contre 88 et 10 abstentions. En sus du groupe SFIO 22 députés socialistes indépendants ou radicaux de gauche avaient soutenu Jaurès : parmi eux Paul Painlevé et Justin Godard. Paul-Boncour s’était abstenu.

Jaurès ne se faisait d’ailleurs nulle illusion. Il savait bien que ses dix-huit articles n’avaient aucune chance d’être adoptés par la Chambre issue des élections de 1910 et par la France issue du XIXe siècle. Mais il espérait – et c’est ce qui explique l’ampleur de son commentaire – « contribuer au nécessaire mouvement des idées » en communiquant aux esprits un salutaire ébranlement. Il comptait ainsi aider « ceux qui pensent, dans l’armée, à se libérer des dernières entraves de la routine et à systématiser leurs vues incomplètes ou éparses ». Il voulait enfin donner à réfléchir au mouvement ouvrier : aux syndicalistes révolutionnaires, aux socialistes de toutes tendances, à tous ceux, ses compagnons de combat, sur qui allaient reposer de plus en plus la défense de la paix et de l’indépendance nationale, la construction du socialisme.

Hâtivement écrite, mais longuement pensée, l’Armée nouvelle, où un homme de cinquante ans jetait au creuset parlementaire sa culture immense et variée et, à l’occasion de la vie militaire, sa conception de la vie militante, était aussi, et tout entière, tournée vers l’avenir.


L’Armée française et ses critiques


« Société militaire », l’armée française au tournant du siècle est aussi une société séparée. Sociologiquement elle semble pourtant à l’image de la nation. Depuis 1889 tous les Français font leur service : « les curés sac au dos ! » Les ecclésiastiques ont en apparence perdu, ainsi que les universitaires, le statut qui avait valu à Jaurès d’échapper à la loi commune. L’armée est-elle donc vraiment devenue « la grande patronne qui nous baptise tous Français » ? En fait, la première loi de trois ans, celle de 1889, prévoyait la réduction du temps passé sous les drapeaux à deux ou même un an pour diverses catégories : soutiens de famille, séminaristes, licenciés de l’Université, ouvriers d’art, etc., au total un bon tiers de chaque classe. Ainsi se réintroduisait, et jusqu’en milieu ouvrier, le privilège bourgeois. Il faut attendre mars 1905 et la loi de deux ans, inspirée par l’esprit égalitaire du mouvement d’opinion qui soutient le bloc des gauches, pour que disparaissent les dispenses partielles et que le service actif et celui que l’on doit dans les différentes catégories de la réserve s’imposent également à tous.

Armée de citoyens alors, profondément reliée au peuple dans lequel elle se recrute ? « Le vice essentiel de notre organisation militaire c’est qu’elle a l’apparence d’être la nation armée et qu’en réalité elle ne l’est point ou qu’elle l’est à peine » : cette phrase de Jaurès est à entendre plus pleinement encore que le commentaire qu’il en donne dans l’Armée nouvelle. L’imposant effectif constamment encaserné – près de 600 000 hommes – exige un corps d’officiers et de sous-officiers de métier extrêmement nombreux et l’armée tend dès lors à s’identifier avec eux. Or ils s’installent pour une part en marge de la vie nationale. Il était bien naïf, l’officier de réserve dreyfusard Bruyèrre, dont la lettre fut lue au procès de Rennes le 4 septembre 1899 : « J’avais toujours cru que, dans l’état actuel de la civilisation en France, le mot « armée » désignait l’ensemble des citoyens français en état de défense contre une agression étrangère. » À l’heure où il faisait cette déclaration il avait, du reste, déjà perdu sa candeur et pris conscience de la spécificité des cadres militaires. Faut-il invoquer leur origine sociale ? Les listes d’admission à Saint-Cyr mettent en évidence les noms des fils de notables plus ou moins royalistes. Les écoles militaires sont totalement coupées de l’Université. Et la vie quotidienne renforce les impressions de l’adolescence : fréquents changements de garnison, qui brisent les amitiés civiles un instant conçues et détournent d’en nouer d’autres, tâches administratives routinières, qui absorbent les journées et limitent le temps disponible pour le contact avec le réel. Ajoutons les règlements rigoureux qui gèrent le mariage de l’officier. Un ensemble de mesures législatives capitales couronne depuis juillet 1872 cet isolement : les militaires en activité ne peuvent voter ; ils ne peuvent pas davantage, en vertu de la loi organique du 30 novembre 1875, devenir députés, ni sénateurs depuis le 9 décembre 1895. L’armée est « la plus grande muette ». Sa fidélité politique n’est plus, comme sous l’Empire, exigée par le serment, elle est supposée par le silence. L’officier pendant toute sa carrière, le soldat pendant trois puis deux ans sont proclamés inaptes aux affaires de la cité. Imposée, cette mutilation civique traduit la hantise républicaine du césarisme. Acceptée par l’armée, elle l’autorise tacitement à formuler et développer en vase clos des positions spécifiques.

Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, si l’armée, qui déclare servir non le régime, envers lequel elle marque au contraire volontiers ses distances, mais la France éternelle, tend en réalité à se couper de la vie nationale. À l’exception du général Pedoya et de l’ancien polytechnicien Messimy, ils sont presque tous conservateurs les quelque trente anciens officiers qui, au début du siècle, représentent l’armée à la Chambre, et ils ne font guère mystère de leur refus d’accepter la société nouvelle. L’indifférence est proclamée, l’ignorance est la règle : « J’avoue que, jeune officier, j’ignorais tout par mon éducation et mon travail, du monde ouvrier et socialiste », ce témoignage d’un officier général passé par l’École de guerre en 1911-1912 n’a rien d’isolé. Et l’armée ne garde pas toujours le silence : pendant l’affaire Dreyfus elle a entendu imposer à la nation son code de l’honneur et faire à tout le moins reconnaître son autorité exclusive dans son « domaine réservé ». Était-ce le résultat d’un compromis tacite élaboré au lendemain de 1870 ? Les ministres de la Guerre défendent cette interprétation pendant l’Affaire et le pouvoir civil l’accepte longtemps. L’Affaire s’achève – d’aucuns disent s’enlise – dans la politique d’apaisement. Défaites des prétentions de l’état-major de s’identifier à la nation ou de la diriger ? Nullement. Pendant plus de six ans encore Alfred Dreyfus sera officiellement figure de coupable gracié, non d’innocent injustement condamné.

Mais il est vrai que, dans l’opinion, le corps des officiers est maintenant contesté de façon sérieuse. Assurément un Gambetta, passionné des choses de l’armée, s’était tenu méticuleusement au courant des opinions répandues chez les officiers supérieurs. Assurément aussi Freycinet, ministre de la Guerre, ne s’était pas montré dévot des chefs militaires. Ce n’était encore, si haut placées fussent-elles, que réactions individuelles. Depuis 1885 on assiste à la lente montée d’un antimilitarisme ouvrier, combattu par les traditions du patriotisme républicain. Il tire sa force naissante du rôle que le gouvernement fait jouer à l’armée dans les grèves : l’exemple tragique de Fourmies en 1891 est inlassablement repris, comme dix an plus tard le sera celui de Montceau-les-Mines. Il s’alimente aussi aux souffrances que subit le soldat pendant les conquêtes coloniales, l’expédition de Madagascar en particulier. Viendra bientôt s’y joindre la dénonciation des crimes coloniaux et celle de la dégradation morale de ceux qui combattent dans ces terres lointaines. Mais c’est bien l’affaire Dreyfus qui fait du problème militaire un problème national.

Associé au « goupillon » le « sabre » soulève de vastes polémiques qu’il n’est pas question ici d’analyser dans le détail. L’institution militaire française est publiquement critiquée sous des formes, à des degrés et avec des intentions très diverses. Bornons-nous à quelques exemples. Des organisations maçonniques, comme la loge « Les Enfants de Gergovie » font connaître largement leur point de vue : les maçons de Clermont-Ferrand déduisent d’un certain nombre d’incidents qui viennent d’opposer dans la région quelques officiers républicains à la majorité du corps militaire que : « la République ne peut compter sur son armée ». Et de conclure qu’il faut ouvrir une « enquête générale sur l’état d’esprit qui y règne ». C’est la politique des fiches qui coûtera en avril 1904 la direction de la rue Saint-Dominique au général André, plus malchanceux que Gambetta dont les cahiers de notes dormirent jusqu’il n’y a guère, au Ministère des affaires étrangères.

Foyer de cléricalisme et de monarchisme, l’armée est aussi dénoncée comme une école d’inhumanité. Toute la presse socialiste et ouvrière, une bonne partie de la presse radicale dénoncent l’oppression que subit le pioupiou. Les campagnes contre Biribi commenceront un peu plus tard : La Guerre sociale, que Gustave Hervé fonde en 1906 s’y spécialisera. Mais dès le début du siècle le Manuel du Soldat, édité en 1902 par les Bourses du Travail, condamne dans la vie militaire l’apprentissage du crime, de la torture et du vice. Il décrit longuement les sévices, des « poucettes » au « peloton de chasse », qu’entraîne la moindre condamnation et conclut que « trois années passées dans une caserne font d’un homme un révolté conscient ou une brute facile ». Au bout d’un an la brochure en est à sa onzième édition et à son 135e mille. Dans un journal radicalisant aussi modeste que modéré que L’Avenir de l’Yonne, on est surpris de voir le ministre de la Marine Camille Pelletan chaleureusement félicité parce qu’il renonce, de passage à Sens, à se faire rendre les honneurs militaires et qu’il préfère se trouver dans son milieu naturel, entre « bons républicains ».

On le voit, à supposer que le mouvement ne parte pas de la base, les cadres qui l’expriment et poussent à l’action le gouvernement du bloc des gauches se recrutent tout près d’elle. La littérature antimilitariste – théâtre militant, nouvelles, romans – se développe suffisamment pour que la sage Revue socialiste lui consacre une étude en 1904. Et les élections municipales de la même année confirment le courant d’opinion déjà évident en 1902 : décidément, les masses approuvent.

Mais qu’approuvent-elles ? Des critiques fondées sur un dense réseau d’informations, souvent véhémentes, et si nombreuses qu’on songe à ces phénomènes de décompression qui suivent de trop longs silences. Mais que faut-il faire ?

Trois types de solutions s’esquissent au cours de la campagne antimilitariste au début du siècle. Les radicaux, les sociétés de libre-pensée, la franc-maçonnerie préconisent la républicanisation de l’armée ; les responsables de la CGT sa suppression : les socialistes la transformation de ses structures.

Républicaniser l’armée, c’est d’abord l’épurer de ses cadres les plus hostiles au régime, les fameux « généraux de jésuitière », en les mettant à la retraite avec pension. C’est aussi adopter une série de mesures qu’énumèrent par exemple les « Enfants de Gergovie » : suppression des écoles militaires, où les officiers sont formés en vase clos, et adoption de « l’unité d’origine » présentée comme un remède à l’esprit de caste ; suppression des cercles, pensions et mess, qui séparent dans la vie quotidienne l’officier des autres citoyens ; suppression des règlements sur la mariage, et notamment de l’obligation de la dot, qui contraignent l’officier à ne prendre femme qu’en milieu aisé et renforcent l’influence des classes bien-pensantes ; adoption enfin du service de deux ans sans nulle dispense. On peut supposer – mais l’ouvrage n’a pas été retrouvé – que le volume publié au début du siècle par la loge parisienne « l’Avenir », sous le titre L’Armée, ce qu’elle doit être, ce qu’il faut modifier précisait et analysait ces exigence : le commandant Pasquier, le capitaine Mollin participèrent à son élaboration et la tradition veut que ce livre ait influencé Jaurès. À la même époque un professeur de droit à la Faculté de Montpellier, J. Charmont, explique dans la Revue politique et parlementaire de septembre 1900 ce que doit faire à son sens « la démocratie » : non pas « briser l’armée », mais resserrer son union avec la nation en pénétrant « le corps des officiers de la vie et de la pensée du pays » par une éducation plus libérale, une modification de la justice militaire et la disparition de la cooptation. Pas trace ici de réformes de structures. L’armée que préconisent les radicaux c’est toujours celle de Freycinet et de Gambetta, plébéisée dans son recrutement, républicanisée dans la formation de ses cadres.

Le général André se garda d’ailleurs d’aller aussi loin, ou ne le put. Il se borna d’abord à modifier les règlements sur le mariage et à renouveler partiellement les cadres par des procédés assez proches de l’épuration : mesures de « défense républicaine », ressenties comme une injustice par de nombreux officiers, mais qui dressèrent indiscutablement un barrage à l’influence des forces les plus conservatrices dans un secteur où elles avaient gardé une position privilégiée. Le coup fut dur : on le mesure au fléchissement du nombre des candidats à certaines écoles militaires ; à Saint-Cyr il diminua de moitié entre 1897 et 1907. Mais pour l’ensemble de la nation le fait essentiel fut la loi de deux ans, finalement votée par la Chambre à une quasi-unanimité. Aucune « révolution » ne se dégageait des mesures prises. Comme Jaurès l’expliqua en 1902 dans une série d’articles de La Petite République, puis dans La Dépêche de Toulouse et à la Chambre en 1904, il s’agissait du dernier avatar de l’armée édifiée par la IIIe République : c’était ce qui en faisait et en même temps limitait l’importance. Grâce à une véritable razzia opérée sur tous les fonds de tiroirs humains, la loi de deux ans permet en effet de conserver sous les drapeaux le sacrosaint effectif traditionnel voisin de 600 000 hommes. L’armée n’est plus une armée de métier, elle reste une armée-cadre, fondamentalement différente d’une armée-école. Selon que s’intensifieront les forces conservatrices ou progressistes qui travaillent l’opinion, le centre de gravité de l’armée se déplacera, pense Jaurès, vers les soldats de métier, les professionnels rengagés, ou vers les réserves, « première ébauche des milices ». Il n’avait pas envisagé la possibilité d’un retour aux trois ans…

Dans les campagnes, pourtant, le retentissement de la loi de deux ans semble avoir été assez profond. Mais la CGT, qui vient en 1902 de se donner sa structure définitive et dont les initiatives et l’élan bénéficient de la radicalisation générale du mouvement ouvrier dans les années 1905-1907, celles de la première révolution russe, la CGT, sans mener campagne contre la loi, formule une condamnation du système militaire beaucoup plus systématique que les loges ou les radicaux. Le Manuel du Soldat dénonce toute « éducation militaire théorique et pratique » et voit dans l’existence même d’une armée « la plus affreuse conséquence du patriotisme ». À quoi bon une armée en effet ? Une conscience de classe primitive mais aigüe sous-entend toute l’analyse : « Nous sommes les prolétaires, c’est-à-dire ceux qui portent aujourd’hui tout le poids, toute la tristesse de la société. » Et même sous la forme des milices, en Suisse, en Belgique, on la fait intervenir dans les grèves. Faut-il donc que la classe ouvrière qui n’a rien à défendre, entretienne de son temps, de son argent, de ses fils, une armée qui ne peut être que l’instrument des classes dirigeantes ?

L’attaque est forte. L’image du fils soldat tuant son père gréviste sera largement répandue par la brochure, la presse, les « feuilles volantes », premier nom de nos tracts. Quoique le Manuel du Soldat ne conclue pas au refus pratique de tout service militaire et se borne à récuser les solutions radicales et socialistes, cette brochure de masse d’exprimer clairement la certitude que l’idée de patrie est sans contenu pour le travailleur : c’est ce qu’on appelle à l’époque, d’un mot provoquant, une de ces injures dont on se fait un drapeau, l’antipatriotisme. Il convient de ne pas s’en exagérer la portée dans la France du début de ce siècle. J. et M. Ozouf, en analysant le thème du patriotisme dans les manuels primaires de la IIIe République avant 1914, ont montré qu’aucun d’eux ne suggérait « une problématique de la participation à la guerre ». Tous appelaient à aimer la France harmonieuse, terre de la Révolution, pays d’où furent chassés les tyrans responsables des guerres. Tous distinguaient, mais sans en indiquer les critères, les justes guerres défensives des injustes guerres d’agression. Et presque tous suggéraient que la France républicaine, nation exemplaire, ne pouvait conduire que des guerres justes. Il y a plus : le Manuel du Soldat est signé Georges Yvetot ; anarchiste – dans son cas le mot est juste, si souvent employé à l’époque pour désigner tout opposant de gauche – son antipatriotisme, lorsqu’il l’expose intégralement, n’est approuvé dans la CGT qu’à une majorité réelle mais assez faible : au Congrès d’Amiens de 1906, la motion Yvetot qui conteste l’institution militaire non plus seulement « comme gardienne des privilèges de la bourgeoisie mais comme protectrice de la patrie » obtient 488 voix contre 310 oppositions et 49 abstentions. Refus et abstentions proviennent non seulement des éléments réformistes mais aussi d’authentiques syndicalistes révolutionnaires.

Ne sous-estimons pas pourtant la puissance de l’antimilitarisme ouvrier et paysan. Lorsqu’en septembre 1905 Jaurès, jusque là peu disposé à prendre au sérieux le courant antipatriotique, modifie son jugement et, refusant de le condamner, à la différence de Viviani, de Fournière, de tant de ses amis de l’ancien Parti socialiste français, décide d’en analyser les causes et de l’intégrer au grand fleuve de progrès et de socialisme, c’est qu’il vient d’apprendre que le leader de la Fédération des métaux Merrheim a fait applaudir les positions de la CGT au cours d’un meeting de 3000 métallurgistes. Et il n’est pas indifférent de savoir, si l’on veut comprendre la profondeur d’une certaine conscience révolutionnaire en France, fut-ce dans une petite minorité, que la fameuse affiche antimilitariste de février 1906 recueillit en quelques jours, malgré les risques encourus, un millier de signatures dans l’Yonne, dont la moitié environ provenant de petits cultivateurs aux idées, comme on disait alors, « avancées ». L’enquête ouverte au sujet des signataires fut tôt abandonnée et il fallut attendre 1912 pour voir le jury de l’Yonne cesser d’acquitter à l’unanimité le célèbre Pioupiou, constamment poursuivi depuis 1901 pour ses appels aux conscrits.

C’est vers une troisième solution, intégrant les deux premières, que s’orientent les socialistes, et c’est là qu’il faut chercher la source de l’Armée nouvelle. En utilisant tous les éléments de la conjoncture, Jaurès va actualiser un vieux thème républicain, un vieux mythe socialiste, celui des milices.

Vieux thème en effet. En décembre 1867, pendant la discussion de la loi Niel au corps législatif, Jules Simon, au nom d’un groupe de députés parmi lesquels Jules Favre et Ernest Picard, avait défendu un projet de loi radicalement différent et du système en vigueur et des modifications que le ministre de la Guerre proposait d’y apporter. Le discours de Jules Simon prit figure de manifeste de la bourgeoisie républicaine : il proposait d’armer pour un temps court la nation entière et de substituer ainsi « l’esprit national » à « l’esprit militaire ». À l’armée de métier prétorienne sur laquelle Napoléon III s’était appuyé pour réussir le 2 décembre, Simon et ses amis opposaient « une armée de citoyens qui se réunissent pour défendre leurs pays et maintenir l’ordre ». Le discours de J. Simon fut édité en brochure et largement répandu dans la presse. Et, en 1869, Gambetta introduisit l’organisation des milices dans le programme de Belleville. On a vu qu’après la défaite et la Commune, ni les opportunistes, amis de Gambetta, ni les radicaux, qui se vantaient d’en avoir recueilli l’entier héritage, ne continuèrent à se réclamer de la milice : leur conception de la nation armée se réduisit au principe du service militaire obligatoire.

Les socialistes alors reprennent à leur compte le thème milicien. En 1880 paraît la brochure de Blanqui, L’Armée esclave et opprimée, qui sera rééditée en 1894. L’hériter de sa pensée, le vieux communard Édouard Vaillant, mène depuis son retour d’exil une campagne inlassable contre le service militaire de longue durée. De 1883 à 1893 il en traite tour à tour dans Le Républicain socialiste du Cher, L’Homme libre, Le Cri du peuple, Le Parti Socialiste. À plusieurs reprises il soumet au Parlement un projet inspiré de l’exemple suisse et d’où disparaît le deuxième objectif jadis fixé à la milice par Jules Simon, la défense de l’ordre intérieur. En décembre 1894 le texte en est déposé au nom du groupe socialiste de la Chambre, fort, depuis un an, d’une cinquantaine de membres. L’organisation socialiste la plus puissante, le Parti ouvrier français de Guesde, se préoccupe de sa diffusion. À l’arrière-plan se profile la guerre d’escarmouche, la guérilla. L’idée se répand au début du siècle, jusque dans de minuscules journaux de province, que le génie populaire, les francs-tireurs, peuvent seuls compenser les déficiences imposées à notre couverture militaire par la faible nationalité française. L’idée des milices est d’ailleurs « commune à tous les socialistes du monde » : c’est ce qu’écrit Jaurès dans L'Humanité du 8 mars 1905 en signalant les études remarquables publiées sur ce thème par Bebel. Il eût pu aussi bien utiliser la caution de Victor Adler qui, au Congrès de 1903 du Parti social-démocrate autrichien, venait de déclarer : « Je voterai sans hésiter que le contingent est formé de tous les hommes capables de porter les armes pour obtenir le service d’un an et la démocratisation des armées. »

Convenons cependant qu’à l’exception des articles de Bebel et notamment de la brochure qu’il publia à Stuttgart en 1898, les propositions socialistes, au reste d’inspirations diverses, revêtaient jusqu’au début du siècle un caractère assez académique. En France la revendication milicienne se présentait comme une pétition de principe, non comme un projet précis et argumenté. Retirer l’armée des conflits sociaux et rendre impossibles les guerres de conquête et d’agression, telles étaient les intentions avouées des socialistes. Il est vrai que le monde vivait une longue période de paix et que la nécessité de pourvoir à la défense ne hantait pas encore les esprits. Objet d’une dévotion devenue rituelle mais superficielle et sur laquelle on ne s’étendait guère dans la propagande quotidienne, l’armée de milices, l’armée nouvelle, va, avec Jaurès, changer de caractère.

La tradition veut – elle nous a été transmise par le leader du Parti ouvrier belge, Emile Vandervelde – que Jaurès ait pris la décision d’étudier à fond les questions militaires à Amsterdam, en août 1904, au Congrès de la IIe Internationale. Rien à vrai dire ne préparait particulièrement à une telle tâche cet agrégé de philosophie, docteur ès lettres, âgé de 45 ans, socialiste depuis plus de dix ans, et qui avait, à la Chambre, étudié de nombreux problèmes, de la création des Universités provinciales au protectionnisme, et révélé d’exceptionnels dons de détective pendant l’affaire Dreyfus et d’historien de la Révolution depuis lors, sans porter à l’étude de l’institution militaire plus que l’attention vigilante d’un parlementaire avisé. Ce petit homme, déjà sérieusement bedonnant, n’avait pas eu à accomplir son service militaire… Qu’allait-il faire dans cette galère ?

À bien réfléchir, cependant, rien de plus vraisemblable que la date proposée par Vandervelde. Elle nous éclaire singulièrement sur les intentions profondes de Jaurès. Nul, sans doute, sinon Mathieu Dreyfus et peut-être Bernard Lazare, n’avait vécu plus pathétiquement que lui l’Affaire. Nul n’avait été plus inquiet du divorce qu’il pressentait entre l’armée et une partie au moins du peuple français. Il avait perdu en effet depuis quelques années l’espoir messianique qui l’avait un temps exalté comme les autres socialistes français guesdistes, blanquistes, allemanistes. Il avait renoncé à croire toute proche la conquête du pouvoir par le prolétariat et dans la faille qui se dessinait entre la société militaire et la société populaire il entrevoyait non pas un affaiblissement de l’appareil d’État propice à la victoire de la révolution, mais toutes sortes de périls graves pour l’évolution pacifique de la démocratie française vers le socialisme. Et, d’autre part, lui qui avait cru depuis 1900 à la croissance rapide des germes d’arbitrage international semés par la Cour de La Haye, lui qui avait même un temps estimé, comme en fait foi sa lettre de 1902 au leader socialiste italien Andrea Costa, que la politique des blocs amènerait en Europe une sorte d’équilibre finalement favorable à la paix, voilà que le conflit russo-japonais, sans anéantir ses espérances, en soulignait la fragilité. Une armée séparée du prolétariat pouvait, dans la reprise de l’expansion coloniale qui s’esquissait au Maroc, peser en faveur de l’aventure et contribuer à déclencher une guerre où « le droit » ne serait pas forcément du côté français. Et si la France se trouvait attaquée, son armée un peu bâtarde, moitié professionnel, moitié milicienne, aurait-elle la fore de vaincre ? Le problème se trouvait ainsi posé sur un terrain neuf : il ne s’agissait plus seulement d’empêcher l’armée de mater les grèves, mais de créer un outil implacable pour la défensive, inutilisable pour une politique extérieure d’agression.

Oui, il devenait urgent de « définir ce que doivent être dans la pensée socialiste l’institution militaire et la politique extérieure de la France ». D’autant plus urgent que l’unification du socialisme français proposée par l’Internationale et acceptée par Jaurès à Amsterdam allait donner à la future SFIO le moyen d’équilibrer l’influence de la social-démocratie allemande dans l’Internationale et de rayonner largement par une réflexion en profondeur et une action originale. Réflexion contestée d’ailleurs par des socialistes notoires de plusieurs pays : au congrès de Stuttgart en 1907, l’Anglais Russel Smart, le Suédois Branting, l’Américain Carr exprimeront leur hostilité au thème de la nation armée.

Six années séparent le Congrès d’Amsterdam de la publication de L'Armée nouvelle. Six années pendant lesquelles le projet prend forme – le contrat d’édition avec la maison Rouff est signé le 25 novembre 1907 – et la documentation s’accumule : En 1905 au Maroc, en 1908 dans les Balkans, la politique des blocs menace de tourner au tragique. Les intérêts de carrière de certains militaires rejoignent au Maroc ceux des trusts et des radicaux d’affaires. Le Parti radical, au pouvoir, s’écarte de plus en plus de son propre programme et les responsabilités des socialistes et du mouvement ouvrier tout entier devant la nation s’accroissent d’autant. À lui d’animer, sous peine d’être « déshonoré » cet « effort désespéré pour empêcher la guerre » dont parle Jaurès au Congrès de Stuttgart en 1907 ; à lui d’être « l’acteur de son propre drame ». Il ne s’agit de rien de moins que de modeler le visage de la nation future et d’abord de son armée.


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Jaurès élabore sa pensée militaire

Il y avait en réalité beau temps que le problème militaire intéressait Jaurès. Dès mars 1887, dans La Dépêche de Toulouse, à laquelle, jeune chargé de cours à la Faculté, il commençait une collaboration qui dura jusqu’à sa mort, il affirmait que « l’âme présente de la nation française, avec son instinct de démocratie », devait se sentir à son aise dans l’armée. Six ans plus tard, à l’occasion de lectures sur le Comité de salut public, il mettait en question, comme les socialistes qu’il venait de rejoindre, le caractère vraiment national d’une armée pourtant fondée que le service obligatoire : « L’armée est empruntée à la nation, elle n’est pas la nation. » Et le 7 mars 1895, à la Chambre, il évoquait la nécessité d’un recrutement non seulement régional, mais cantonal et local. C’était encore s’en tenir à des généralités. L’Armée nouvelle, préparée avec de tous autres matériaux, est l’aboutissement non seulement d’une réflexion approfondie, mais d’une documentation que son ampleur et sa vérité rendent incomparable à celle d’aucun leader socialiste de son temps.

Le livre porte la trace précise des immenses lectures auxquelles Jaurès s’est livré pour s’enrichir de la tradition intellectuelle de l’armée française : sur Condé et Turenne, sur d’Aubigné et les grands soldats du XVIe siècle, que de pages frémissantes ! Nous avons gardé par chance les notes manuscrites qu’il prit sur les Rêveries de Maurice de Saxe. La tradition nationale qu’il scrute du XVIe au XVIIIe siècle, il la voit s’épanouir pendant la Révolution française. Lui qui ne cite jamais Tocqueville et qui sans doute ne l’a pas lu, il a, autant que le grand historien légitimiste, mélancoliquement complice de l’égalitarisme du XIXe siècle, le sens des continuités comme celui des ruptures. Jourdan, Carnot, Dubois-Crancé et les représentants en mission aux armées : dans leur correspondance et dans leurs rapports patiemment dépouillés il découvre une diversité, une richesse qu’à aucun prix l’armée ne doit abandonner. En se laissant obséder par le seul soleil napoléonien, les hommes de pensée de l’armée française s’appauvrissent. La hantise du césarisme oriental oriente ici ses lectures militaires. À travers ses choix et ses préférences, on décèle une philosophie de l’histoire qui légitime l’ancien régime, la Révolution, la IIIe République, mais rejette au rang d’accidents fâcheux, explicables mais évitables, le Premier et le Second Empire, l’oncle et le neveu : « Bonaparte, dans l’ordre militaire comme dans l’ordre politique, n’a pas accompli et consommé la Révolution ; il l’a diminuée en tout sens. »

Mais Jaurès est trop historien pour s’hypnotiser sur un moment quelconque du passé : « La défense vraiment scientifique de la France démocratique et partiellement socialiste du commencement du XXe siècle ne saurait ressembler pleinement à aucune entreprise antérieure. » C’est une des leçons qu’il a tiré de Clausewitz : « L’effort du théoricien allemand n’est pas d’imposer un plan tout fait, mais de dégager de la complexité des faits des règles d’action qui permettent d’obtenir dans une hypothèse donnée le plus grand effet possible. » Et de s’attacher aux spécialistes contemporains, aux professeurs de guerre dont il dépouille attentivement les œuvres et les cours. C’est, en Allemagne, Von Falkenhausen et sa Guerre du Temps présent, Von Moltke et les études du grand état-major prussien que du reste la Revue militaire des Armées étrangères analyse et commente : il faut connaître le système d’organisation du seul adversaire possible, non point pour le copier mais pour en saisir les caractères essentiels et comprendre en quoi ils sont inadaptables à la France républicaine, démocratique et sous-peuplé, pour en tirer aussi des conclusions raisonnées et sérieuses sur les intentions allemandes en cas de guerre et amener la rue Saint-Dominique à choisir une stratégie et l’armée adaptée à sa stratégie. Car ce choix n’est pas fait. Jaurès s’en convainc à la lecture des ouvrages du général Langlois, sénateur, critique militaire du Temps, directeur de la Revue militaire générale détentrice de l’orthodoxie, et des cours professés à l’École de guerre, ceux de Foch en 1905 tout spécialement ; enfin par une longue méditation des écrits du capitaine Gilbert dont ses amis militaires lui ont appris qu’il était le maître à penser de la jeune génération : major en 1875 de la première promotion de l’École de guerre, Lorrain tôt vaincu par la paralysie, ami de Gambetta, c’est Gilbert, « esprit éminent » pourtant, qui a insufflé aux cadres militaires de 1900 leur confiance dans l’offensive à tout prix, leur défiance des réserves, c’est-à-dire du peuple, leur croyance en une guerre brève. La polémique avec Gilbert s’étend sur deux chapitres entiers de L'Armée nouvelle.

Jaurès la mène pour une bonne part grâce aux lumières qu’il a recueillies en Suisse et en France auprès des quelques civils qui s’attellent à l’étude des institutions militaires, auprès surtout des officiers français qui bravent les foudres du haut commandement en recherchant patiemment ce que devrait être l’armée d’une démocratie.

Le système suisse des milices servait de référence, d’une manière un peu mécanique et vague aux socialistes français lorsqu’ils opposaient, comme Vaillant le fit encore en juin 1904, l’armée de milices à l’armée permanente. Il venait en avril 1907 d’être remanié assez profondément. Jaurès en entreprit une étude serrée. Lors d’une tournée de conférences qu’il fit en Suisse en décembre 1907 il s’informa longuement de l’organisation militaire du pays et de l’opinion que s’en formaient les socialistes. Il interrogea notamment le pasteur Paul Pettaval de La Chaux-de-Fonds et Charles Naine qui avait été un temps emprisonné comme réfractaire. Chez les parlementaires français il rencontra dans l’ensemble une totale incuriosité, une indifférence ignorante qui le surprirent. Il faut faire exception sans doute pour Messimy, qui, une fois ministre de la Guerre, abandonna assez vite ses recherches d’ancien polytechnicien, peut-être pour Treignier, le député de Blois et pour Raiberti qui présenta à plusieurs reprises à la tribune de solides critiques de l’armée-cadre : « Il n’y a dans cette Chambre, je crois, disait-il le 21 juin 1904, que les socialistes et moi jusqu’ici qui ayons réclamé un changement de notre organisation militaire. » Il lut enfin de près une thèse de science politique soutenue en 1903 par un jeune juriste positiviste, disciple de Tarde et d’Auguste Comte, J. C. Monteilhet, sur L’Obligation et l’égalité du Service militaire dans les lois de 1872 et de 1889. Monteilhet envoya son travail à Jaurès et l’entretint des matériaux qu’il était occupé à réunir pour la rédaction d’un ouvrage plus vaste sur « l’incompatibilité des armées permanentes et d’une démocratie ». Collaborateur un peu plus tard de plusieurs rapporteurs du budget de la guerre, Monteilhet, qui publia en 1926 un intéressant ouvrage sur Les Institutions militaires de la France, 1814-1924 et lui donna ce sous-titre bien jaurésien, « De l’armée permanente à la nation armée », y songeait dès 1903. Quoique Jaurès ne le nomme jamais, par discrétion sans doute à l’égard d’un homme engagé dans la carrière administrative, Monteilhet fut un de ceux qui lui apportèrent le plus.

Avec les « jeunes officiers ». Au début du siècle, dans l’armée « modestement républicanisée » par le bloc des gauches et reprise en mains par les successeurs du général André, le thème des milices reste en fait banni et il faut du courage ou de l’habileté à un officier pour rendre public un point de vue favorable au mode d’organisation militaire dont seuls, en tant que parti, se réclament les socialistes. Les jeunes capitaines pourtant donnent parfois l’exemple. À leurs dépens. Le polytechnicien Adrien Roux est « exilé » à Bonifacio pour avoir publié La Milice prochaine. Le capitaine Herzeele garde l’anonymat lorsqu’il propose en 1906, dans un gros volume de 300 pages, Le Problème des Militaires, de limiter à sept mois, durée légèrement supérieure selon lui au temps réellement consacré à l’instruction des recrues, le service militaire. Et Gaston Moch, pourtant connu par les nombreux travaux qu’il avait consacrés à l’armement moderne de l’artillerie, attend d’avoir, encore fort jeune, quitté l’armée, pour publier L'Armée d’une Démocratie, et, à peu près au même moment, une série d’articles complémentaires et moins connus qui parurent, sous le titre général « La Réforme militaire », dans La Petite République (novembre-décembre 1899). G. Moch dit vrai lorsqu’il présente son étude comme « le premier projet détaillé (L’Armée d’une Démocratie, plus de 500 pages) de construction d’une nouvelle armée », il n’a pas tort de critiquer le caractère vague des textes socialistes antérieurs, et il a peut-être raison de les accuser, en raison même de leur présentation superficielle, d’avoir contribué à renforcer dans une large partie de la nation, l’influence du militarisme. Comme Jaurès, et avant lui il considère le service de deux ans, alors à peine en gestation, comme une étape après laquelle il n’y a plus qu’une solution de progrès, la milice.

On connaît encore mal les modifications qui s’opèrent dans l’armée française au cours de la crise qu’elle traverse après l’affaire Dreyfus, au début du siècle. Crise profonde ? Sans doute. Mais aussi crise féconde. Les places laissées libres par les « héritiers » sont prises par des Français de condition plus modeste. On voit augmenter le nombre d’officiers boursiers de lycée et celui des anciens élèves de Saint-Maixent. Le renouvellement social s’accompagne d’un renouveau de la réflexion critique. Il ne s’agit pas seulement d’études sur le rôle colonial et social de l’officier, tarte à la crème des années 1905-1910, mais de l’élaboration de positions nouvelles sur l’institution militaire considérée dans ses détails, voire dans son ensemble.

Ce serait une erreur d’en déterminer l’ampleur par la seule attention apportée au problème des milices. La volonté de rapprocher l’armée et la nation, si elle peut s’entendre en deux sens – modeler la nation sur l’armée, intégrer l’armée à la nation – donne de toute façon naissance à une effervescence d’idées, à des publications nouvelles, à des projets qui ont un écho jusqu’au Parlement et dans la presse. Un journal bihebdomadaire comme L’Armée moderne, créé en 1906 par des officiers radicalisants, organise par exemple en 1909 des référendums pour recueillir l’avis des jeunes cadres sur l’obligation du mess ou sur le droit de l’officier à contracter mariage sans l’autorisation de ses supérieurs : près de 5000 réponses lui parviennent ; la grande majorité approuve les projets de réforme, au reste fort modestes. La même publication fait campagne pour que les droits civiques soient reconnus aux officiers.

Plus proche des socialistes, la revue hebdomadaire d’un officier démissionnaire, Robert Nanteuil, Armée et Démocratie, créée en 1908, est tenue de respecter l’anonymat des militaires en activité qui la rédigent. L’un deux, qui signe « Cévenol », conjure Jaurès, le 21 février 1909 « de bien vouloir intervenir dans le douloureux enfantement de notre armée nouvelle ». Le bruit s’est en effet répandu de sa décision d’écrire un gros volume sur les choses de l’armée. En octobre 1907 il a ouvert une rubrique militaire dans L'Humanité. Sous la signature de Rossel, il a voulu grouper, écrira-t-il le 26 avril 1909, « des études inspirées par des officiers ou en activité de service ou en retraite, et qui tous se préoccupent de mettre la force nationale en harmonie avec la démocratie socialiste et de réconcilier, pour le plus grand bien de la France et de la classe ouvrière, l’armée et le prolétariat ». Signature collective par conséquent. Le principal auteur de cette série d’articles – elle se prolonge jusqu’en novembre 1909 – est pourtant connu : il s’agit du capitaine Gérard, du 51e d’infanterie, qui ne cachait pas ses opinions socialistes. Gérard, officier plein d’ardeur, gravement blessé naguère aux colonies, admirablement noté, a permis à Jaurès de comprendre les préoccupation d’un officier de carrière. Il a fait mieux encore que lui fournir des informations et lui proposer des lectures : il l’a aidé à trouver le langage et le ton adéquats. Voici en quels termes Jaurès, dans l’Humanité du 26 avril 1909, évoqua son rôle : « Dans le projet de loi longuement élaboré et longuement motivé que j’ai préparé sur la réorganisation militaire … ce qu’il y a de meilleur, sans aucun doute, de plus élevé et de plus solide, est dû aux inspirations du capitaine Gérard. »

Mais Gérard n’est pas seul. La signature collective n’est certainement pas un mythe. En janvier 1909 un groupe d’études militaires se crée dans la fédération SFIO de Seine. De France et de l’étranger les lettres arrivent, assez nombreuses. Des officiers démocrates écrivent à « Rossel » pour dire qu’ils ne peuvent se grouper que secrètement, et qu’il leur est quasi impossible, contrairement au conseil que Rossel leur donne, d’entrer en liaison avec les sections socialistes. L’essentiel n’est pas là, il est dans les nouveaux débats, dans la réflexion plus intense, dans l’éveil aux problèmes du monde moderne, au socialisme, de quelques officiers, si peu nombreux qu’ils soient encore et si timide que nous semble souvent leur pensée.

Au moment où des hommes nouveaux entreprennent de féconder la pensée militaire française et mettent au centre de leurs préoccupations le thème de la nation armée, l’état-major s’en éloigne. Le mépris des réserves qu’étalera publiquement en 1911 dans le Correspondant, le général Maitrot, se manifeste dans la diminution du nombre des unités de deuxième ban depuis le plan XII de 1895 : il passe en quinze ans de 33 à 21 unités. L’ensemble des écrivains militaires assure que, si guerre il y a, la bataille décisive sera livrée dans les premiers jours. Tout l’effort doit donc être porté sur les formations de première ligne et c’est en arguant de la nécessité de les renforcer qu’en 1913 l’état-major fera voter la loi de trois ans.

Théorie entièrement fondée sur des hypothèses militaires non démontrées, que Jaurès conteste longuement et que la guerre démentira. Théorie apparemment sans support politique mais qui, en valorisant la caserne et son dressage, à la fois manifeste sa défiance à l’égard des forces populaires, accentue les traits du système que l’antimilitarisme ouvrier et paysan dénonce avec la meilleure des bonnes consciences, tout au moins jusqu’à la fin de 1910, et contribue à écarter certains de l’idée même de défense nationale. Théorie enfin qui n’est pas exclusivement tournée vers la défensive et facilite en tout cas les entreprises de conquête coloniale. La loi de trois ans que l’état-major impose au pouvoir politique grâce à l’évolution d’une bonne partie des anciens dreyfusards, en est l’aboutissement normal. Mais, lorsque, entre 1907 et 1909, Jaurès rédige L'Armée nouvelle, les jeux ne sont pas encore totalement faits. Au Parlement des hommes comme Treignier, Raiberti, Alexandre Hess, le général Pédoya, ne se refusent pas à valoriser les réserves, et les débats militaires ne sont pas dépourvus d’intérêt. Les expéditions marocaines, si inquiétantes soient-elles, n’ont pas encore pris la forme d’une conquête avouée. Le renforcement de l’Internationale et le rôle grandissant qu’y joue la SFIO depuis le Congrès de Stuttgart constituent, aux yeux de Jaurès, sinon la seule, du moins la plus grande chance de paix ; d’autant plus qu’en France la combativité de la classe ouvrière ne se relâche pas encore.

Il faut tenir compte de ce contexte pour comprendre L'Armée nouvelle : non pas œuvre de circonstance, mais œuvre liée à certaines circonstances. Ambigües, celles-ci autorisent encore l’espoir. L’Armée nouvelle paraît en 1910, non en 1913. En proposant à cette date une transformation profonde des structures de l’armée, en ne se contentant pas d’aborder l’exposé du « programme d’organisation socialiste de la France » qu’en juin 1906 il s’était, au cours d’une célèbre controverse avec Clemenceau, engagé à soumettre au Parlement, Jaurès suggérait des solutions encore concevables. Il définissait une direction à suivre pour sortir du contradictoire. Il ouvrait une porte non encore totalement fermée. Et en même temps il tenait compte de l’essoufflement qu’on pouvait pressentir dans la CGT et les inquiétudes obscures qu’inspirait une certaine gymnastique révolutionnaire à un milieu ouvrier beaucoup moins profondément coupé des autres classes sociales et de l’ensemble de la nation qu’on avait pu un instant croire. En 1910 Jaurès pouvait écrire avec quelque chance, sinon d’être entendu, du moins de l’espérer : c’eût été invraisemblable en 1904 ou en 1913. Important, son livre, à sa date, était en outre opportun.

N’hésitons pas devant le truisme : ce qui distingue Jaurès des autres penseurs militaires de son temps, c’est le socialisme. Des institutions de militaires il a une conception historique et globale. Comme Clausewitz qu’il a, ainsi que Lénine, non seulement lu mais compris, il pense que l’armée et la politique dépendent étroitement l’une de l’autre et que le problème de l’armée ne peut être isolé d’aucun autre. Comme Marx il pense que les forces historiques déterminantes sont les forces sociales. En abandonnant le titre qu’il avait primitivement envisagé pour son livre : « La Défense nationale et la paix internationale », pour celui que retiendra définitivement l’édition de librairie, il semble restreindre son projet, il l’élargit au contraire : limiter le thème permet de mieux en scruter les alentours et les correspondances. Et, semblant s’adresser aux seuls militaires, c’est en fait à toutes les classes sociales qu’il en appelle : non pas figées, mais en mouvement.

Tel est le sens profond du désordre apparent du livre. Telle est la raison d’être de cet étrange chapitre X : « Le ressort moral et social », – étrange d’abord par sa longueur inaccoutumée – dans lequel Jaurès fait le point de sa pensée sur le patriotisme et l’internationalisme, entreprend une vaste médiation sur la place du capitalisme dans l’histoire des sociétés industrielles comme l’accomplissement, nécessairement conflictuel, de la démocratie. « Ce qui importe à cette heure, c’est le sens du mouvement. »

Il est facile d’opposer Jaurès à Jaurès et l’inspiration de L’Armée nouvelle aux batailles qu’il mène à la Chambre ou aux articles que publie L'Humanité. La presse de l’époque n’y a pas manqué, et pas davantage plus tard certains bolcheviks. Quoi ? Jaurès prétend « porter au plus haut pour la France » par l’organisation des réserves, les chances de paix et, si notre pays est attaqué, les moyens de victoire ; et il n’hésite pas à considérer l’armée, à attaquer Lyautey, le général d’Amade ! Quoi ? Il prétend travailler au rapprochement de l’armée et de la nation ; et il refuse de condamner, au Parlement, Gustave Hervé et la CGT, il ouvre à Griffuelhes, secrétaire général de la Confédération, la tribune libre de L'Humanité, il préconise la grève ouvrière contre la guerre et vote à Stuttgart la motion de Lénine, Martov et Rosa Luxembourg ! Il est vrai que le ton n’est pas le même du polémiste et du penseur. Mais l’inspiration ne change pas. À court terme : éviter la guerre en rassemblant contre elle toutes les forces possibles, en éveillant au danger du prolétariat. À moyen terme : définir la société de demain, prouver que l’idée que les socialistes s’en font va bien dans « le sens de l’histoire » et rassurer ainsi la fraction de la bourgeoisie qui pense et donc pense l’histoire. Un tel programme légitime le soutien accordé à la CGT dans toutes les grandes batailles qu’elle anime. L’antipatriotisme est une scorie née d’une « boutade » de Marx, contraire à sa pensée profonde : « Je n’ai jamais pour ma part pris au tragique les paradoxes contre la patrie. » L’optimisme historique exclut chez Jaurès non pas la critique, mais le pharisaïsme. Ses ennemis ne sont pas ceux qui pensent et agissent autrement que lui mais finalement pour la même cause. Ce sont les hommes du passé, attachés au passé. Qu’il faille détruire pour construire, Jaurès ne le croit pas. Qu’il faille lutter et combattre avec tous ceux qui luttent, oui. Ce n’est pas d’un révolutionnaire ? Voire.

En tout cas ce n’est pas d’un démagogue. Rien ne le montre mieux que les pages où il évoque la formation future des officiers, sinon celles où il étudie la mise au monde du milicien. Pour démocratiser l’armée, les radicaux préconisaient « l’unité d’origine » de ses cadres. De Messimy au général Picquart, ils s’accordaient à souhaiter que tous les futurs officiers non seulement accomplissant comme soldats une part de leur service, mais encore fréquentent les mêmes écoles de perfectionnement. Jaurès dénonce longuement cette solution, bâtarde, démagogique et dangereuse. Bâtarde, puisque les radicaux ne vont pas jusqu’à proposer la suppression pure et simple de Polytechnique et de Saint-Cyr. Démagogique, car en société capitaliste, il n’est pas vrai que les chances des prolétaires et des bourgeois soient au départ égales. Dangereuses enfin, car jamais les officiers français n’ont eu besoin d’une plus haute et plus libre éducation, alors que les écoles communes seraient d’un niveau forcément moyen. Le haut enseignement militaire doit se développer, mais dans l’Université, à côté des futurs professeurs, et non dans ces grandes écoles où la claustration crée l’esprit de caste et peut-être de routine. Quant aux soldats, c’est dès l’enfance et dès l’école que Jaurès comme Vaillant entendent commencer leur formation. Bien loin de négliger ce qu’une telle tâche demandera de peine et de mutation psychique aux ouvriers et aux paysans. Jaurès en souligne constamment l’intensité. N’a-t-il pas sous-estimé ici la vivacité de l’antimilitarisme dans les masses populaires françaises ? Il est possible. Deux ans et demi plus tard, défendant le projet d’une armée nouvelle devant la Chambre, il s’inquiétait du seul vrai danger : « Que la classe ouvrière, par excès de pessimisme, se désintéresse de l’effort nécessaire pour transformer l’institution militaire ».


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Un accueil ambigu.

La « sortie » de l’Armée nouvelle était attendue avec impatience qu’expliquent la personnalité de l’auteur et les bruits qui filtraient sur le livre avant qu’en paraisse l’édition de librairie. Dans cet ouvrage « d’histoire, de sociologie et de stratégie militaire », c’est l’aspect militaire qui fascina et c’est sur lui que se concentrèrent les débats et les critiques.

On ne saurait parler d’enthousiasme chez les socialistes et moins encore à la CGT. Les guesdistes, qui disposaient alors d’un hebdomadaire, Le Socialisme, accusèrent carrément Jaurès, sous la signature de Paul Grados, de se conduire en charlatan et de se mettre au service du ministre de la Guerre, Maurice Berteaux : « La compétence universelle n’étant point notre fait, nous ne saurions porter un jugement d’ordre technique sur cet ouvrage, pas plus que nous ne serions en mesure de fournir aux chefs d’État de nouveaux règlements protocolaires, ni de proposer aux aviateurs un mode inédit de machines volantes… mais il est fort possible que M. le ministre de la Guerre y trouve d’utiles indications dont il fera son profit s’il le juge à propos ». L’hebdomadaire guesdiste maintenait intégralement ces « habitudes négatives et sommaires » dont Jaurès reprochait à l’ensemble du parti de ne se libérer que peu à peu. Dans La Bataille syndicaliste, quotidien de la CGT, la réaction fut plus lente à venir. Mais une fois venue, encore plus virulente : Francis Delaisi opposa avec habilité le projet de Jaurès aux sentiments profonds du prolétariat, l’antimilitarisme, l’ouvriérisme ; ce sera pour l’enfant « le militarisme à l’école » la résurrection des « bataillons scolaires », jadis fondés par Paul Bert ; et cette soi-disant armée du peuple, encadrée par des officiers professionnels, des intellectuels, constituera « le plus ingénieux système pour asservir militairement une classe à une autre ».

À la même époque pourtant, au printemps de 1911, la Fédération socialiste la plus antimilitariste de France, celle de l’Yonne, se rallia aux thèses de L’Armée nouvelle et encouragea ses groupes à se hâter de « posséder ce magistral ouvrage ». Le régime des milices, écrivait un tout jeune secrétaire fédéral qui signait Luc Froment, et animait Le Pioupiou, constitue en réalité « une transition vers la suppression totale de l’armée », un moyen aussi de défendre la future France collectiviste comme on défendit en 1792 la République. Dans ce milieu les efforts de Jaurès n’avaient pas été vains : ce n’était pas pour rien que, dédaignant les accusations épisodique des guesdistes sans prise directe sur les révolutionnaires, il s’était employé à laver son œuvre, jusque devant les membres de l’École socialiste, de tout soupçon de militarisme.

Mais de tout soupçon d’indifférence au sort de la patrie ? LAction d’Henri Bérenger, qui dénonce dans L’Armée nouvelle l’intention évidente de désarmer la France et surtout « d’empêcher le gouvernement de rétablir l’ordre dans les régions désolées par la grève », donne le ton. L’Écho de Paris ne parle guère autrement. Le fossé est étroit qui sépare le radicalisme de droite de la droite non radicale. Tout au moins à Paris. Les réactions de la province offrent plus de nuances. Dans le Sud-Ouest, où Jaurès jouit d’une grande popularité personnelle et où l’antique réserve du Midi envers le Nord nourrit encore d’étranges réactions, non seulement les radicaux, mais les opportunistes décernent à L'Armée nouvelle des louanges que son auteur jugerait sans doute empoisonnées. Dans le Toulousain, dans la Gironde, il faut aller jusqu’à l’extrême droite pour trouver une condamnation formelle du livre.

Voilà pour les civils. Si l’on écoute la voix des militaires, les surprises ne manquent pas d’avantage. « Violemment attaqué par le haut commandement réactionnaire, [ce livre] a été discuté avec science, souvent avec esprit, toujours avec mesure par l’élite des jeunes officiers » : lorsque le « commandant Rossel » en juge ainsi, il exagère sans doute. De jeunes officiers qui passèrent par l’École de la guerre entre 1911 et 1913 affirment avoir tout ignoré à l’époque de l’œuvre de Jaurès. Elle fut commentée pourtant, sinon dans La Revue militaire générale, encore qu’il y soit fait de temps et temps des références d’ailleurs louangeuses, du moins sous la plume du général Langlois, dans Le Temps et à mainte reprise dans la quotidienne France militaire : honorable structure d’accueil pour l’œuvre d’un béotien et d’un socialiste. La gêne des uns et des autres est visible. L’érudition de Jaurès, son aptitude à la fois au système et au compromis, son attachement à la défense nationale lui valent les félicitations du général Langlois et sa personne arrache à Maurice Ajam ce cri d’admiration réticente : « Il domine l’histoire contemporaine. C’est un surhomme : il est doué de toute la sensibilité de Michelet et de toute la science du verbe d’un Victor Hugo. Mais j’ai la conviction que ce demi-dieu qui contribue à l’honneur de notre pays contribue en même temps à sa ruine. » Les critiques viennent alors, vigoureusement, souvent impertinentes en ce qu’elles décèlent une lecture rapide – ainsi le reproche de copier les milices suisses, alors que Jaurès a consacré un chapitre entier à expliquer que leur système n’était pas transportable mécaniquement en France – un jugement à priori – « on ne s’improvise pas réformateur militaire » - et parfois, au sujet en particulier de l’utilisation des réserves, de médiocres jeux de mots. L’opinion de la « jeune armée » nous est pour le moment plus mal connue. Dans ce milieu où le service de deux ans, sinon les milices, avait eu d’assez nombreux supporters, le vote de la loi de trois ans et l’approche de la guerre ne semblaient pas avoir arrêté la pénétration des idées jaurésiennes. En 1913, Armée et Démocratie publia une série d’articles du « capitaine Forward » sur le système de Jaurès : l’accent y était mis sur l’incapacité du gouvernement à assurer la défense nationale. En 1914, au lendemain des élections qui se firent essentiellement pour ou contre la loi de trois ans et amenèrent à la Chambre plus de cent élus socialistes, Jaurès présida un banquet de 300 officiers dont plusieurs généraux et les entretint de L’Armée nouvelle.

On ne saurait donc dire que le livre fit scandale, mais il surprit. Ses lecteurs se sentaient rarement à leur aise. Il contribua à fêler l’unité de certains camps, de certains clans. Synthétique, il fut rejeter par la plupart de ceux que Jaurès appelait la synthèse. Écrit pour une classe sociale, le prolétariat, un milieu, l’armée, et finalement pour hâter l’évolution de la nation, il n’eut qu’un succès marginal. Souvent cité, il n’est pas certain qu’il ait souvent été lu.

Et pourtant il s’épuisa assez vite. Dès 1915 une nouvelle édition devint nécessaire. Lucien Lévy-Bruhl dans sa préface visait à démontrer la « clairvoyance prophétique de Jaurès », et à mettre l’accent sur une certaine interprétation de son patriotisme : il l’enrégimentait dans les rangs de l’Union sacrée. Cette édition était à son tour difficilement trouvable quand Max Bonnafous, en 1932, publia à nouveau L’Armée nouvelle. L’ouvrage a donc, jusqu’à la deuxième guerre mondiale, trouvé assez régulièrement un public.

Dans quels milieux ? La jeune génération SFIO de l’entre-deux-guerres n’avait plus besoin d’y chercher des arguments en faveur de l’Union sacrée. Elle s’adonnait volontiers à l’antimilitarisme un peu primitif que Jaurès, dans une toute autre conjoncture, avait critiqué. L’armée nouvelle apparut sans doute à ces jeunes gens, malgré la dévotion qui s’attachait au souvenir de son auteur, comme une armée ancienne. Il n’en était pas ainsi au même moment de la génération précédente. Le lieutenant-colonel Émile Mayer, jadis exclu de l’armée pour avoir, dans une revue suisse, exprimé courageusement son opinion sur l’affaire Dreyfus, devenu depuis publiciste militaire fécond, se rallia, au lendemain de la guerre, dans son livre La Guerre d’hier et l’Armée de demain, aux milices. Il en prévit l’intégration dans la future armée aux côtés de troupes professionnels, à vrai dire, conçues de façon peu originale : gendarmerie, police, troupes coloniales, etc. Son salon servit de terrain de rencontre à des nombreux lecteurs de L'Armée nouvelle, militaires ou non, ou non socialistes.

Il fallut cependant la guerre d’Espagne et surtout les maquis de la seconde guerre mondiale pour donner au livre un nouveau visage. Dans l’armée populaire née pendant la Résistance s’incarne pour la première fois la nation armée, jusqu’alors simple thème de propagande ou de réflexion, concept sans intuition. À la Libération, ce n’est plus seulement La Revue socialiste, ce sont les Cahiers du Communisme qui citent l’ouvrage et les partis qui se réclament du prolétariat le mettent à l’étude dans celles de leurs organisations qui s’intéressent plus particulièrement à la chose militaire.


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On peut entreprendre aujourd’hui une autre lecture de la dernière œuvre de Jaurès. Il s’y est mis tout entier, et le désordre même du livre, que cette édition a dû tronquer, mais qu’elle a essayé de ne pas mutiler, révèle sa pensée en marche. Elle porte bien au-delà des problèmes de 1910, mais elle ne s’en sépare pas. Si l’évolution vers la milice lui paraît universelle, c’est en particulier parce qu’il observe les difficultés que les soulèvements nationaux du tiers monde, en Égypte, en Inde, au Maroc commencent à faire courir aux armées de métier. Un jour viendra où celles-ci, discréditées, laisseront place à l’armée du peuple. Si sa conscience nationale contredit si peu son internationalisme c’est qu’il pèse à leur juste poids et la tradition révolutionnaire française dont il entend récupérer la grandeur, et l’apport des autres traditions nationales à la civilisation universelle. Dans la phase nouvelle de l’histoire des sociétés qu’il appelle « hypercapitaliste » il voit se dessiner les lignes d’un avenir où le travail sera seul souverain.

Jamais pourtant il n’a été plus conscient des limites d’une bourgeoisie apeurée et d’une classe ouvrière encore aliénée. Une mélancolie secrète sourd de bien des pages de L'Armée nouvelle. Elle donne à l’œuvre son ton plus souvent triste que serein et aux polémiques qu’il mène elle enlève non pas l’ampleur, mais la virulence. Il est vrai pourtant qu’il garde confiance dans le socialisme. Son espérance d’une révolution sans rupture il la partageait avec presque tous les hommes de son temps, de nos pays. Chez lui du moins elle n’excluait ni les sacrifices personnels ni le soutien de toutes les victimes. Surtout elle s’accompagnait de lucidité sur deux points essentiels : la guerre est la forme moderne de l’oppression radicale, le recours à la guerre, la menace d’y recourir dénoncent l’oppresseur ; mais les nations doivent vivre : l’humanité est faite de peuples dont la diversité est nécessaire à son progrès.

Ce sont de telles certitudes qui conservent son actualité à ce livre. C’est aussi le débat politique sur lequel il s’ouvrait : celui des relations entre l’armée et la nation, périodiquement vécu dans la société française. Si l’évolution des techniques et la conjoncture politique semblent éloigner vers un autre horizon l’armée conçue par Jaurès, son œuvre ne nous en incite pas moins à réfléchir aux constantes de notre tradition, aux modes actuelles de son renouvellement et à ses perspectives d’avenir. « Je ne crois pas beaucoup, écrivait-il en mars 1897 dans La Lanterne, à l’efficacité de l’action parlementaire ou ministérielle. Pour que l’armée soit vraiment restituée à la démocratie, il faudra dans les pays une puissante poussée politique et sociale du prolétariat et, dans l’armée même, l’habitude de la haute science qui, de soi, est novatrice. »

Madeleine Rebérioux


Louis Baillot
(1977)

Introduction


La publication par les Éditions sociales de L'Armée nouvelle de Jean Jaurès répond à un besoin. Le monde s'oriente de plus en plus vers la détente et la coexistence pacifique grâce aux efforts persévérants de l'Union soviétique et des pays socialistes, grâce aussi à la volonté de paix des peuples qui savent qu'une nouvelle guerre mondiale serait une catastrophe pour l'humanité. Toutefois, dans plusieurs parties du monde, des peuples sont contraints de prendre les armes pour défendre leur droit à la vie, à l'indépendance et à la liberté. C'est la preuve que l'humanité vit actuellement une période de grands bouleversements politiques, économiques et sociaux. Dans un tel contexte, les problèmes de la guerre et de la paix, de la défense nationale, du combat de libération, du rôle de l'armée revêtent une importance considérable. Les « idées prophétiques » de Jean Jaurès permettent de mieux comprendre ces problèmes, de pouvoir les analyser afin d'y apporter des solutions justes.

En France, de profondes mutations sont en cours. La société capitaliste est en proie à une crise de structure, une crise globale qui se manifeste dans tous les domaines de la vie politique, économique, sociale, culturelle, morale...

Cette crise secoue aussi l'armée. Il n'est pas d'institution militaire en soi. L'armée est un grand corps vivant qui est partie intégrante de l'appareil d'État qui lui aussi subit les assauts de la crise.

De grandes questions se posent sur ce que doit être l'armée, sa nature, sa composition, ses missions, c'est-à-dire le rôle qu'elle doit jouer et pour le compte de qui.

L'Armée nouvelle de Jean Jaurès fournit des réponses, même si la situation française et mondiale actuelle n'a rien de comparable à celle de la première décennie de ce siècle. Il n'est pas exagéré de dire, et c'est en cela que l'oeuvre de Jean Jaurès a un caractère universel et hors du temps, que L'Armée nouvelle garde une grande valeur d'actualité sur un ensemble de problèmes concrets.

Le livre de Jean Jaurès a été publié en novembre 1910. Comme le lecteur pourra s'en convaincre, c'est un livre considérable dans lequel Jaurès s'est exprimé aussi bien comme historien, sociologue et économiste, que comme homme politique ou stratège militaire. Ce livre est un long cheminement. Pendant plusieurs années, Jaurès a accumulé les matériaux les plus divers. Il a puisé dans une documentation d'une extrême richesse. Il a obtenu le concours de plusieurs officiers de sa connaissance ou liés au Parti socialiste parmi lesquels le capitaine Gérard auquel il a dédié son ouvrage. Il a su discerner, dans la vive polémique dont l'armée était le centre et à laquelle participèrent des hommes politiques et des officiers de tous grades et de toutes opinions, les éléments qui contribuèrent à mettre au point son plan détaillé de réorganisation de l'armée.

L'Armée nouvelle devait être intégrée à un ouvrage beaucoup plus vaste intitulé L'Organisation socialiste de la France. Hélas, le bras du criminel armée par tous ceux qui multiplièrent les attaques contre les idées de Jean Jaurès et ses propositions en matière de défense nationale et de paix, ne permit pas à celui que les masses populaires baptisèrent « l'apôtre de la paix » de mener à bien son immense projet. De ce fait même, L'Armée nouvelle revêt une importance plus grande encore puisque l'auteur s'y livre tout entier, nous faisant connaître ses opinions sur de nombreux sujets qu'il n'a pas pu développer aussi complètement qu'il l'aurait voulu.

Pour comprendre l'ouvrage de Jean Jaurès, il convient de le replacer dans son contexte historique. La société française, comme tous les pays capitalistes, subissait alors des transformations profondes.

Avec le début du XXe siècle, un tournant décisif s'amorce dans la situation mondiale.

Le capitalisme atteint un nouveau stade, celui de l'impérialisme que Lénine a caractérisé dans un ouvrage1 célèbre comme étant celui de son stade suprême. L'impérialisme signifie la concentration de plus en plus poussée de la production ; la transformation du capitalisme de libre concurrence en capitalisme de monopole ; la domination des monopoles et du capital financier, l'exportation des capitaux jouant un rôle de plus en plus important ; le début du partage des marchés internationaux entre les trusts capitalistes et le partage du monde entre quelques puissances impérialistes en lutte permanente.

Depuis la Commune de Paris, le mouvement ouvrier avait connu une période de développement relativement pacifique du capitalisme. Cette période est maintenant révolue.

Le capitalisme français subit les mêmes évolutions que le capitalisme mondial. La concentration développe ses conséquences dans tous les secteurs économiques, industriels comme agricoles, même si le rythme est plus lent que dans d'autres pays.

Cette concentration se réalise aussi dans le domaine financier. Le capitalisme financier, outre l'exportation de capitaux, aggrave à l'extrême la politique d'annexions coloniales.

De 1880 à 1889 l'empire colonial français passe d'un peu moins de 2 millions à 9 millions et demi de kilomètres carrés et de 7,5 millions à 56 millions d'habitants.

La grande bourgeoisie tire ses profits d'une exploitation renforcée des larges masses de la classe ouvrière, du massacre et du pillage des pays coloniaux et d'une politique de course aux armements et de blocs militaires.

L'armée est utilisée par la grande bourgeoisie pour réprimer les luttes de la classe ouvrière qui refuse de faire les frais des transformations de l'appareil de production et qui aspire à réduire la durée du travail et à améliorer ses conditions de vie. L'armée constitue l'instrument essentiel de répression des mouvements populaires.

Elle est utilisée pour conquérir de nouveaux territoires, pour participer au partage du monde qui est l'objet de conflits, d'affrontements violents. Ce rôle colonial de l'armée devait marquer les cadres militaires jusqu'à ces toutes dernières années.

Le monde du début du XXe siècle est en marche vers la Première Guerre mondiale. Car seule la guerre peut permettre un repartage du monde au profit de ceux qui sont dépourvus de territoires coloniaux et de débouchés commerciaux correspondant à l'essor de leur économie.

C'est l'époque, comme l'écrit Jaurès, « où le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage ». La France, qui avait subi la honteuse défaite de Sedan et l'humiliante occupation allemande contre laquelle la classe ouvrière parisienne s'était dressée, avait refait surface. En Allemagne, le capitalisme sorti victorieux n'avait pas, dans le monde, la place correspondant à son besoin d'hégémonie économique et politique. Les idées de conquête faisaient leur chemin outre-Rhin. En France, les idées de revanche prenaient de plus en plus corps : ne fallait-il pas reconquérir l'Alsace et la Lorraine abandonnées à Bismarck en 1870 ?

Aussi la grande bourgeoisie apporte tout son soutien aux idéologies antidémocratiques, cléricales et chauvines, qui trouvent leur expression dans le courant nationaliste. L'armée devait s'avérer un terrain de prédilection pour le cheminement de cette idéologie pernicieuse et extrêmement dangereuse.

À partir de 1904, Jaurès se rend parfaitement compte qu'il existe une grave menace d'agression de l'impérialisme allemand, qui peut être le point de départ d'un conflit mondial. Dans le même temps, il s'inquiète des jugements militaires d'hommes politiques et d'officiers français en renom qui, animés d'esprit de revanche, voudraient lancer la France dans une aventure qu'il pressent une nouvelle fois désastreuse.

C'est alors que la défense de la paix et de l'indépendance nationale lui apparaît comme un impératif. La classe ouvrière, les démocrates ne peuvent pas, ne doivent pas s'en désintéresser, car il y va des progrès de la démocratie et du mouvement ouvrier lui-même.

Au début du XXe siècle, l'armée est une armée de « caste ». Les idées dominantes y sont celles du cléricalisme et du monarchisme.

Quoi d'étonnant ! La formation des cadres issus pour la plupart de milieux réactionnaires se fait dans un monde très fermé ; en dehors même de l'Université. Ils sont capables de comprendre ce qui se passe dans le peuple. Ils n'ont aucune notion de ce que peut être le prolétariat, force économique, sociale et politique montante, ou plutôt ils en gardent les images de la haine de la « Semaine sanglante » au cours de laquelle la pire réaction mit fin, dans une répression féroce, à l'épopée des communards montant « à l'assaut du ciel ». Ils ignorent complètement les idées socialistes qui progressent rapidement. Une haute estime de ses responsabilités, du rôle de la hiérarchie et de la discipline exigeant une obéissance totale, en fait un corps à part de la nation au service du régime et des intérêts dominants.

L'affaire Dreyfus avait révélé la véritable nature de cette armée fermée aux idées de progrès et faisant courir un grave danger aux institutions républicaines. L'armée n'avait-elle pas voulu imposer à la nation son « code de l'honneur » et ses notions de la patrie ?

Jean Jaurès avait pris une part active à la défense du capitaine Dreyfus. Il avait témoigné en faveur de Zola, l'auteur de l'immortel J'accuse, considérant qu'au-delà de la défense et de la réhabilitation d'un homme il s'agissait de défendre la démocratie et les droits du citoyen.

Jaurès aimait à rappeler le mot du général Chanzy déclarant à propos de l'adoption de la loi militaire à l'Assemblée nationale en 1872 : « Quand on parle d'armée, il ne faut pas parler de démocratie. »

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L'ouvrage de Jean Jaurès qui était attendu par tous les milieux de la vie politique fut sévèrement critiqué par ses adversaires qui voyaient remettre en cause un certain nombre de tabous et surtout n'appréciaient pas la place que l'auteur accordait à la classe ouvrière. Il fut aussi critiqué par les socialistes et les syndicalistes de la C.G.T. Pour comprendre le sens de ces critiques, il faut apprécier l'ampleur du courant anarcho-syndicaliste dans la classe ouvrière et la profondeur des idées antimilitaristes qui la traversaient.

Deux courants politiques, d'apparences opposées, mais qui en fait se nourrissaient l'un, l'autre, l'opportunisme et l'anarcho-syndicalisme, influençaient la classe ouvrière française. Ce phénomène dépassait le cadre français : il avait une portée internationale. La classe ouvrière subissait l'influence des idées de la petite bourgeoisie de l'extérieur, elle ne formait pas un tout homogène et les nouveaux ouvriers issus de la paysannerie, du petit commerce et de l'artisanat apportaient en son sein des idées imprégnées de l'idéologie bourgeoise.

En réaction à cet opportunisme permanent, un courant anarcho-syndicaliste se développait. Sa diffusion était favorisée par l'existence d'une petite bourgeoisie dont une partie, durement frappée par le capitalisme, passait à une révolte anarchisante. Elle l'était aussi par la persistance, à côté de la grande industrie, de petites entreprises, notamment à Paris. L'insuffisante pénétration du marxisme dans la classe ouvrière et l'opportunisme du Parti socialiste avaient défavorisé la diffusion de l'anarcho-syndicalisme.

C'est dans ces conditions que L'Armée nouvelle fut reçue par la classe ouvrière. Et les idées neuves que Jaurès exprimait et qui pour une part reprenaient la notion de patrie, d'armée nationale, de nation armée, etc., étaient considérées comme une concession à la bourgeoisie et combattues ouvertement par les ouvriers qui au sein de la C.G.T. se réclamaient d' « idées gauches », de l'anarcho-syndicalisme.

Quand au courant antimilitariste, il avait lui-même des racines profondes, objectives, très compréhensibles.

Les travailleurs, et à leur tête les syndicats, se heurtaient de plus en plus à l'armée comme force de répression et moyen jugé le plus efficace par la grande bourgeoisie, le « patronat du droit divin », pour sauvegarder ses intérêts de classe ; c'était cette armée, qui sur le fond n'avait rien appris ni rien oublié, qui avait assassiné les meilleurs fils de la Commune de Paris.

De plus lors de l'affaire Dreyfus, l'armée était sortie de son rôle de grande muette pour tenter d'imposer au pouvoir civil ses conceptions profondément réactionnaires, antirépublicaines et antidémocratiques.

Enfin, la pratique des guerres coloniales dans lesquelles tombaient les enfants des travailleurs soulevait une opposition légitime. D'autant que la durée du service militaire avait atteint les sommets avec la loi de sept ans.

L'utilisation abusive de la notion de patrie, d'intérêt commun par le haut état-major pour camoufler toutes les opérations dirigées contre les travailleurs à l'intérieur et contre les peuples à l'extérieur favorisait le développement de conceptions anarchistes.

J. Jaurès lui-même avait été amené à déclarer le 7 mars 1893 à la Chambre des députés :

«  Si nous combattons le militarisme, ce n'est pas pour lui laisser son dernier trophée. Dans nos conflits intérieurs, dans nos grèves, dans nos luttes économiques nous nous indignons quand le soldat de France est exposé à tirer sur ses frères. Mais à quoi donc sont exposés ceux qui sont enrôlés ailleurs par le militarisme impérial aussi à tirer ses des frères... »

Ainsi en combattant le militarisme, ce qui était nécessaire et indispensable, ne nourrit-on pas l'antimilitarisme qui se transforme à la limite en négation de toute défense nationale et de tout combat pour la paix.

C'est ce que Jaurès avait parfaitement compris. C'est pourquoi il s'est attaché avec courage, malgré le courant qui existait dans la classe ouvrière, à définir ce que pourrait être une véritable défense nationale assurée par une armée faisant corps avec la nation elle-même et dont l'objectif final serait la sauvegarde de la paix universelle.

Dans le premier chapitre intitulé « Force militaire et force morale » Jaurès explicite sa pensée quand il écrit :

« Ce que demandent les travailleurs, ce qu'ils ont le droit et le devoir de demander, c'est que la nation organise sa force militaire, sans aucune préoccupation de classe ou de caste, sans autre souci que celui de la défense nationale elle-même. »

Et toujours dans le même chapitre il écrit : « L'organisation de la défense nationale et l'organisation de la paix internationale sont solidaires. »

Dans le recueil de textes choisis, paru aux Éditions sociales, Mme Rebérioux résume ainsi la démarche de Jean Jaurès exprimée dans plusieurs articles et discours : « Souci de l'indépendance nationale et volonté de paix expliquent le thème principal : le prolétariat doit arracher l'armée à la réaction pour en faire une armée de milices encadrée d'officiers de haute valeur, une armée vraiment nationale et populaire, utilisant au mieux les hommes que la caserne laisse stagner sous le nom de réserves. Les États étrangers hésiteront à attaquer une armée encore mieux liée au peuple que celle de la Convention et il va de soi que toute pensée d'agression ou d'aventure lui sera étrangère. »

Après avoir défini ce que doit être la défense nationale, Jean Jaurès s'attache donc à définir ce que doit être l'armée, quelle place elle doit tenir dans la vie de la nation, quelles doivent être les missions qui lui sont confiées, comment les officiers qui la commandent doivent se conduire comme citoyens et comme soldats. Autant de thèmes d'une brûlante actualité.

Jaurès puise dans les traditions nationales le modèle d'armée qu'il convient d'adapter aux conditions de son temps. N'écrit-il pas en effet : « La défense vraiment scientifique de la France démocratique et partiellement socialiste du commencement du XXe siècle ne saurait ressembler pleinement à aucune entreprise antérieure. »

En historien averti, y compris de la chose militaire, il analyse toute l'expérience française en matière de guerre et de paix. Il consacre tout un chapitre, le quatrième, à la tradition révolutionnaire française dont il renforce encore les multiples aspects positifs en se livrant à une critique sévère et systématique des « dangereuses formules napoléoniennes », selon le titre du chapitre.

Jean Jaurès puise dans la loi révolutionnaire du 21 février 1793, dite « de l'amalgame » qui « abolit la dualité des bataillons de ligne et des bataillons de volontaires nationaux », ainsi que dans celle du 23 août de la même année sur la réquisition universelle et la levée en masse, les fondements de l'organisation militaire qu'il propose. Il retrouve là cet esprit révolutionnaire et « ces accents de simplicité virile et de fierté courageuse (qui) ne retentiront de nouveau au cœur des hommes que quand l'institution militaire, débarrassée de toutes les souillures, de toutes les violences de l'esprit de caste et de classe, épurée de tout esprit d'agression, ne sera plus que la protection suprême et le suprême recours d'une société éprise de paix et cherchant la justice. C'est le vigoureux prolétariat antimilitariste d'aujourd'hui qui sera le premier à comprendre ces paroles et à vibrer à leur accent ».

Le fondement de l' « armée nouvelle » c'est le système des milices. Jean Jaurès propose ce système qui existe en Suisse après l'avoir adapté aux conditions particulières de la France.

« Le vice essentiel de notre organisation militaire, c'est qu'elle a l'apparence d'être la nation armée et qu'en effet, elle ne l'est point ou qu'elle l'est à peine », écrit-il dès le début du chapitre intitulé « L'active et la réserve ». Cette conception presque exclusivement basée sur le service armée de deux ans ne permet pas d'assurer une véritable défense nationale du fait que la « nation ne peut guère compter que sur la partie encasernée de l'armée ». À cette « armée permanente », Jaurès oppose les « milices », c'est-à-dire que pour lui la force essentielle capable d'assurer la défense de la patrie réside dans les réserves, organisées, instruites et entraînées en permanence. L'organisation du service militaire lui-même s'articulerait à partir de cette donnée de base. C'est pourquoi Jaurès propose que le service militaire soit à court terme, avec une instruction très efficace. De ce fait les jeunes gens ne seraient plus enlevés pour longtemps à leur milieu et à la production. Les armes resteraient dans les foyers, au moins dans les régions frontalières, de manière à répondre immédiatement à un ordre de mobilisation pour faire face à l'agresseur. Car reprenant là encore un des principes de l'armée révolutionnaire, Jaurès assigne à l'armée un rôle essentiellement défensif. Dans sa longue polémique avec les partisans de l'offensive, de l'offensive à outrance, parmi lesquels se recrutent les hommes politiques et les militaires animés d'esprit de revanche « pour laver l'affront de Sedan et reconquérir l'Alsace et la Lorraine », Jaurès explique en détail tous les mérites de la stratégie de la défensive sur laquelle doit être basée la défense nationale.

« C'est seulement par la méthode de la défensive totale, bientôt muée en offensive incoercible, que toutes les énergies de la France pourront être mises en œuvre pour son salut. Elle doit donc sommer l'état-major de faire appel à tous les citoyens en état de combattre et d'adopter un plan de concentration, un plan d'opérations qui permette à toutes les forces d'intervenir dans le grand combat. Il ne s'agit pas d'une défensive inerte et passive mais, au contraire, d'une défensive passionnée... »

Pour permettre de muer cette défensive en contre-offensive face à une agression caractérisée il faut « de fortes milices démocratiques réduisant la caserne à n'être qu'une école et faisant de toute la nation une immense et vigoureuse armée au service de l'autonomie nationale et de la paix ».

Cette conception de l'organisation militaire c'est la condamnation de l'armée de métier, c'est-à-dire d'une armée coupée de la nation et susceptible à un certain moment et dans des conditions propices de se dresser par la violence contre la nation elle-même pour servir « les desseins d'un homme ou d'une caste d'orgueil et de violence au service d'intérêts privilégiés ».

De plus cette armée de métier « impose à la nation une lourde charge, mais elle n'obtient pas de la nation toutes les ressources défensives que la nation vraiment armée et éduquée pourrait fournir avec une moindre dépense de temps et de force ».

« Cette armée vraiment nationale, démocratique et populaire qui reçoit habituellement le nom de milice », comme l'écrit Jaurès, nécessite un encadrement professionnel. En effet il est indispensable que tout l'encadrement puisse être seulement réserviste.

Les officiers professionnels, dont le nombre serait limité aux besoins de l'instruction et au développement de la science militaire à laquelle la France a apporté une riche contribution, seraient recrutés le plus largement possible dans tous les milieux sociaux, et Jaurès de préciser :

« Pour parler plus exactement le langage qui convient à une société où le monopole de la propriété des classes, il faut, et pour l'armée et pour le prolétariat, que l'élite des officiers puisse se recruter et se recrute en effet parmi les fils de bourgeois, mais aussi parmi les fils de prolétaires, qui gardent le souvenir vivant et la marque de leur origine. » Pour ce faire, selon Jaurès, les organisations ouvrières devraient aider les fils de prolétaires à trouver le chemin de l'armée et accéder à des postes d'officiers.

Les officiers professionnels seraient formés dans les universités et non plus seulement dans les écoles spéciales militaires au « régime à la fois aristocratique et claustral ». En montrant comment l'Université doit être capable de former des professeurs, des ingénieurs, des juristes, des médecins aussi bien que des officiers, Jaurès développe dans le monde universitaire une de ces vues prophétiques que nous retrouvons aujourd'hui quand nous parlons du décloisonnement des universités et de l'interdisciplinarité.

N'écrit-il pas : « La science militaire est une partie essentielle du système du savoir humain. Sa place est marquée dès maintenant dans les grandes universités qui combinent l'esprit d'analyse et l'esprit de synthèse, les cultures spéciales et la culture générale. »

En attendant que le recrutement et la formation des officiers aient modifié la nature de l'encadrement militaire en le démocratisant et en le rendant apte à diriger convenablement cette « armée nouvelle », Jaurès demande aux officiers de comprendre ce qui se passe sous leurs yeux.

« Comment tant d'officiers de haute conscience et de haute raison ont-ils encore, à l'égard du vaste mouvement ouvrier socialiste et internationaliste, une si déplorable défiance ? Dans l'intérêt même de la défense nationale, il faut que ce malentendu disparaisse.

« Il ne s'agit pas pour les officiers de souscrire à telle ou telle formule d'organisation sociale. Il s'agit pour eux de reconnaître l'admirable trésor de force morale que contient le socialisme ouvrier, aussi épris de liberté nationale que de solidarité humaine ; car sans la puissance d'idéal et de foi qui est là et qui n'est pas là, ils ne pourront pas accomplir leur œuvre propre, qui est de préserver de toute atteinte, et même de toute menace, l'indépendance de la patrie. »

Ayant défini ce que doit être cette « armée nouvelle », notamment son caractère populaire, Jaurès s'attache à montrer à la classe ouvrière ainsi qu'aux organisations politiques, syndicales et ouvrières qui défendent ses intérêts, expriment ses aspirations à la justice et à la liberté et luttent pour son émancipation, qu'elles doivent tout faire pour que cette conception entre dans la vie.

« À quoi servira, par exemple, de proclamer la supériorité du régime des milices sur le régime de caserne, si le peuple ouvrier ne se prête pas à toute la libre éducation militaire, aux exercices de gymnastique et de tir, aux manœuvres de plein air, qui remplaceront le stérile et funeste dressage d'aujourd'hui ? Les obligations légales qui mettront en branle tout l'appareil nouveau seront presque sans effet si elles ne sont pas soutenues par l'assentiment moral, par la sympathie active du peuple lui-même. »

Avec courage, Jaurès affronte les conceptions selon lesquelles « les prolétaires n'ont pas de patrie ». Cette idée force du Manifeste communiste de Marx et Engels, énoncée un demi-siècle plus tôt, avait profondément marqué les premiers pas du mouvement ouvrier.

Mais durant ces soixante années, la classe ouvrière internationale avait beaucoup appris et surtout elle s'était enrichie d'expériences incontestables dont la Commune de Paris ne fut pas une des moindres. C'est au nom de la patrie et de sa défense que la grande bourgeoisie poursuivait sa politique de réaction sur toute la ligne. C'est sous couvert du patriotisme que s'organisaient les expéditions coloniales ou que se préparait la guerre de revanche.

Laisser au capital le monopole de la notion de patrie et de défense, faire apparaître le prolétariat comme opposé à toute idée de patrie, c'était favoriser l'isolement des forces socialistes à travers le pays ; c'était favoriser la poursuite d'une politique contraire à l'intérêt démocratique et national.

Il fallait montrer aux prolétaires que la nation de patrie non seulement ne leur était pas étrangère, mais qu'en réalité c'était au prolétariat, classe d'avenir, qu'incombait la défense de la patrie, c'était lui qui était porteur de l'avenir national.

Et ce faisant le prolétariat n'allait pas à l'encontre de ses sentiments et de ses intérêts internationalistes. Le mot d'ordre : « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! » avait fait un grand chemin dans la conscience des travailleurs.

Dans une page fameuse, Jaurès écrit :

« Arracher les patries aux maquignons de la patrie, aux castes de militarisme et aux bandes de finance, permettre à toutes les nations le développement indéfini de la démocratie et de la paix, ce n'est pas seulement servir l'Internationale et le prolétariat universel, par qui l'humanité à peine ébauchée se réalisera, c'est servir la patrie elle-même. Internationale et patrie sont désormais liées. C'est dans l'Internationale que l'indépendance des nations a sa plus haute garantie ; c'est dans les nations indépendantes que l'Internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles. On pourrait presque dire : un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène ».

Jaurès engagea une vive polémique contre ceux qui, au nom de la révolution, se faisaient les négateurs de la patrie. C'est ainsi qu'il s'adressait à Gustave Hervé : « Vous avez à l'égard de la patrie l'état d'esprit que les ouvriers il y a un siècle, avant la culture socialiste, avaient à l'égard des machines. IL ne faut pas que le prolétariat brise les machines : mais qu'il s'en empare. Il ne faut pas qu'il brise la patrie : il faut qu'il la socialise. »

Pour Jaurès, cette socialisation de la patrie signifie qu'à l'égalité politique, qui est une conquête de la révolution bourgeoise de 1789, s'adjoigne, grâce aux travailleurs eux-mêmes, une égalité économique qui serait la conséquence de la transformation de la propriété privée des moyens de production en propriété sociale.

On retrouve là, chez Jaurès, des idées empruntées au matérialisme historique.

Jaurès n'était pas marxiste. Il était venu à la pensée socialiste par un cheminement qui lui était propre et il avait puisé ses convictions politiques à la traduction utopique et humaniste du socialisme français. Il était tout imprégné d'idéalisme philosophique qui se traduisait, au plan de la politique, dans la formulation de conceptions et de mots d'ordre généreux mais qui ne prenaient pas suffisamment en compte la lutte de classes, tant à l'échelle nationale que mondiale, et les contradictions au sein du capitalisme international. Ainsi il croyait que l'organisation capitaliste de la société en Europe pouvait servir d'exemple à d'autres pays, notamment aux pays coloniaux.

Mais cette pensée jauressienne ne pouvait pas ne pas évoluer ; l'âpreté de la lutte des classes, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, ainsi que les contradictions toujours plus vives qui se manifestaient au sein de l'impérialisme devaient le conduire à modifier certains de ses jugements et appréciations. Il apporta au mouvement ouvrier français et au mouvement ouvrier international en proie à des courants de pensée divers et contradictoires une contribution précieuse.

Assassiné la veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il est impossible de dire comment Jean Jaurès se serait conduit face à cette guerre impérialiste. Les principaux dirigeants du Parti socialiste, de même que les dirigeants anarcho-syndicalistes, avaient répondu à l'appel d'Union sacrée. Le groupe socialiste à la Chambre des députés votait à l'unanimité, le 4 août 1914, jour même des obsèques de Jaurès, les crédits de guerre.

Jaurès aurait-il pu s'opposer à ce puissant courant idéologique nationaliste et chauvin que la bourgeoisie avait réussi à faire déferler sur le pays jusqu'à pénétrer les rangs de la classe ouvrière elle-même ?

Il est difficile de répondre par l'affirmative.

En effet, entre le moment où fut écrite L'Armée nouvelle et son assassinat, s'écoulèrent quatre années qui furent marquées par une lutte de classes violentes. Cette violence eut une influence sur l'action de Jaurès. Celle-ci était affaiblie par ses conceptions idéalistes en philosophie et son orientation réformiste en politique. Il a sous-estimé le caractère de classe de la démocratie bourgeoise. D'ailleurs dans L'Armée nouvelle il manifeste cette sous-estimation en écrivant : « En fait l'État ne réprime pas une classe, il réprime le rapport des classes, je veux dire le rapport de leurs forces. » Il y a dans cette conception une contradiction avec ce que Jaurès a pu écrire sur l'armée entre les mains d'une caste issue de la grande bourgeoisie car l'armée n'est-elle pas une partie intégrante de l'appareil d'État ? Cette sous-estimation du caractère de classe de la démocratie bourgeoise le conduit à faire du prolétariat une force d'appoint au sein de la bourgeoisie libérale et, ainsi, d'être la dupe des manœuvres libérales ou pacifistes de cette bourgeoisie libérale.

Il reste que Jaurès a été un militant dévoué à la classe ouvrière pour qui, comme il l'a maintes fois répété, le socialisme et la paix sont inséparables.

La lecture, aujourd'hui, de L'Armée nouvelle est riche d'enseignements. Elle aide à comprendre ce qui se passe dans l'armée, y compris dans l'armée actuelle, et à formuler une politique de défense nationale.

Il est évident que la situation de l'armée française en 1975, n'a rien de comparable à celle du début du siècle.

Des transformations gigantesques se sont produites dans le monde. Jaurès n'a pas connu la Révolution socialiste d'Octobre 1917 qui allait ouvrir une ère nouvelle dans l'histoire de l'humanité. Le triomphe, dans la Russie des tsars, de la transformation socialiste de la société que Jaurès appelait de ses vœux d'abord, puis, après la Deuxième Guerre mondiale, la naissance et le développement d'un système mondial du socialisme ont influencé et influencent d'une manière décisive le cours des événements mondiaux.

Aujourd'hui, le rapport des forces en faveur de la paix, de la démocratie et du socialisme favorise le développement d'une politique de détente et de coexistence pacifique. Les revers subis par l'impérialisme américain, jusque et y compris sur le terrain militaire, comme en témoignent les victoires historiques des peuples vietnamien et cambodgien, illustrent la profondeur des changements survenus dans le monde. Toutefois ceci ne saurait signifier qu'il n'existerait plus de forces impérialistes agressives. Ces forces continuent d'exister et de se manifester. Elles veulent intervenir dans la vie des peuples pour empêcher leur évolution. Aussi le combat pour la paix et pour le désarmement général et contrôlé est plus que jamais d'actualité.

En France, des transformations importantes se sont produites. L'existence d'un Programme commun de gouvernement conclu par les partis de gauche illustre tout le chemin parcouru par le mouvement ouvrier français depuis le Congrès de Tours de 1920 ou Léon Blum, refusant de suivre la majorité des délégués favorables à l'adhésion à la IIIe Internationale, divisa le mouvement ouvrier français.

Ces transformations survenues notamment depuis la Deuxième Guerre mondiale n'ont pas été sans répercussions sur l'institution militaire elle-même.

Aujourd'hui, c'est devenu un lieu commun de parler de malaise dans l'armée. Ce malaise n'est autre, en réalité, que la répercussion au sein de l'armée de la crise qui secoue toute la société capitaliste française, comme elle secoue le capitalisme international.

Cette crise est plus profonde que les crises périodiques et les tares qui ont marqué le capitalisme depuis de nombreuses décennies... Il s'agit actuellement de la crise du capitalisme monopoliste d'État, c'est-à-dire du système dans lequel l'État et les monopoles capitalistes s'intègrent étroitement. Les structures économiques sont en cause mais pas seulement les structures économiques. Les structures politiques, tout l'appareil étatique sont secoués par cette crise. L'armée, qui est une des composantes essentielles de l'État bourgeois, comme Lénine l'a écrit dans L'État et la révolution : « Le pouvoir d'État centralisé, propre à la société bourgeoise, est apparu à l'époque de la chute de l'absolutisme. Les deux institutions les plus caractéristiques de cette machine d'État sont la bureaucratie et l'armée permanente », n'a pas pu échapper à cette crise de société.

Durant ces trente-cinq dernières années, l'armée française a été secouée par des événements d'une importance considérable et les cadres militaires en ressentent encore toutes les répercussions.

La défaite de mai 1940 a vu s'écrouler tout un système de valeurs. Il serait erroné de faire supporter à tous les cadres la responsabilité de cette défaite. Les causes en sont essentiellement politiques. Mais certains cadres militaires, qui avaient épousé les conceptions politiques de la grande bourgeoisie pour qui la devise « plutôt Hitler que le Front populaire » constituait le fondement, ont aussi leur part de responsabilité. Nombre d'entre eux se retrouvèrent autour de Pétain à Vichy. Le comportement des chefs de la marine, refusant de faire sortir la flotte de la rade de Toulon et préférant la saborder plutôt que la faire servir dans la lutte commune contre le fascisme hitlérien et mussolinien, éclaire d'un jour cru l'ampleur et la profondeur des idées réactionnaires qui existaient dans l'armée.

L'organisation de la résistance à l'occupant, et tout spécialement de la résistance armée, devait entraîner des modifications dans l'attitude des cadres et plus spécialement des jeunes cadres, sous-officiers et officiers. Répondant à l'appel du général de Gaulle du 18 juin, ils furent de plus en plus nombreux à prendre part aux combats des « soldats avec ou sans uniforme » qui jouèrent un rôle important et permirent à la France de figurer aux côtés de l'Union soviétique, de la Grande-Bretagne et des États-Unis lors de la signature de l'armistice du 8 mai 1945. Un souffle nouveau, un nouvel élan pénétraient dans l'armée. Les idées de Jaurès sur la nation armée prenaient corps dans les maquis, dans les Forces françaises libres et surtout durant les combats de la Libération. Le contenu de l'armée française traduisait parfaitement cette armée nouvelle. À côté des cadres de métier ne retrouvait-on pas des ouvriers, des employés, des intellectuels qui avaient répondu à l'appel de Maurice Thorez et Jacques Duclos du 10 juillet 1940 et pris une part essentielle à la direction des combats contre l'occupant comme le général Joinville, le colonel Rol-Tanguy ou le colonel Fabien pour n'en citer que quelques-uns. Le peuple de France retrouvait l'armée de la Révolution, ces soldats en haillons de l'An II, qui se battirent héroïquement et infligèrent des défaites sévères à l'ennemi malgré un équipement et un armement souvent insuffisants.

En 1945, une nouvelle armée naissait, celle dont le Conseil national de la Résistance avait prévu de doter la France.

Mais cette naissance devait être sans grand lendemain.

L'évolution de la situation politique française, notamment après l'éviction des ministres communistes du gouvernement, par le socialiste Ramadier sur l'injonction de l'impérialisme américain, devait conduire l'armée française de déboire en déboire jusqu'à la crise actuelle.

Lancée dans la guerre coloniale du Vietnam d'abord et celle d'Algérie ensuite, l'armée française y subissait des défaites qui, après celle de 1940, ont profondément traumatisé les cadres.

Dien-Bien-Phu a marqué les limites d'une armée qui avait à combattre un peuple décidé, courageux, héroïque. La responsabilité des dirigeants politiques d'alors et aussi celle des cadres militaires qui acceptèrent d'engager l'armée dans une guerre perdue d'avance sont considérables.

La guerre d'Algérie, perdue elle aussi parce qu'un peuple qui veut vivre libre et indépendant est finalement invincible, comme l'histoire en témoigne à diverses époques, a été encore plus cruelle pour l'encadrement militaire.

Il est vrai que des cadres, et surtout parmi les plus responsables, furent intimement mêlés à des événements comme ceux du 13 mai 1958 ou du putsch de 1961, ainsi qu'au soutien de l'O.A.S.

Sortant de la réserve qui aurait dû être la sienne, l'armée n'a pas pu ne pas subir les contrecoups de ses prises de position politiques contre la République et la souveraineté nationale.

Engagée dans la sale guerre du Vietnam d'abord, dans la guerre injuste d'Algérie ensuite, l'armée a perdu progressivement le crédit qu'elle avait regagné au lendemain de la Libération. Les idées antimilitaristes ont fait leur chemin nourries par le comportement des officiers et sous-officiers chez qui subsistait encore cet esprit de caste profondément antidémocratique, antirépublicain. De plus, la lutte courageuse menée par les forces ouvrières, démocratiques et pacifiques contre des guerres injustes faites à des peuples dont les droits à l'indépendance et à la liberté sont aussi imprescriptibles que ceux du peuple français durant l'occupation nazie, a souvent été considérée par les cadres de l'armée comme étant dirigée contre eux et contre l'institution militaire en général. En réalité, en agissant ainsi dans la plus pure tradition de Jaurès, ces forces défendaient l'honneur et le renom de la France dans le monde.

La présence du général de Gaulle à la tête du pays a redonné confiance à l'armée. Ses prises de position favorables à l'indépendance nationale – notamment le retrait de la France de l'O.T.A.N. en 1966 – ont fait penser aux cadres qu'un livre venait de se fermer : celui des mauvais jours et des cauchemars du passé.

Aujourd'hui le doute s'empare à nouveau de ces mêmes cadres. L'atlantisme de plus en plus ouvert du président de la République, la relance d'une politique d'intégration militaire sous le couvert d'union de l'Europe, la médiocrité de l'armée conventionnelle, de loin la plus nombreuse, au profit de l'armée nucléaire stratégique et tactique, auxquels s'ajoutent les problèmes de la condition militaire, ne manquent pas de poser des questions aux officiers et sous-officiers. Dans le même temps le contingent, qui considère à juste titre que les conditions du service militaire ne correspondent plus aux droits des appelés devenus désormais des citoyens majeurs dans la France actuelle et dans le monde que nous connaissons, s'interroge sur l'institution militaire. Des courants favorables à la disparition de l'armée de conscription au profit de l'armée de métier ne peuvent que nuire au moral de l'armée dont les cadres se considèrent dépositaires.

Pour expliquer le « malaise de l'armée », les ministres et le haut état-major évoquent fréquemment le faible moral des troupes, l'absence d'enthousiasme des cadres. En fait, cette absence d'enthousiasme comme la faiblesse du moral découlent de la crise de l'institution militaire. Et à ce sujet Jaurès a écrit des lignes qui méritent réflexion à la fois pour comprendre d'où vient le mal et comment le guérir :

« L'armée a été depuis un siècle prostituée à tant d'odieuses et viles besognes, elle a été l'instrument de tant de crimes contre la liberté et contre la France, et la guerre, même sainte quand elle avait pour objet la défense de la liberté, a été déshonorée par de si prodigieux comportements d'orgueil et par de si tristes calculs de cupidité et de convoitise, que le noble enthousiasme de Carnot pour l'éducation militaire étonne et scandalise presque les esprits libres ou qui se croient libres. Ces accents de simplicité virile et de fierté courageuse ne retentiront de nouveau au cœur des hommes que quand l'institution militaire, débarrassée de toutes les souillures, de toutes les violences de l'esprit de caste et de classe, épurée de tout esprit d'agression, ne sera plus que la protection suprême et le suprême recours d'une société éprise de paix et recherchant la justice. »

Parmi les cadres deux tendances se dessinent : ceux qui veulent maintenir l'armée dans les limites étroites, bornées dans lesquelles elle a toujours existé et pour qui le règlement de discipline générale est intangible, et ceux qui considèrent qu'il ne peut y avoir de véritable défense nationale sans adhésion populaire. La recherche de cette adhésion, de ce consensus, est l'objet de leur part de réflexions qui ne peuvent pas toujours s'exprimer parce que le pouvoir oblige la hiérarchie à demeurer jalouse de ses prérogatives.

Ainsi l'armée bouge. Pas seulement parmi les soldats du contingent, mais aussi parmi les cadres, sous-officiers et officiers comme cela a été révélé lors de l'élection présidentielle de 1974 où environ 50 % des cadres militaires se prononcèrent pour le candidat unique de la gauche.

Les interrogations sont nombreuses. Pour sa part, le Parti communiste français, qui aspire à appliquer avec ses alliés le Programme commun de gouvernement, répond franchement à toutes ces interrogations. En agissant ainsi, il ne fait pas preuve d'opportunisme comme d'aucuns le prétendent.

L'attitude du Parti communiste français sur les problèmes de l'armée et de la défense nationale relève d'une politique de principe qui s'inscrit dans l'histoire. Ses adversaires feignent de la méconnaître. Pourtant les preuves sont là, évidentes.

Dans un livre paru aux Éditions sociales, François Billoux, qui devait être ministre de la Défense nationale en 1947, a écrit :

« Le 20 mai 1939, le Comité central, alors que la faillite de la politique de Munich et les prétentions hitlériennes ne faisaient plus aucun doute, lança un appel solennel : un véritable gouvernement de défense national est exigé par les circonstances ; en s'appuyant sur la masse du peuple français, et en premier lieu sur le Front populaire, un tel gouvernement peut organiser la résistance économique, politique et, s'il le faut, militaire, aux agressions fascistes. »

En pleine guerre, le 18 juin 1944, F. Billoux prononçait à Alger, devant l'Assemblée consultative provisoire, un discours dans lequel on relève :

« L'armée française a un grand rôle à jouer en France en particulier, si l'on tient compte des forces armées dont nous disposerons et pouvons disposer ici et dans l'ensemble des territoires d'outre-mer et aussi de l'armée sans uniforme qui nous attend en France. »

Faut-il appeler aussi la part importante prise par le parti communiste français pour mettre en échec la C.E.D. (Communauté européenne de défense) qui, en pleine guerre froide, signifiait l'abandon de toute indépendance nationale, la disparition de l'armée française au profit d'une armée intégrée dominée par l'Allemagne de l'Ouest et placée sous la coupe de l'impérialisme américain par O.T.A.N. interposé.

Aujourd'hui, au moment où le changement de politique est à l'ordre du jour, comme l'ont montré les résultats de la dernière élection présidentielle, le Parti communiste français propose une politique de défense nationale et une conception de l'armée conformes à l'indépendance de la France et à la mise en œuvre d'une grande politique extérieure de détente, de coexistence pacifique et de désarmement.

Dans son livre, Le Défi démocratique, Georges Marchais précise en quoi consiste une telle politique :

« L'intérêt de notre peuple, l'intérêt du pays et aussi l'intérêt de la paix, c'est que la France dispose de sa pleine liberté.

« Assurer la sécurité de la nation est en effet pour nous un impératif, pour la simple raison que notre peuple doit être en mesure de réaliser les objectifs démocratiques et socialistes qu'il se sera donnés, de choisir les voies et les moyens qui lui conviennent pour cela, sans que cet effort soit mis en cause par quelque ingérence, pression ou représailles étrangères que ce soit.

« Il faut donc à la France démocratique une politique de défense nationale.

« Ce que nous voulons, c'est qu'il s'agisse bien d'une politique qui ne soit plus un instrument de la stratégie mondiale de l'impérialisme – ni l'ultime recours envisagé par la grande bourgeoisie pour tenter de sauvegarder sa domination et affronter la masse active de notre peuple, traité en ennemi potentiel – mais d'une politique qui soit authentiquement et exclusivement de défense de la nation. Son objectif unique doit donc être de défendre le territoire français contre tout agresseur éventuel quel qu'il soit. Un gouvernement démocratique, comme l'indique le Programme commun de la gauche, fournira à l'armée, liée à la nation et fondée sur le service militaire à court terme, tous les moyens efficaces pour assumer pleinement cette tâche. Loin de vouloir « casser l'armée », comme le prétendent nos adversaires, nous voulons donner à la nation l'armée dont elle a besoin et pour cela assurer à celle-ci les missions, les structures, les armements, les conditions d'activité qui lui permettent de sortir de l'emprise où la politique actuelle du pouvoir la pousse. »

Les propositions du Parti communiste français s'inspirent des principes qui sont communs à tous les communistes du monde entier et découlent du socialisme scientifique de Marx-Engels-Lénine. Mais aussi elles tiennent compte de la riche histoire du peuple de France, de ses traditions. C'est particulièrement vrai en matière militaire. L'Armée nouvelle de Jaurès est partie intégrante de ce riche apport du passé dans lequel il s'agit de puiser pour définir une politique conforme à l'esprit de notre temps.

La publication par les Éditions sociales de l'ouvrage militaire de Jean Jaurès procède de cette volonté des communistes de continuer la France en bâtissant une société plus juste et plus fraternelle dans laquelle l'armée aura la place qui lui revient, de construire « le socialisme aux couleurs de la France » comme l'a proclamé le XXIIe Congrès du Parti communiste français.


Louis Baillot


Jean-Noël Jeanneney
(1992)

Présentation



« L'Histoire se rit des prophètes désarmés »

Machiavel, cité par Jaurès à la Chambre

le 17 juin 1913 (J.O., Débats, p. 1988).


Naturellement nous pourrions, considérant ce livre, l'installer dans sa distance, lui jeter le regard attendri qu'on offre aux désuétudes couleur sépia : si lointaine nous paraît la France qui l'a vu naître, puissance mondiale au cœur d'une Europe dominante, nation paysanne à cent lieues de notre ère nucléaire et mécanisée, prête encore à combattre à cheval et en pantalons rouges, plus proche de Napoléon que de notre fin de siècle par ses armes et par ses tragédies.

Nous pourrions en colorer la lecture d'émotion facile en rappelant que cette même guerre barbare dont l'approche angoissait Jaurès et qu'il voulait tant conjurer a éclaté quelques années plus tard, que la première victime en fut lui-même, assassiné dès le lever de rideau ; qu'ainsi cette étude, qui devait être le premier volet d'une réflexion globale sur l'organisation socialiste d'une France future, s'est figée en testament.

Mais la séduction intacte de l'oeuvre mérite un hommage plus fort – celui d'une confrontation avec nos préoccupations d'aujourd'hui.

Il n'est pas question d'oublier tout ce qui a changé en quatre-vingts ans. Les différences ont d'ailleurs part éminente au propos et Jaurès lui-même nous fixe la règle lorsqu'il écrit ceci : « Il n'y a jamais dans l'Histoire de recommencement absolu. L'Histoire est merveilleusement utile quand on l'étudie dans sa diversité, dans son perpétuel renouvellement et dans sa perpétuelle invention. Mais elle affranchit l'action de toute imitation servile par son infinité même et par son mouvement. »

Précepte qui vaut spécialement pour l'art militaire. Tant de généraux ont été vaincus, dans le passé, pour avoir voulu réitérer une tactique naguère efficace sur un terrain différent et rejouer la pièce avec d'autres acteurs, d'autres décors, une autre temporalité... En sens inverse, Jaurès nous dit son admiration pour Moltke, qui organisa la victoire prussienne en 1870-1871 et qui, trente ans plus tard, supplie qu'en cas de guerre nouvelle on n'imite pas servilement ce qu'il fit ; Moltke qui rejette la doctrine de l'offensive à tout prix, à cause du perfectionnement des armes à feu, et conseille qu'elle n'intervienne qu'après qu'on aura repoussé plusieurs attaques de l'ennemi. « Il y a une grande force d'esprit, commente Jaurès, pour un chef d'armées qui a remporté d'aussi prodigieux succès que Moltke selon une méthode déterminée, à proclamer que cette méthode n'est pas, en soi, la meilleure et qu'il est intervenu dans la technique des changements qui obligent à en préférer une autre. C'est un bel exemple de liberté intellectuelle et de maîtrise de soi dans le plus enivrant triomphe » (p. 148). Viatique aussi de prudence – pour qui souhaite mettre en lumière l'actualité de L'Armée nouvelle.

Et pourtant, tout daté que soit le paysage sur le fond duquel ces thèses se dessinent, tout changé que soit l'équilibre de la planète, ce livre demeure très vivant et il mérite d'attirer vers lui des curiosités contemporaines. Peut-être sa composition générale, plus baroque que classique, l'auteur n'ayant pas toujours pris le temps de faire court et multipliant les digressions, peut-elle d'abord dérouter ; mais le souffle qui anime l'ensemble fait vite passer sur cela. Peut-être sa rhétorique a-t-elle un peu vieilli, marquée par les amples fluidités de la tribune, celle d'avant les micros, où il faut appuyer sur les effets et, contrairement au précepte de Valéry, entre deux mots ne pas toujours choisir le moindre ; mais en somme le large rythme binaire de sa houle n'a guère perdu de son efficacité – ce rythme que brisent soudain par moments de brusques éclats ressaisissant net une attention sur le point de se laisser bercer trop mollement. Quant à l'atmosphère que crée l'attente de l'embrasement, dans la tonalité du Rivage des Syrtes, qui jurerait, dans notre monde en quête d'un nouvel équilibre, après plusieurs décennies bipolaires, qu'elle ne nous sera pas un jour ou l'autre restituée ?


La question militaire : un devoir d'ingérence

Au départ une conviction : il est dangereux, il pourrait être mortel, de laisser à la seule armée la responsabilité de réfléchir aux problèmes de la guerre ou de la paix, d'accepter que les techniques de la Défense nationale « séquestrent la question militaire ». Les citoyens y ont trop souvent consenti, avec ce résultat que « l'éducation militaire de la nation n'est pas faite » (p. 93) : dirions-nous aujourd'hui fermement le contraire ?

« Qu'on ne se livre pas, s'écrire Jaurès, au jeu puéril de railler mon inexpérience militaire et mon incompétence technique ! » Il s'agit d'affirmer que les citoyens ont constamment le devoir de harceler les spécialistes pour qu'ils parlent clair. Derrière le langage de leur tribu dont ils sont toujours portés à envelopper leur pouvoir et leurs prudences, il faut débusquer leurs présupposés, leurs arrière-pensées et jusqu'aux fausses évidences dont eux-mêmes sont souvent inhabiles à apercevoir la fragilité. Tout voile de technicité doit susciter à la fois la méfiance et la curiosité chez les civils qui ont droit d'exiger la limpidité de ceux à qui ils ont délégué la charge principale de leur défense. Car il n'est rien là qui ne doive être, principes et pratiques, accessible à « l'honnête homme » armé de sa logique, de son bon sens, et de son expérience.

En 1913, défendant ses idées à la tribune, Jaurès redira ce qui est le premier danger : « Que la classe ouvrière en particulier, par excès de pessimisme, se désintéresse de l'effort nécessaire pour transformer l'institution militaire1 . »

Pour de débat démocratique, quel meilleur théâtre que le Parlement ? La nature même du livre est parlante : à l'origine il s'agit d'un rapport présenté à la Chambre le 14 novembre 1910 sous forme d'exposé des motifs pour soutenir une proposition de loi qu'on trouvera dans les dernières pages. Étude entièrement rédigée par son auteur, sans la plume des fonctionnaires d'assemblées qui aujourd'hui pourvoient souvent à ces tâches. Jaurès nous rappelle qu'un député doit conclure seul, après avoir été à l'écoute des uns et des autres, des services et des milieux compétents, mais en indépendance. Rien n'est plus conforme au principe de la séparation des pouvoirs, la Chambre exerçant ainsi pleinement le double pouvoir de contrôler et de légiférer.

Au demeurant, quel labeur ! Jean Jaurès écrivit l'essentiel de l'ouvrage durant les vacances parlementaires de 1908 et 1909. À partir d'un énorme effort d'investigation sur les réalités concrètes de la vie militaire et de réflexion critique sur les doctrines dominantes. Le passé militaire de la France lui était assez familier, surtout pour la période couverte par son Histoire socialiste de la Révolution française – et nous verrons les fruits qu'il en a tirés. Mais il lui fallait appréhender en détail la réalité contemporaine. Non pas qu'elle lui fût complètement étrangère (on a la preuve que Jaurès, qui eut deux cousins et un frère amiraux, avait porté intérêt à ces questions dès les années 1890). Mais elle demeurait cependant éloignée de son univers quotidien. Il dut se renseigner sur l'enseignement donné dans les écoles de guerre, consulter, avec l'aide des colonnes de L'Humanité (où il avait ouvert une rubrique ad hoc en octobre 1907), les officiers – rares – qui pouvaient n'avoir pas de répugnance pour le socialisme2, enquêter sur les modèles étrangers qui méritaient d'inspirer des réformes, éprouver enfin sur ses proches et ses camarades de parti la pertinence de ses conclusions.

On reste confondu devant l'énergie de cet homme surchargé d'obligations militantes : les séjours dans sa circonscription de Carmaux, les innombrables meetings et réunions en province, les nuits en chemin de fer, le tout-venant du travail à la Chambre. Pour arracher à cet emploi du temps le loisir d'un pareil effort, il fallait qu'il se fixât à lui-même cette campagne comme capitale.

Il faut dire qu'une intervention parlementaire se donnant les moyens d'une information exhaustive et d'une réflexion approfondie prenait pour lui, dans ce domaine vital, un prix particulier. Toujours le risque est grand que les professionnels de l'art militaire « tranchent ces problèmes arbitrairement, dans le sens des intérêts de caste les plus égoïstes, ou des préjugés les plus étroits, ou des routines les plus paresseuses » (p. 93).

Paresseuses routines : là est peut-être le plus grave péril. En effet le carcan de la discipline qui est supposée faire la force de ce grand corps y rend aussi difficile toute réflexion libre. D'abord parce que, comme l'écrit Jaurès, « les militaires risquent d'être trop près du formidable appareil pour arriver à le juger d'ensemble ». Mais surtout parce qu'une pensée neuve et imaginative est forcément dérangeante pour les équilibres et les habitudes en place. Celui qui la conçoit ou qui la porte a toute chance d'être rejeté par le corps militaire.

Une carrière de grand chef n'est guère compatible avec l'expression d'une réflexion stratégique originale. Peut-être celle-ci est-elle licite très tard aux généraux victorieux, mais cette liberté leur est donnée à un âge où l'esprit d'invention s'émousse, avec une tendance à penser que ce qui a permis jadis leur succès prend une valeur universelle et que ceux qui cherchent ailleurs s'en prennent hypocritement à leur gloire : schéma Pétain.

Pour les autres, le milieu se défend contre leurs audaces en leur attribuant spontanément des ambitions personnelles et, par l'effet habituel de la suspicion et des jalousies, les rejette à ses marges. Ce phénomène se produit souvent de façon brutale, par l'interdiction de publier – la réglementation soumettant toutes les publications à l'autorité du pouvoir hiérarchique, qui est le gardien naturel des traditions -, parfois de façon plus insidieuse avec la mise à l'écart des penseurs trop audacieux. Depuis longtemps (et probablement est-ce le cas aujourd'hui plus encore qu'à l'époque) le système de promotion et de sélection des chefs fonctionne selon une quasi-cooptation. Au début du siècle, les séquelles de l'affaire Dreyfus, puis la « républicanisation » des cadres, dont le régime ne pouvait pas sans imprudence faire l'économie mais qui provoqua le « scandale des fiches », ont si rudement secoué l'armée française qu'elles lui font par contrecoup désirer davantage encore le calme du conformisme et se méfier de toute pensée qui bouscule.

Les ambitieux ordinaires se le tiennent pour dit et seuls peuvent parler neuf des militaires à la retraite (s'ils ont surmonté le risque de la sclérose) ou des officiers résignés, pour payer le prix, à une carrière médiocre. L'essentiel de l'oeuvre de Charles Ardant du Picq, si influente dans l'armée jusqu'en 1914 au moins, ne fut publié qu'après sa mort au combat en 1870 et il n'eut pas le temps d'être brimé. Quant au capitaine Gilbert, théoricien de l'offensive à tout prix, inspirateur de la génération des grands chefs de 1914, la maladie qui l'a peu à peu paralysé (avant de l'emporter en 1901) l'a de force marginalisé (cf. note 5, p. II à la fin du présent volume).

Bien topique aussi est le cas du lieutenant-colonel Émile Mayer, dont on sait l'influence qu'il eut sur de Gaulle dans l'entre-deux-guerres. « Carrière étrange à force de lenteur, observe Jean Lacouture. Voilà un officier d'un talent évident, auquel a été confié un enseignement – fondamental en cette arme – de la balistique, et qui, promu capitaine à 28 ans, doit attendre dix-sept ans encore pour accéder au grade supérieur... » Dreyfusard, il fut contraint de quitter l'armée après l'Affaire et ne fut ensuite réintégré que très médiocrement dans la réserve par le gouvernement Clemenceau de 1906, avec le titre de lieutenant-colonel, qu'il ne dépassa pas. « Pourquoi ? Il écrit, et souvent sans demander l'autorisation à ses chefs. Pis : il publie dans des revues de « pékins » comme la Revue scientifique. Bien pis encore : il y soutient des thèses proprement hérétiques... » Contre la doctrine de l'offensive à outrance qui règne à l'État-major il annonce dès 1902, avec un don prophétique, que la prochaine guerre sera d'immobilité et non plus de mouvement classique. Plus tard, prophète encore, il prédira le rôle futur de l'arme blindée et de l'aviation au combat3. On ignore si Jaurès a rencontré, lu ou écouté le colonel Mayer – mais son destin est une parfaite illustration des pages de L'Armée nouvelle sur les inquiétantes difficultés que les pensées hétérodoxes trouvent toujours à émerger dans l'institution militaire.

Or j'engage le lecteur de ce livre à évoquer cette préoccupation et ce risque avec des officiers d'aujourd'hui : ceux-ci, s'ils sont sincères, conviendront probablement (ce qui n'est pas incompatible avec quelque agacement devant l'intrusion de civils dans le domaine) que les choses n'ont guère changé. Pierre Messmer, ministre des Armées durant les années de Gaulle, avait pris conscience de ce problème et il avait créé un Centre de prospective et d'évaluation rattaché directement à son cabinet où travaillaient à la fois des militaires et des civils. Des travaux utiles en sortirent (ainsi l'oeuvre du général Lucien Poirier) – mais non pas, sauf erreur, des chefs du premier rang.

Tout se tient : cette difficulté-là n'est qu'une des facettes de la préoccupation centrale qui anime Jean Jaurès : le danger que divergent, en démocratie, la nation et son armée. Et telle est bien la motivation première de son grand travail.


L'armée dans la nationalisme

D'abord, l'amont. Les militaires étant toujours, comme chacun sait, recrutés parmi les civils, la diversité des origines est fort souhaitable et de grande importance. Faute de quoi l'esprit de caste crée tous ses ravages. Dans son livre consacré en 195 » à la Société militaire dans la France contemporaine, Raoul Girardet montrait jadis l'intérêt d'analyser la composition sociologique des promotions de Saint-Cyr : telle période – les débuts de la Troisième République par exemple – vit un afflux de fils d'officiers supérieurs ayant hérité d'une tradition familiale une hostilité radicale au régime et les réfugiant dans cet univers séparé où l'on pouvait, après le traumatisme de 1870, être patriote sans être républicain. Après le boulangisme et l'affaire Dreyfus, qui firent craindre si fort une rupture entre l'armée et la République, beaucoup de saint-cyriens furent d'origine plus modeste – mais souvent pour des raisons négatives, les royalistes étant portés à se retirer ou à chercher fortune ailleurs4. Donc Jaurès offre des solutions plus positives pour un recrutement différent, marqué d'une plus grande variété sociale et intellectuelle.

Un premier objectif est de rendre plus démocratique la sélection et la carrière des officiers – moins au nom d'un principe théorique qu'avec le souci concret de diversifier les tempéraments et les talents, et de permettre à des non-conformistes de se glisser dans les interstices de la machine. Il ne va pas jusqu'à supprimer l'avancement traditionnel qui combine l'ancienneté et le choix et aboutit à une quasi-cooptation au sommet, mais il veut le combiner avec le rôle de commissions spécifiques où siégeraient des militaires élus pour représenter les divers grades et les membres d'un conseil de perfectionnement et de contrôle, eux-mêmes désignés par le suffrage des soldats. Cela afin de faire surgir d'autres profils de chefs.

L'élection : idée scandaleuse, en 1914, aux yeux de la hiérarchie (quand bien même, comme ici, son rôle serait indirect), et qui ne l'est peut-être pas moins aujourd'hui. On voit bien l'objection, le risque de démagogie dans le commandement pour s'attirer la faveur des futurs électeurs. Mais après tout la troupe peut avoir sur ceux qui la dirigent un jugement aussi sain que les supérieurs envers qui d'autres flatteries existent. On aurait au moins le goût, ici ou là, d'essayer. Et l'on observe qu'un Jaurès, dont les adversaires disqualifiaient si volontiers les générosités comme chimériques, se garde bien, ici comme ailleurs, des tentations du tout ou rien, qu'il n'est l'esclave d'aucune simplification, qu'il se montre tout prêt à une réforme progressive et qu'il croit aux vertus de la méthode expérimentale. Par quoi aussi il a moins vieilli que bien des bâtisseurs de systèmes.

Un autre moyen d'abaisser les barrières qui retranchent l'armée de la nation, avec les tentations d'un repli sur soi, serait d'organiser un amalgame constant entre l'active et la réserve. Nous avons connu, depuis Jaurès, deux après-guerre, où furent intégrés dans les cadres des officiers et sous-officiers réservistes. Dans le climat propre à ces périodes, où la paix paraissait devoir s'installer pour longtemps, ce ne fut pas en général le choix fait par les plus dynamiques, davantage attirés par des activités civiles. Jaurès pense plutôt au précédent d'une période d'élan intense, celle du Grand Carnot et des armées révolutionnaires.

Une autre série de suggestions se sont révélées, avec le recul du temps, plus fécondes : il s'agit de supprimer peu à peu toutes les instances qui incarnent la séparation entre l'armée et la société civile.

Jaurès dénonce ainsi les tribunaux militaires – l'affaire Dreyfus est toute proche -, avec des arguments proches de ceux qui ont provoqué leur suppression par le gouvernement socialiste, voilà dix ans, après l'arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République. Existe-t-il donc, demande-t-il, des méthodes d'investigation, des valeurs morales et une équité différente dans le civil et dans les armées ?

Relevons aussi qu'il n'exclut pas l'idée d'un service « différencié » - qui sera reprise sous la Cinquième République. Mais surtout il s'inquiète du statut des écoles d'officiers et de sous-officiers refermées sur elles-mêmes et il voudrait voir les futurs chefs fréquenter obligatoirement les universités, pour mieux comprendre les étudiants civils et s'en faire mieux connaître (l'École supérieure de guerre, au sommet de l'édifice, n'étant pas fixée à Paris, mais « tournant » dans les facultés de province). À cet égard aussi on a marché, depuis, dans le bon sens. Des officiers sont à présent autorisés et parfois encouragés à suivre les cours de l'enseignement supérieur, et la création de l'Institut des hautes études de la Défense nationale, il y a quarante ans, s'est inscrite dans cette ligne. Chaque promotion y mêle un tiers d'officiers à un tiers de fonctionnaires civils et un tiers de cadres du secteur privé. Des amitiés s'y forment, d'un monde à l'autre, et il en naît un réseau de relations durables qui entretiennent ensuite une meilleure compréhension mutuelle et, en cas de guerre, faciliteraient la coopération des différents secteurs de l'activité nationale.

Il faut en effet que les civils aussi connaissent mieux l'arène, qu'ils n'en mythifient pas la nature et les modes de vie, qu'on l'explique mieux à l'école et dans la presse. Évoquons ici le SIRPA, service fondé aux lendemains de la guerre d'Algérie, au moment où il fallait travailler à réconcilier la République et son armée et dont l'activité de relations publiques, utilisant tous les vecteurs possibles pour toucher l'opinion, des plus traditionnels aux plus modernes, a contribué au redressement de l'image du monde militaire dans l'opinion publique, comme le montrent les sondages5.

Tout cela converge vers cette idée des milices que la gauche avait caressée depuis longtemps et qui cherche en Suisse modèles et inspirations. Il s'agit d'abord d'éviter aux jeunes Français « l'énorme masse de temps gâché au service de caserne », où règnent trop souvent « un formalisme stérile et une complication pédantesque ». À une époque où ils passent deux ans sous les drapeaux « durée étendue à trois ans à partir de 1913), ce souci est important, mais le propos de Jaurès est plus large, toujours marqué par la volonté de mettre l'armée et le pays en meilleure symbiose. On peut observer d'ailleurs qu'au total le projet n'allège pas les charges militaires supportées par les citoyens. Après six mois de formation initiale dans les « écoles de recrues », des « périodes » régulières – à huit reprises – les maintiendraient en contact avec l'institution militaire, tout en apportant à celle-ci l'air du dehors et l'expérience multiforme d'adultes engagés dans la vie civile. Ainsi pourrait-on espérer convaincre enfin « l'élite pensante des officiers » (un tiers seulement d'entre eux seraient désormais issus de l'armée professionnelle) de « prendre au sérieux le grand idéal de la nation armée. »

D'avance, Jaurès prévoit les critiques qu'il va rencontrer, et pour les désarmer, tantôt il accepte des concessions sur les aspects secondaires, tantôt il explicite, afin de rassurer, ses motivations sur l'essentiel.

Voyez, pour l'accessoire, la question des armes conservées dans les foyers, selon la pratique des milices suisses. La France du début du siècle est habitée de plus graves tensions civiles que la nôtre. En dépit du lest qu'elle trouve dans la permanence d'un monde paysan renforcé par le protectionnisme de Méline, les « classes laborieuses » restent des « classes dangereuses », et leurs frustrations, qui demeurent violentes, paraissent souvent menacer l'équilibre social et la paix civile. Les prospérités de la décennie écoulée, loin de tempérer les ardeurs du mouvement ouvrier, lui permettent d'exprimer ses revendications avec plus de liberté matérielle à court terme et elles n'entament guère la formidable inégalité que crée cette angoisse du lendemain – contre laquelle sont protégées, différence capitale, les diverses bourgeoisies. À plusieurs reprises, entre 1906 et 1911, sous Clemenceau et sous Briand, des grèves insurrectionnelles ont semé l'inquiétude chez le personnel politique en place.

Dans ces conditions toute solution comportante la garde de fusils dans les foyers se heurte à trop de réticences. Eh bien ! Jaurès, visionnaire très pragmatique, abandonne cela à la critique. Il se bornera à défendre le principe pour les départements de l'est de la France, où le patriotisme blessé et le sens de la menace étrangère l'emportent sur toute autre impulsion.

Sur l'essentiel, en revanche, il faut tenir bon : la défense nationale ne doit pas être, sous peine de danger mortel, laissée aux guerriers professionnels.


Les armes et la toge

Pour aborder ce débat capital, je propose une confrontation, à vingt ans de distance, avec un autre théoricien célèbre de la réforme militaire : Charles de Gaulle. On sait ce que furent ses campagnes fameuses des années trente où il prônait, au service d'une guerre mécanisée, la prééminence des soldats professionnels – avec son livre fameux de 1934, Vers l'armée de métier.

De prime abord les deux hommes paraissent s'opposer terme à terme. Tout semble séparer ce parlementaire et cet officier, les milieux où ils évoluent et où ils agissent, leur tempérament et leur doctrine, leur but principal aussi : d'un côté les milices, de l'autre une armée de professionnels.

Aux yeux de de Gaulle, la Grande Guerre a démontré l'importance des chars, qui ont pris une grande part dans la victoire. Ce sont eux, en dernier ressort, plutôt que l'offensive de masse, qui ont arraché la décision. Donc les grands nombres lui apparaissent comme devant compter de moins en moins, dans l'issue des conflits futurs, par rapport aux gens de métier : l'anti-Jaurès ?

Ainsi s'attend-on qu'il ne puisse rien trouver que de négatif dans l'héritage de Jaurès tel qu'il est entretenu fidèlement par les socialistes et, au premier rang, par leur leader Léon Blum : une inquiétude paralysante devant la menace que l'armée de métier pourrait faire courir à la démocratie, inquiétude entretenue par les coups d'État militaire qu'ont connus les pays voisins.

Et pourtant un écrit peu connu de de Gaulle, et inattendu, fait dresser l'oreille. Dans une lettre du 14 mai 1937 à Paul Reynaud, le félicitant (non sans quelque flagornerie) pour un livre qu'il vient de consacrer au problème militaire et que lui-même a influencé, il lui écrit : « Vous êtes en notre temps le seul homme d'État de premier plan qui ait le courage, l'intelligence et le sens national assez grands pour prendre à bras-le-corps le problème militaire dont le destin de la France dépend. Il faudrait remonter à Jaurès pour trouver un autre exemple. Encore Jaurès ne jouait-il, d'un archet superbe, que d'une seule corde6. »

La formule n'est pas davantage explicitée et son interprétation prête à discussion. Mais elle pique pour le moins la curiosité.

Sur cette question de l'éventuel péril prétorien, reprenons donc Jaurès de plus près. Ici il raisonne volontiers a contrario : « Il est sage, écrit-il, de ne pas arracher à la tranquillité de la vie coutumière une nation que l'incommodité et le péril d'une entreprise sans objet national arracheraient peut-être aussi à son apathique résignation et éveilleraient à la critique, sinon à la révolte. Il est prudent de ne pas traîner, sur les chemins d'aventure et les champs de combat, des millions d'homme que n'animerait aucune passion, que n'exalterait aucune idée et qui fatigueraient de la lourde résistance de leurs habitudes et du poids de leurs âmes lassées l'élan de conquête furieuse et de violence sauvage. Le mieux serait, pour ces sortes d'entreprises, d'avoir une armée de métier qui serait une armée de proie » (p. 86-87).

Ce schéma correspond à tous les systèmes dictatoriaux : « C'est la méthode des monarchies et des oligarchies, des gouvernements de brutalité et de rapine qui ont besoin, quand ils déchaînent une crise, de réduire la nation à n'être qu'un figurant de second plan, qui n'entrera en jeu que quand celui-ci sera déjà fortement engagé » (p. 88). La France de 1910, pour Jaurès, n'est certes pas dans cette situation, mais elle garde des traces de son histoire antérieure : «  [Elle] est logique avec sa propre incohérence et sa propre confusion lorsqu'elle institue un système militaire équivoque qui répond à l'ambiguïté de ce régime, fait de démocratie politique et d'oligarchie sociale, de tradition conquérante et d'aspiration à la paix » (p. 90).

Une telle situation est instable et n'efface pas le péril qu'une institution militaire trop forte fait courir à la République. Et certes Jaurès appelle à la vigilance envers une armée qui « a été depuis un siècle prostituée à tant d'odieuses et viles besognes, [qui] a été l'instrument de tant de crimes contre la liberté et contre la France... ». Au moment où il écrit, la crise du boulangisme, dernière incarnation du militarisme menaçant, n'est vieille que de vingt ans, et plus récemment l'armée a continué d'être utilisée par la République même – à Narbonne, à Lille, à Draveil – contre le peuple en grève.

Mais avec tout cela on est frappé de voir qu'il consacre une longue analyse historique (p. 380-391) à démontrer la force de la tradition qui fait de l'armée, « au moins en France », la « servante du pouvoir civil ». Donc « même quand elle commet des excès odieux, même quand elle viole la constitution, menace ou écrase la liberté, fusille le peuple, ce n'est point par l'initiative de ses chefs qu'elle agit, ce n'est point pour son intérêt propre ou direct ». Ni le 18 brumaire, ni la répression de juin 1848, ni le coup d'État de Napoléon III n'ont eu pour origine profonde « une prétention ou une revendication militaire ». De même « dans le drame de la Commune ce n'est certainement pas l'influence de l'armée qui a jeté M. Thiers et l'Assemblée de Versailles à la lutte contre le Paris républicain et ouvrier : l'armée n'était plus qu'une épave. Certes, le prolétariat socialiste et républicain de Paris a eu devant lui, aux derniers jours de combat, des soldats enivrés et furieux, des généraux fanfarons et implacables […]. Mais ce n'est pas l'instigation de l'armée, ce n'est pas pour elle que l'Assemblée nationale a combattu. » Plus tard, Mac-Mahon, bien que soldat lui-même, a tout à fait résisté à la tentation césarienne que pouvaient lui inspirer « quelques généraux et quelques évêques ». Et dans la crise boulangiste, ce n'est pas à l'armée, c'est à la foule que le général a demandé le pouvoir, appuyée bientôt sur l'intrigue réactionnaire. Voyez même l'affaire Dreyfus : certains chefs militaires ont pu y créer « une atmosphère ignoble de coup d'État », mais même alors « l'éclair n'a pas jailli » (p. 382, 390).

Le motif majeur ? La force de la tradition propre à notre pays, enracinée dans le souvenir de la grande Révolution française, qui fut civile et « a marqué de son empreinte toute l'histoire qui a suivi ».

Or c'est à ce point qu'on constate non sans surprise la proximité des arguments qu'avançait le colonel de Gaulle, dans les années trente, pour répondre aux inquiétudes républicaines.

Certes il ne cache pas à Paul Reynaud, dans une lettre de juin 1935, que l'armée blindée peut être, à ses yeux, « chargée de répondre aux nécessités de l'ordre intérieur7 ». Ce propos, si Léon Blum l'avait connu, aurait renforcé ses craintes. Mais à y mieux regarder on s'aperçoit qu'il ne contredit pas l'analyse de Jean Jaurès. L'auteur de La Discorde chez l'ennemi démontrait en 1924 que l'Allemagne wilhelmienne avait perdu la guerre pour avoir laissé les militaires, Hindenburg et Ludendorff, prendre le pas sur le gouvernement. Il croit à la primauté indispensable de la toge sur les armes. Et dans une lettre à un journaliste de l'Aube, en octobre 1936, il développe les raisons qui lui paraissent propres à rassurer sur le « prétendu danger politique d'une armée de métier ».

D'abord le passé. « On dit parfois que c'est l'armée de métier qui fit le 18 Brumaire (grenadiers de Bonaparte) et le 2 Décembre (division Espinasse). Mais on dit aussi que les gardes françaises, le 10 août, furent cause de la chute de Louis XVI en fraternisant avec le peuple, et que l'armée de métier de Louis-Philippe le fit tomber en 48 en mettant la crosse en l'air. » Il rejoint ainsi exactement Jaurès, à sa façon : l'armée est un instrument, à l'intérieur, de forces qui la dépassent, et sa plasticité place ailleurs les responsabilités, du côté du pouvoir civil.

Ensuite le présent. « On dit parfois que l'armée de métier pourrait menacer les institutions. Mais c'est avec une armée de métier (garde mobile) sans cesse accrue en effectifs, qu'on maintient aujourd'hui l'ordre public, même sur le pont de la Concorde le 6 février. Quant aux troupes du contingent, on n'oserait pas les y employer... » Donc : la République a eu besoin de son armée contre les factieux d'extrême droite et plus du tout contre des ouvriers en grève.

Enfin, sur la longue durée, la permanence d'un tempérament français : « On dit parfois : voyez Franco qui triomphe du gouvernement grâce à la Légion étrangère, le renvoi des 75000 Nord-Africains et Coloniaux qui sont stationnés en France, la dissolution de notre armée d'Afrique ? C'est donc que les éléments ne nous inquiètent pas du tout... Vérité en deçà des Pyrénées..., etc. » Conclusion : « L'Espagne est le pays des pronunciamentos, pas la France8. »

La rencontre avec Jaurès est ici saisissante. Là où celui-ci faisait servir l'expérience passée pour affirmer indispensable une intervention du peuple dans les questions militaires, de Gaulle l'utilise pour justifier son projet d'armée de métier. Mais c'est la même analyse historique pour servir deux finalités stratégiques différentes.


Offensive ? Défensive ?

Reste donc ce désaccord-là. Sur le système le mieux adapté à la sauvegarde du pays. Autrement dit, quatre-vingts ans après la publication de L'Armée nouvelle, soixante ans après les écrits théoriques de de Gaulle, l'arme nucléaire a-t-elle frappé de complète obsolescence les réflexions de l'un ou de l'autre, de l'un et de l'autre ? Ou au contraire, sur la longue durée, la contradiction des projets ne peut-elle pas se résoudre?

Il faut s'attarder sur l'une des convictions les plus frappantes de Jaurès, d'autant plus frappante que la première guerre mondiale lui a donné raison avec éclat. Il s'agit du débat sur la question de l'offensive à tout prix destinée à régler d'un coup le sort de la guerre future. Jaurès y consacre de longues pages, s'en prenant aux thèses du capitaine Gilbert, pour la personnalité duquel il éprouve une vive considération – qui à ses yeux ne rend que plus dangereuse l'influence de sa doctrine.

Ces thèses, reprises par le général Foch, professeur à l'École de guerre, et par le général Langlois, sénateur, critique militaire du Temps et parangon de la plus stricte orthodoxie, Jaurès en trouve le résumé le plus inquiétant dans cet écrit du général Bonnal qu'il cite longuement (p. 554) : « La grande armée qui aura arraché à sa rivale la victoire, celle-là pourra se permettre toutes les audaces, car tout lui sera facile. L'autre, au contraire, sera mise dans un tel état d'infériorité morale que toute action vigoureuse lui échappera et que la grandeur même de ses effectifs deviendra pour elle une cause de faiblesse et de ruine. […] De la première grande bataille dépendent les succès ou les revers de toute la campagne et il semble impossible à notre époque de reconquérir la victoire une fois qu'elle est passée dans le camp ennemi. » Théorie d'autant plus inquiétante que chez cet écrivain militaire elle conduit à la conviction implicite et partisane d'une défaite certaine devant l'Allemagne, puisque cet Empire a su donner à ses militaires de métier une prédominance qu'en France la République a si dangereusement marchandée.

Jaurès s'emporte contre ce « pessimisme réactionnaire et aigri » qui « glacerait aux os l'armée si elle se laissait pénétrer à son influence », contre ce prophète de malheur « qui affirme dogmatiquement, et comme si l'immense événement des guerres futures entre nations modernes avait livré d'avance tout son secret, que la première bataille décidera de tout », et qui « sur le peuple intrépide qui continuerait le combat, la résistance pour la liberté et la vie, fait peser une sentence d'irrévocable défaite, dure et lourde comme une pierre tombale ».

On pourrait se borner à la simple observation que ce général a décrit d'avance la bataille de la Marne et que la suite de la guerre l'a démenti, précisément parce que les réserves ont tenu. Mais ce serait s'en tenir à un moment de l'Histoire, aussi dramatique soit-il, donc se priver d'observations à porte plus durable. Ce sont les démonstrations de Jaurès qui nous importent, et l'usage qu'il fait de sa comparaison entre les guerres révolutionnaires et les guerres napoléoniennes – auxquelles il consacre deux chapitres : des pages qui, nourries de la connaissance intime que l'auteur de l'Histoire socialiste de la Révolution française avait de cette période, demeurent aujourd'hui encore parmi les plus stimulantes de l'ouvrage.

Jaurès ne se cache pas d'avoir ses préférences rétrospectives. Pour lui, autant la Révolution a servi le progrès civique et moral de la nation, autant le Premier Empire (pour ne pas parler du Second) est un moment tout négatif. Bonaparte, le « grand meneur d'égoïsmes », « n'a pas accompli et consommé la Révolution, il l'a diminuée en tous sens ». Donc « si la France admirait trop, même dans l'ordre militaire, l'homme qui a rétréci tant d'espérances, stérilisé tant de germes, tari tant de sources, son esprit même serait frappé de stérilité et de sécheresse ». Et Jaurès affirme ainsi la thèse que « l'œuvre militaire de la Révolution était infiniment plus vaste que l'oeuvre napoléonienne : il en a rejeté ce qu'elle avait de plus ample et de plus hardi » (p. 112 et 124).

Une formule résume cela : en passant d'un régime à l'autre, la France est « descendue  de la liberté à la gloire » (p. 138). La force principale de la pensée de Jaurès tient, comme on l'a vu déjà, à ce qu'il relie constamment les questions militaires à la situation générale du pays, tandis qu'il fait reproche à ceux qu'il combat de réfléchir sans prendre en compte le soubassement civique de la guerre. Pour résumer au plus sec une analyse qu'on verra développée aux chapitres IV et V de l'ouvrage, ce ne sont pas l'offensive et la défensive en soi qu'il faut opposer, mais un système étroitement militaire à un processus capable de mobiliser contre l'adversaire les forces populaires. L'avantage moral en est immense, parce qu'il anime le peuple du souffle de sa solidarité tout en le persuadant qu'il est le soldat du droit. Mais naturellement cela ne vaut que parce qu'on peut prouver que l'inconvénient stratégique en est limité.

Voyez la Révolution : « Il n'est pas vrai qu'elle n'ait eu quelque vertu que dans l'orgueil de l'offensive. Elle a su, en août et en septembre 1792, faire preuve de fermeté et de sang-froid quand les progrès de l'invasion prussienne, menaçant Paris, obligèrent Dumouriez à renoncer à la diversion espérée sur la Belgique, quand il se replia pour mieux frapper, quand il ébranla les forêts de l'Argonne de la sonnerie des cloches pour appeler à lui les paysans et pour associer directement la nation à l'effort de sa petite armée, et quand à Valmy ses soldats soutinrent d'abord, avant de s'ébranler eux-mêmes pour l'assaut, la furieuse canonnade de l'ennemi » (p. 180-181).

En sens inverse Jaurès utilise l'issue de l'aventure napoléonienne pour démontrer comment l'esprit de défensive des Russes, notamment leur repli élastique, a permis qu'ils lancent le mouvement qui a provoqué la chute de Napoléon. Il réclame qu'on lise mieux Clausewitz à ce propos que ne le font plusieurs des tenants de l'offensive à tout prix qui le caricaturent. Pour Jaurès, Clausewitz est l'homme qui a écrit que la défense « est la forme de guerre la plus forte ». Il est vrai qu'il fait à son tour une lecture sélective de cette œuvre complexe, écartant les pages qui montrent « l'énergie écrasante », la « guerre moderne  absolue » ou qui soulignent les efficacités de la surprise.

Quant au conflit futur... Il ne fait pas de doute aux yeux de Jaurès que les Allemands mettront en pratique, pour leur part, cette même doctrine de l'offensive. Tout ce qu'on sait de leurs plans d'état-major en convainc. Mais c'est précisément la nature même de leur régime et du militarisme qu'il suscite qui les y conduit. La France est en situation différente. Elle ne pourra convaincre que si elle donne le loisir, en termes diplomatiques et surtout psychologiques, de s'assurer qu'elle n'est pas l'assaillante et de rassembler ses forces vives dans la contre-attaque. Il s'agit pour elle de concentrer les masses organisées de citoyens armés (quitte à accepter de céder d'abord et provisoirement une partie du territoire) et de ne les lancer dans une contre-attaque que quand l'ennemi sera affaibli, en termes psychologiques et matériels à la fois, par la déception du coup de boutoir arrêté et par l'éloignement de ses bases.

On est donc à l'inverse de la doctrine d'offensive à tout prix que l'École de guerre a trouvée chez Gilbert, qui aboutit, selon Jaurès, à ce sombre résultat : « La nation armée ne descend plus dans la lice ; elle forme la haie pour assister au combat de ses champions élus ; elle les soutient seulement de ses vaines clameurs » (p. 176). Erreur d'autant plus grave que contrairement à l'Allemagne la France ne s'est pas donné les moyens techniques d'une attaque de « première frappe », comme on dirait à l'ère nucléaire. Donc elle risque de perdre sur les deux tableaux.

Dès lors le problème se trouve comme déplacé. Ce n'est jamais un dogme étroitement militaire qui anime Jaurès. Et au fond s'il est lucide sur ce que sera le prochain conflit, avec ses deux temps bien distincts, le bref mouvement, puis l'épreuve d'une interminable guerre de positions, c'est précisément parce qu'il considère les choses à la lumière de son postulat central : « C'est en vain que la France demanderait à tous ses citoyens la perpétuelle activité d'esprit militaire que suppose le fonctionnement sérieux des milices s'ils ne savaient pas tous que leur effort sera réservé à la défense de la paix et du droit. C'est en vain qu'elle appellerait à la guerre l'immensité de la force militaire ainsi éduquée, si un doute secret paralysait l'élan de ces millions de soldats citoyens. C'est en vain aussi qu'elle compterait sur les hésitations croissantes du peuple qui lui serait opposé si elle n'avait pas prouvé à ce peuple tout entier qu'elle a voulu la paix, qu'elle la veut encore jusque sous les éclairs de la guerre déchaînée » (p. 180).

Bref, selon le résumé de son biographe Jean Rabaut : « Cette stratégie de la défensive, du repliement, de la concentration totale supposait dans les âmes une fermeté que seule la clarté du droit certain pouvait y répandre9. »

Et revoilà bien l'actualité du livre. Apparemment l'évolution des techniques de destruction a bouleversé l'équilibre que Jaurès souhaite voir s'instaurer entre les professionnels et les citoyens. Ce qui est bien vrai, c'est que les cavaliers de Reichshoffen et les ingénieurs de l'arme nucléaire sont sur deux planètes différentes. Comme Léo Hamon l'a mis en lumière, L'Armée nouvelle intervient à une époque où les techniques de la guerre donnaient une plus grande importance qu'aujourd'hui à la masse des citoyens mobilisés et à l'espace, essentiel pour la défensive – avant la guerre-éclair née du mariage du char et de l'avion, et surtout avant les missiles. Défensive militaire et politique de non-agression ne sont plus autant liées que Jaurès pouvait le croire. « En 1939, la France installée derrière la ligne Maginot et vouée à une stratégie militaire défensive voit ainsi périr sans pouvoir les aider ses alliés orientaux, Pologne, Tchécoslovaquie, etc., victimes des agressions hitlériennes et se condamne à livrer elle-même bataille au moment choisi par l'ennemi. Pour arrêter la politique agressive d'Hitler, il nous eût fallu précisément une armée capable d'une action offensive au service d'une politique de sécurité collective défensive10. » Au début de 1991, la guerre du Golfe, menée exclusivement par des professionnels, du côté des coalisés, n'a pu que confirmer la validité de cette observation.

Oui. Et pourtant la multiplication des guerres régionales de la dernière décennie – notamment celle de huit ans entre l'Iran et l'Irak – donne à penser que les guerres de masse fondées sur un nationalisme fort ne sont pas rejetées dans le passé par l'armement moderne, et même par l'arme nucléaire.

Surtout celle-ci, nous le savons bien, n'est efficace, au moins pour les puissances moyennes comme la France, que si, au centre de sa logique de virtualités, elle laisse intacte la possibilité, pour le chef de l'État, de sentir derrière lui le soutien de son opinion publique. Nous l'avons éprouvé, tout récemment, au moment où l'effondrement des systèmes marxistes à l'Est changeait toutes les données, le risque qu'à nouveau s'installe une certaine paresse intellectuelle – le contraire de cette « perpétuelle activité d'esprit militaire » à laquelle Jaurès invitait ses concitoyens.

En somme, c'est parce que Jaurès refuse que sa réflexion demeure étroitement militaire qu'il nous concerne encore. Quand il nous dit qu'il faut que la nation, même au prix d'un désavantage provisoire sur le terrain, se donne le loisir de se persuader elle-même de son bon droit et d'y forger son unité, donc aussi le ressort de sa future activité économique de guerre, il nous dirige vers un problème qui est de toujours - quand bien même les solutions sont destinées à varier au gré des mutations de la technique.


La gauche et la patrie.

La portée du livre s'élargit pour finir jusqu'à la grande question des rapports entre la gauche et l'idée de patrie. Car il est parcouru par une conviction implicite : l'effort de Jaurès ne pourra atteindre son but que s'il réussit à purger la gauche ouvrière de ce qu'elle traîne encore avec elle d'antimilitarisme sommaire et surtout s'il fait évoluer la pensée des socialistes sur la patrie.

Il ne pouvait douter que ce serait un travail de longue haleine, ni ignorer la force du courant qu'il avait à remonter dans le mouvement ouvrier. Car l'idée de l'antipatriotisme est officiellement prépondérante à la CGT, ratifiée avec une nette majorité au congrès d'Amiens en 1906 avec l'adoption de la motion présentée par l'anarchiste Georges Yvetot, « fort caractère mais modeste intelligence11 », qui condamne l'institution militaire non plus seulement « comme gardienne des privilèges de la bourgeoisie mais comme protectrice de la patrie », et qui a obtenu 488 voix contre 310 oppositions et 49 abstentions. Et le Manuel du soldat qui est dû à la plume du même militant – anarchiste -, et est chargé de diffuser la doctrine auprès des conscrits pose que l'existence même d'une armée est « la plus affreuse conséquence du patriotisme12 ».

Dès la parution de L'Armée nouvelle, les réactions de l'aile guesdiste du parti, animée par un marxisme sommaire, comme celles de la CGT, rappelèrent à Jaurès le poids des idées reçues dans son camp. Madeleine Rebérioux, dans ses divers travaux sur le livre et son rayonnement, en offre plusieurs exemples. L'hebdomadaire guesdiste Le Socialisme accusa sans détour Jaurès de se mettre au service du ministère de la Guerre. « La compétence universelle n'étant point notre fait, nous ne saurions porter un jugement d'ordre technique sur cet ouvrage, pas plus que nous ne serions en mesure de fournir aux chefs d'État de nouveaux règlements protocolaires, ni de proposer aux aviateurs un mode inédit de machines volantes […] mais il est fort probable que M. le ministre de la Guerre y trouve d'utiles indications dont il fera son profit s'il le juge à propos. » Et dans le quotidien de la CGT, La Bataille syndicaliste, Francis Delaisi écrivit que le projet de Jaurès heurtait de plein fouet les justes sentiments du prolétariat, l'antimilitarisme et l'ouvriérisme. L'enfant, dans le système de Jaurès, trouvera « le militarisme à l'école » et cette prétendue armée du peuple, encadrée par des officiers professionnels et des intellectuels, constituera « le plus ingénieux système pour asservir militairement une classe à une autre13 ».

On ne s'étonne pas que l'ironie se retrouve aussi du côté de la social-démocratie allemande. Un de ses intellectuels, Max Schippel, a ce sarcasme à propos de L'Armée nouvelle. « On ne peut pas mettre un canon dans le lit de chaque ancien canonnier et donner à chaque vieux loup de mer un petit bateau de guerre à faire flotter dans sa baignoire14... »

Tout est bien là, apparemment immuable – pour l'heure – de ce que Jaurès s'efforce de combattre dans son camp. À la fois l'idée qu'il y aurait une technicité de la guerre hors de portée d'une réflexion civique, et quant au fond de cet absolutisme dans le refus de toute armée qui par ses excès mêmes est voué à renforcer, contre le socialisme, les partis qui résistent à son essor.

Que Jaurès, dans son combat, ait été gêné par les excès de l'antimilitarisme, cela ne fait pas de doute. Mais il sut retourner à la droite l'argument qu'elle pouvait trouver dans la caricature, sur sa gauche, de sa propre pensée, et le faire d'une façon qui vaudrait pour beaucoup d'autres batailles. À l'occasion de l'unique débat où il put défendre ses idées sur la défense nationale à la tribune de la Chambre, le 9 décembre 1912 (il ne s'agissait pas de sa propre proposition de loi, qui ne franchit jamais les bornes de la Commission, mais d'un texte gouvernemental sur « la constitution des cadres et des effectifs de l'infanterie »), il s'écria : « Quelle est la propagande, si noble soit-elle, si nécessaire soit-elle, qui n'ait pu aboutir à certaines heures et dans certains cerveaux troublés, à des déformations et à des aberrations ? […] Chrétiens, l'élan de foi mystique qui a fait la gloire de votre croyance, qui a soulevé vraiment – ce n'est pas un mot – au-dessus de la terre les âmes les plus nobles et les plus ardentes depuis des siècles, est-ce que cet élan n'a pas abouti chez quelques malades à des névroses d'hallucination qui étaient une dépravation de la nature humaine ?15 »

Il faut dire d'ailleurs que les travaux historiques les plus récents apportent beaucoup de nuances quant à la profondeur du refus du patriotisme et de la défense nationale dans le prolétariat français durant les années qui précédèrent la guerre. Jacques Julliard a étudié la fameuse motion du Congrès de Marseille de la CGT, en 1908 : « Le Congrès déclare qu'il faut, du point de vue international, faire l'instruction des travailleurs afin qu'en cas de guerre entre puissances les travailleurs répondent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire. » Or il observe à juste titre qu'en général « on fait dire à cette motion plus qu'elle ne dit réellement ». « Du point de vue international », précise la motion : « On trouve ici un écho des difficultés rencontrées par la CGT pour faire partager son point de vue par ses partenaires étrangers et pour ne pas mener seule une action qui, de ce fait, serait inefficace. En outre, cette motion ne contient pas l'engagement formel et inconditionnel d'opposer la grève générale à la guerre, mais seulement la nécessité de faire en ce sens l'éducation des travailleurs. Il y a là plus qu'une nuance16. »

Il n'est pas indifférent de savoir que dès janvier 1906, Victor Griffuelhes, secrétaire de la CGT, avait rendu visite, à Berlin, aux syndicats allemands pour leur proposer une grande manifestation du prolétariat franco-allemand contre la guerre. Ce fut un échec patent, et l'origine d'une blessure secrète que le bureau de la CGT dut dissimuler pour ne pas briser l'élan de sa propagande antimilitariste. Les plus lucides de ses membres eurent désormais la conviction qu'en cas de guerre le mouvement ouvrier français, s'il lançait une insurrection, ne trouverait pas de répondant en face17. Bref, comme l'écrit Jean-Jacques Becker, qui a analysé en détail la régression du mouvement antipatriotique à la CGT et chez les socialistes dans les années qui précédèrent à la guerre, « si le syndicalisme avait incontestablement fabriqué des antimilitaristes, il est beaucoup plus douteux qu'il ait produit de réels antipatriotes18 ».

Jaurès, pour sa part, n'a « jamais pris au tragique les paradoxes contre la patrie ». En effet « la patrie n'est pas une idée épuisée, c'est une idée qui se transforme et s'agrandit ». Et il ajoute : « J'ai toujours été assuré que le prolétariat ne souscrirait pas, dans l'intimité de son être, à une doctrine d'abdication et de servitude nationale. Se révolter contre le despotisme des rois, contre la tyrannie du patronat et du capital, et subir passivement le joug de la conquête, la domination du militarisme étranger, ce serait une contradiction si puérile, si misérable, qu'elle serait emportée à la première alerte par toutes les forces soulevées de l'instinct et de la raison » (p. 397).

Défendant ces positions, Jaurès s'en prend avec virulence à une partie importante de l'héritage de Marx (quelle que soit d'autre part la dette qu'il reconnaisse à son égard, par exemple pour la théorie de la valeur). La fameuse formule du Manifeste communiste, en 1847, « les ouvriers n'ont pas de patrie », n'est « qu'une boutade hargneuse et étourdie », « une réplique toute paradoxale et d'ailleurs malencontreuse à la polémique des patriotes bourgeois qui dénonçaient le communisme comme destructeur de la patrie » et « un exemple de plus de cette outrance de sarcasmes et ces ricanements de polémique qui furent le vice d'un vigoureux esprit travaillé d'ailleurs, malgré son habitude tranchante, par d'insolubles contradictions » (p. 469, 474).

Dans notre conjoncture des années quatre-vingt-dix commençantes, ces attaques contre Karl Marx, qui ne brident vraiment pas leur virulence, prennent un relief particulier. Il est piquant de les lire en les rapprochant de la préface, marquée d'une parfaite orthodoxie communiste, qu'a rédigée Louis Baillot pour l'édition donnée par le parti communiste en 1977 – il y a très longtemps... La hauteur avec laquelle ce dignitaire communiste donnait alors à Jaurès des leçons rétrospectives de marxisme orthodoxe prend, avec le recul, une saveur presque comique. Pour Louis Baillot, Jean Jaurès « était tout imprégné d'idéalisme philosophique qui se traduisait, au plan de la politique, dans la formulation de conceptions et de mots d'ordre généreux mais qui ne prenaient pas suffisamment en compte la lutte des classes, tant à l'échelle nationale que mondiale, et les contradictions au sein du capitalisme international19 ». En gros M. Baillot réclame encore un effort à Jaurès pour qu'il devienne un bon communiste tout en le remerciant avec condescendance pour avoir incarné une étape provisoire et dépassée dans la marche vers le bonheur de la pensée marxiste-léniniste enfin incarnée à l'Est...

Il faut lire avec attention les pages que Jaurès a consacrées à la question du patriotisme de la bourgeoisie. C'est une illusion délétère, explique-t-il, que d'imaginer celle-ci unique et unie. Trop de socialistes « n'ont vu dans son action politique et sociale qu'un machiavélisme raffiné, qui est incompatible avec le large fonctionnement de l'activité humaine, et qui suppose en la classe bourgeoise une homogénéité d'intérêts, une unité de desseins, une concentration de conscience et de pensée, une continuité de délibération et de vouloir, une aisance et une rapidité de mouvement tout à fait contraires à la nature même de la bourgeoisie, puissance anarchique et diffuse » (p. 416)

C'est ainsi que quand les Lumières se sont incarnées dans la Révolution, « la victoire même de la classe bourgeoise la débordait et la dépassait. Les idées et les événements communiquaient à la société moderne une impulsion qui allait bien au-delà des intérêts purement bourgeois. Même dans sa parole purement critique et dissolvante, la philosophie ne travaillait pas pour la bourgeoisie seule » (p. 408)

La clef de cette pensée, on la trouve dans une phrase qui suscite la réprobation de M. Baillot20 : « En fait l'État n'exprime pas une classe, il exprime le rapport des classes, je veux dire le rapport de leurs forces » (p. 466). « Cette sous-estimation du caractère de classe de la démocratie bourgeoise, écrit M. Baillot, conduit [Jaurès] à faire du prolétariat une force d'appoint au sein de la bourgeoisie libérale et, ainsi, d'être la dupe des manœuvres libérales ou pacifistes de cette bourgeoisie libérale. » Or c'est précisément cette plasticité de la pensée de Jaurès qui lui permet de survivre aujourd'hui alors que celle de M. Baillot n'est plus que le reste rabougri de dogmes morts.

En vérité tout le chapitre VIII du livre – où l'on éprouve parfois le faux sentiment que Jaurès perd de vue son propos alors qu'il va l'éclairer d'une plus ample lumière – mérite que le lecteur lui prête une attention particulière. Tant est remarquable, dans ces pages où sa réflexion s'élargit jusqu'à traiter de l'évolution des relations de classe en France dans la longue durée, le sens des nuances et des évolutions.

Certes il ne nie en rien l'importance de l'antagonisme des classes sociales comme facteur capital de l'histoire (sans qu'on aperçoive très clairement si dans son esprit le prolétariat existe en soi et quelle serait sa nature une fois atteint le stade du socialisme incarné) mais il refuse le manichéisme moral qui ferait de la bourgeoisie un corps « ratatiné et sordide » opposé à toutes les générosités du progrès social et il fait toute leur place aux « forces intermédiaires » qui sont distribuées et échelonnées entre les pôles sociaux » (p. 450). D'autre part, explique-t-il, dire que le prolétariat « n'entre pas dans la composition et la définition de l'État, qu'[il] est condamné à n'être rien jusqu'au jour où [il] sera tout, c'est aller contre l'évidence, c'est refouler l'immense mouvement des choses et anéantir tout ce qu'[il] a conquis » (p. 468). « Bourgeoisie et prolétariat se sont en quelque sorte haussés l'un l'autre par leur combat » (p. 444) tandis que la démocratie conserve sa « fonction arbitrale » (p. 449).

Ce qui nous frappe plus encore, nous qui connaissons l'histoire de ce siècle tel qu'il a couru depuis Jaurès, c'est la pertinence de son gradualisme, c'est le rejet par lui de toute idée du Grand Soir, de brusque avènement du prolétariat triomphant. « Figer l'État, écrit-il, c'est supprimer l'espérance, c'est supprimer l'action. Non, l'État démocratique d'aujourd'hui n'est pas un bloc homogène et d'un seul métal, ce n'est pas une idole monstrueuse et impénétrable qui, de son poids toujours égal et de son ombre immobile, opprime uniformément les générations jusqu'à l'heure où les prosternés, se relevant soudain, la renversent d'un coup » (p. 467). Au contraire le socialisme est de plus en plus résolu à « procéder par voie d'évolution à la transformation sociale » (p. 444) sachant que « l'admirable plasticité bourgeoise saura s'accommoder de proche en proche de toutes les transitions que la démocratie impose aux deux classes » (p. 452). Comme bien l'on voit, toute l'évolution sociale de notre temps est ici dessinée d'avance.

Ce détour était nécessaire pour éclairer la question du patriotisme et la virulence des reproches que Jaurès fait à Marx (ou à ses disciples caricaturaux tel Gustave Hervé proclamant : « Notre patrie c'est notre classe »). À la condition de mettre dans la notion de patrie toute l'ambition d'un droit des gens qui permette de surmonter le fameux homo homini lupus de Hobbes (dont Jaurès montre bien qu'il ne s'applique pas aux rapports des individus mais des nations), l'esprit national peut être habité, comme la « démocratie arbitrale », par le peuple dans son ensemble. « Si le prolétariat s'était conduit comme un étranger dans la patrie, s'il avait pris au sérieux les sarcasmes du Manifeste, il n'aurait été qu'une secte bizarre d'illuminés impuissants et malfaisants » (p. 472)

Une des façons de s'égarer ici est de croire, comme le fait Anatole France dans son introduction à sa Vie de Jeanne d'Arc, qu'il n'est de patrie qu' « appuyée sur la propriété foncière ». Développant à nouveau une large rétrospective historique, cette fois depuis Périclès, Jaurès démontre que la patrie est bien autre chose : « un fonds d'impressions communes formé, dans la familiarité des jours, au fond de toutes les consciences » (p. 482). Comment ne pas voir que la philosophie de l'Histoire, que le texte d'un Baillot reflétait encore voici quinze ans, a été d'un coup versée aux oubliettes par le retour des « démocraties populaires » de l'Europe de l'Est à la liberté, redonnant d'un coup au fait national sa situation de ressort capital dans l'histoire de l'humanité. Les événements survenus en 1989 restituent ainsi aux thèses de l'Armée nouvelle une jeunesse qui était hier encore imprévisible.

« En France, écrit Jaurès, en Espagne, en Allemagne, en Italie, depuis la Révolution, démocratie et nationalité se confondent. Leur histoire depuis un siècle n'a de sens que par là. La nationalité et la démocratie, quoique unies en un même foyer, ne se sont pas toujours développées d'un mouvement égal. Mais elles ont toujours été inséparables. Il n'y a jamais eu de démocratie, si pacifique soit-elle, qui ait pu se fonder et durer si elle ne garantissait pas l'indépendance nationale. Il n'y a jamais eu de nation, si militaire soit-elle, qui ait pu se constituer ou se sauver si elle ne faisait pas appel en quelque mesure aux forces révolutionnaires de liberté » (p. 471).

Et dès lors la démonstration, pour nous, coule de source. La gauche ne doit éprouver aucun complexe à assumer la défense de la patrie. En abandonnant le rêve de « réaliser l'unité humaine par la subordination de toutes les patries à une seule », car « ce serait un césarisme monstrueux, un impérialisme effroyable et oppresseur dont le rêve même ne peut effleurer l'esprit moderne ». Bref « ce n'est que par la libre fédération de nations autonomes répudiant les entreprises de la force et se soumettant à des règles de droit que peut être réalisée l'unité humaine. Mais alors ce n'est pas la suppression des patries, c'en est l'ennoblissement » (p. 486). Dans l'intervalle qui sépare ce bonheur lointain, à condition d'en garder toujours le cap, de résister à toutes les tentations d'un faux réalisme sur une nature humaine qui serait éternellement vouée à la barbarie des rapports de domination et de conquête, le parti du mouvement a tout loisir de donner, au service de la défense nationale, un champ libre à sa lucidité et à son courage.


Jean-Noël Jeanneney,

avril 1991.

1L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, Paris, Éditions sociales, 1973.

1Cité par Madeleine Rebérioux dans sa remarquable présentation d'une édition abrégée du livre, Paris, coll. 10-18, UGE, 1969, p. 39.

2Sur la personnalité du capitaine Gérard auquel la pensée de Jaurès doit beaucoup et auquel le livre est dédié, cf. note 1, p. I à la fin du présent volume.

3Henri Lerner, « Le colonel Mayer et son cercle d'amis », Revue historique, t. XXLXVI/1, p. 75-94, et Jean Lacouture, De Gaulle, t. I, Le Rebelle, Paris, Le Seuil, 1984, p. 196-205.

4Paris, Plon, p. 274-277.

5Cf. notamment, pour le domaine audiovisuel, le livre de Bernard Paqueteau, Grande Muette, Petit écran, présence et représentation du militaire dans les magazines de reportage, 1962-1981, Paris, Fondation pour les études de défense nationale, 1986, 464 p., qui décrit et analyse le redressement spectaculaire de l'image de l'armée à la télévision de la guerre d'Algérie à la fin des années soixante-dix.

6Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, 1919-juin 1940, Paris, Plon, 1980, p. 448. La France et son Armée, en 1938, donne ce résumé sommaire :  « Dans l'Armée nouvelle, paru en 1910, Jaurès soutenait que des milices, en déployant à la fois toutes les forces vives du pays, seraient, à la longue, invincibles ; mais, s'il était exact qu'en appliquant dans sa rigueur le principe de la nation armée on aurait pu multiplier le nombre des combattants, encore fallait-il, en face d'un adversaire manoeuvrier et résolu à l'offensive rapide, que nos masses fussent suffisamment instruites et cohérentes pour affronter immédiatement les épreuves de la bataille » (édition de 1990, Plon, p. 471).

7Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, 1919-juin 1940, Paris, 1980, p. 393.

8Lettre à André Lecomte, 27 octobre 1936, Lettres, notes et carnets. Mai 1969 – novembre 1970, Compléments, 1908-1968, Paris, Plon, 1988, p. 262-263.

9Jean Rabaut, Jaurès, Paris, Librairie académique Perrin, 1971, p. 476.

10Léo Hamon, « L'Armée nouvelle de Jean Jaurès, une grande idée à l'épreuve du temps », Bulletin de la Société d'études jaurésiennes, n°118, juillet-septembre 1990, p. 4-9.

11Jacques Julliard, « La CGT devant la guerre (1900-1914) », dans Autonomie ouvrière, études sur le syndicalisme d'action directe, Paris, Gallimard – Le Seuil, 1988, p. 97.

12Cf. Madeleine Rebérioux, préface citée, p. 19-20

13Citations dans Madeleine Rebérioux, préface citée, p. 39-40. Cf. aussi sa contribution introductive au colloque Jaurès et la nation, Faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse, Toulouse, 1965, p. 1.

14Cité par Harvey Goldberg, Jean Jaurès, la biographie du fondateur du parti socialiste, Paris, Fayard, 1970, p. 442 (traduit de l'américain).

15Cité par Georges Tétard, Essais sur Jaurès, Colombes, 1959, p. 264-266.

16Jacques Julliard, op. cit., p. 99.

17Ibid., p. 98

18Jean-Jacques Becker, 1914 : Comment les Français sont entrés en guerre, Paris, Presses de la FNSP, 1977, p. 84-119 (la citation est p. 87).

19Éditions sociales, 1977, p. XVII.

20Ibid.