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Jaurès en campagne, une histoire qui ne finit pas

Ajouté le 11/06/2017 - Auteur : bkermoal

" Jaurès en campagne, une histoire qui ne finit pas" Gilles Candar



Jaurès demeure bien présent dans les campagnes politiques contemporaines, sans provoquer de débat aussi passionné qu'en 2007 avec le discours de Toulouse de Nicolas Sarkozy maintes fois commenté1. Faute d'enquête suffisante, ce billet n'a pas vocation à se présenter comme un article abouti, mais il souhaite apporter de premiers éléments, en relevant quelques utilisations, et en suscitant ainsi auprès de nos lecteurs informations, compléments et remarques nécessaires avant que nous puissions aller plus loin.

  Jaurès continue à être cité, invoqué ou évoqué, par nombre de candidats et de politiques. Seuls sans doute le général de Gaulle et François Mitterrand peuvent lui être comparés à ce titre. En tout état de cause, Jaurès reste un marqueur indispensable d'une candidature populaire. Marine Le Pen a ainsi cité Jaurès, reprenant une phrase fétiche du Front national, selon laquelle « la patrie serait le seul bien qui reste à celui qui a tout perdu ». Cette phrase de Blanqui qu'il est arrivé à Jaurès de commenter fausse pourtant l'indéniable patriotisme jaurésien, qui ne s'arrête pas à un patriotisme de façade, figé dans ses certitudes et un ritualisme ancien, mais se tourne vers un avenir de coopération et d'harmonie entre les patries : l'internationalisme. Comme Jaurès le répète assez souvent, celui-ci est le contraire du cosmopolitisme car il dépasse sans supprimer les attaches nationales. Jaurès peut donc s'écrier à bon droit : « Si noir que puisse devenir le monde, il ne verra jamais cette chose impossible et monstrueuse, la mort de la France2 ». Dans son discours de Nice, Marine Le Pen a également repris des extraits du discours à la Chambre du 17 février 1894 lorsque Jaurès dénonce les responsabilités du capitalisme dans l'organisation des grandes migrations internationales afin de faire baisser le coût de la main d'œuvre salariale. Là aussi, nous aurons à revenir sur la politique socialiste face aux migrations, qui fut déjà l'objet d'une note publiée par la Fondation Jean-Jaurès3. Il n'est pas sûr toutefois que les appels à la solidarité internationale et l'idée maîtresse de la réplique jaurésienne à ces dispositifs : assurer l'égalité des droits économiques et sociaux aux travailleurs de toutes origines afin de décourager la part de volonté ou de velléités patronales en ce domaine soient écoutés de sitôt par le Front national.

  Quelques allusions à la mort de Jaurès ont marqué la difficile campagne de François Fillon, convaincu d'être la victime d'une campagne de presse et d'opinion comparable à celle qui avait conduit Villain à perpétrer son attentat. Ce fut plutôt de l'ordre de l'implicite ou des commentaires de ses partisans autour de ses interventions. Il n'est pas établi que le rapport soit paru évident à des électeurs qui ne sont pas nécessairement familiarisés avec l'histoire de cette époque.

  À gauche, Jaurès fut-il souvent cité par les divers candidats ? La stratégie de Jean-Luc Mélenchon de « fédérer le peuple » plutôt que d'unir les gauches aurait pu après tout se rappeler quelques origines jaurésiennes. Il est arrivé au député de Carmaux d'encourager le mouvement en faveur de l'unification des socialistes, en passant par la base afin de déborder les organisations, partis ou « sectes ». Sauf erreur, ce mouvement a au moins donné le nom de fédérations reprises par toutes les forces politiques pour leur organisation départementale. Il n'a pas vraiment réussi finalement. Quelques fédérations unitaires et autonomes se sont organisées, mais les congrès généraux qui auraient dû tout emporter : Japy (décembre 1899), Wagram (septembre 1900), Lyon (mai 1901), furent scandés par les déchirements et les scissions successives, guesdistes puis vaillantistes. Et encore les allemanistes se retirèrent à leur tour du rassemblement jaurésien après la constitution du Parti Socialiste Français. Il fallut bien en passer par les partis et sous l'égide de l'Internationale, les organisations nationales conclurent un pacte avec déclaration de principes, statuts et partage des responsabilités actés au congrès du Globe en avril 1905. Avouons que le biais aurait été un peu compliqué, et un peu forcé puisque le but de la France insoumise était plus large que d'aboutir à la formation d'un nouveau parti socialiste... Jaurès était donc plus discret dans les discours du candidat qu'en 2012, sans disparaître totalement. Au Mans en janvier 2017, Jean-Luc Mélenchon avait repris la distinction émise par Jaurès entre assistance et assurance, développée notamment à propos de la loi sur les retraites. À Toulouse, le 16 avril, il l'aurait ainsi cité deux fois selon Éric Coquerel, un de ses principaux lieutenants (Libération du 17 avril 2017).

  Benoît Hamon a lui aussi cité Jaurès dans ses discours, notamment dans son déplacement ultime à Carmaux le 21 avril, utilisant plus volontiers le discours à la jeunesse. Il lui est arrivé ainsi après le premier tour d'évoquer « les aurores incertaines » du socialisme afin de remettre en perspectives, sinon de se consoler des résultats décevants de sa campagne. Au cœur de la gauche qui pouvait paraître la plus attachée au maintien d'une tradition et d'un discours jaurésiens émerge aussi le pressentiment de la nécessité d'un renouvellement, d'une actualisation de la parole. C'est ce que dit ou écrit assez régulièrement l'historien Roger Martelli, pourtant de tradition communiste et directeur de la revue Regards comme de l'Association des amies et amis de la Commune de Paris. Même L'Humanité, « le journal fondé par Jean Jaurès » comme proclame sa manchette et toujours dirigé par le très jaurésien député européen Patrick Le Hyaric, a cessé au printemps 2017 de donner la citation quotidienne de Jaurès instaurée dans sa dernière nouvelle formule, en avril 2014.

  Le mouvement En marche d'Emmanuel Macron avait reproduit sur son site le grand article « Socialisme et Liberté » publié par la Revue de Paris (décembre 1898). Il s'agit d'un classique déjà reproduit en brochure par le parti socialiste dans les années 1970, largement utilisé naguère par Max Gallo pour une réconciliation un peu volontariste tentée entre socialisme et libéralisme4 et repris bien entendu dans le tome 7 des Œuvres de Jean Jaurès : L'affaire Dreyfus (2), p. 461-491. Le texte semble avoir de toute façon disparu depuis quelque temps du site du mouvement présidentiel. En revanche, Emmanuel Macron s'est rendu à Albi le 4 mai avant le 2e tour dans un déplacement largement commenté par La Dépêche du Midi5. Dans une interview à ce journal, titrée « Je suis un patriote réformateur »6, le candidat avait indiqué relire « souvent » les articles de Jaurès : « pas seulement parce qu'il a été un très bon journaliste à La Dépêche » mais aussi « parce que c'était un homme qui aimait la liberté beaucoup plus que ceux qui le citent à loisir aujourd'hui ». Avant de développer quelques propos convenus sur le républicain, patriote et pacifiste, Emmanuel Macron présente avec plus d'originalité Jaurès comme un « défenseur de l'entrepreneur ». Il confie avoir du temps de son passage au gouvernement cité dans une réunion de la CGPME un « début d'article de La Dépêche qui datait de 1893 » qui avait beaucoup surpris son auditoire. Pour 1893, à vrai dire, on ne voit pas trop quel article dénonçant l'attitude de la Compagnie des mines dirigée par les Reille-Solages, le ministre aurait eu à cœur d'évoquer. Il doit s'agir plus sûrement des « Misères du patronat » paru le 28 mai 1890 et il est à espérer qu'il s'agisse bien de la version authentique de l'article et non du faux très « réac » concocté par une officine politico-patronale... liée à la même CGPME dans les années 1970 ! Ce faux a souvent été utilisé, comme le savent bien les lecteurs du Bulletin puis des Cahiers Jaurès, par des personnalités diverses, malgré les mises en garde de la SEJ , par Jean-Pierre Rioux et Madeleine Rebérioux, puis par nous-mêmes...7. Accompagné à Albi par de grands élus régionaux de diverses tendances (PS, Divers Gauche, UDI, LR...) et après une manifestation un peu houleuse emmenée par la CGT, le candidat s'est entretenu avec les ouvriers de la VOA. Il a de nouveau cité Jaurès et son discours à la jeunesse, mais sans vouloir poser à côté de la statue du tribun. Il a rappelé « le combat social exemplaire » qui avait abouti à la Verrerie, et salué comme tout aussi « exemplaire » « son dialogue social » d'aujourd'hui8 avant de se rendre à la cathédrale. Curieusement, il semble avoir été peu indiqué par les médias que la VOA d'Albi ne fait plus partie des sociétés coopératives ouvrières de production9 depuis 1989 et qu'après avoir dépendu du groupe de Saint-Gobain, elle appartient désormais au groupe Verallia.

  Lors de la passation des pouvoirs à l'hôtel Matignon, Bernard Cazeneuve a tenu à se définir comme un « homme de gauche ». Il se dit qu'il fut un des rares au sommet de l'État à avoir voté à gauche lors de l'élection présidentielle. Toujours est-il qu'il est revenu sur sa politique et a rappelé ses valeurs, se situant dans le sillage des grands hommes de la gauche : Jaurès, Blum, Mitterrand, Mendès France. Il est significatif que dans sa réponse le nouveau Premier ministre Édouard Philippe se soit défini en « homme de droite », malgré un très ancien passage au Parti socialiste au début des années 1990, et qu'il ait néanmoins tenu à reprendre certains de ces leaders de gauche, citant Blum et Mendès France. Mais pas Jaurès, qu'il n'est décidément pas si facile de récupérer.

  Et maintenant ? Nous vivons une période de fracture, analogue à ces effondrements ou jaillissements (les uns et les autres vont en principe ensemble) qui tranchent brusquement avec les périodes de sédimentation ou d'effritement. Nous ne prenons guère de risques à rappeler que le débat public ne saurait éviter de confronter une gauche à une droite. Certains clivages s'effacent et d'autres se recomposent. Mais on ne voit pas comment disparaitraient deux lignes importantes de démarcation. Le fonctionnement de la machine économique avantage les uns et écrase les autres. La question sociale ne se pose plus comme en 1840 ou en 1880, mais elle se pose toujours. Affaires de rémunération, de protection, de droits et de dignité. On voit bien une droite sociale dominante, il faudra bien un gauche sociale. La question démocratique est elle aussi posée. La citoyenneté est en crise. Allons-nous vers un gouvernement des élites renforcé ? C'est possible. On ne voit pas pourquoi les tenants d'un fonctionnement plus démocratique, plus partagé, plus souple, plus ouvert, disparaîtraient. Une gauche politique existera donc elle aussi. Comment ces gauches s'organiseront, fonctionneront ? S'annihileront-elles en querelles intestines ? Resteront-elles impuissantes ? C'est possible, mais ce n'est pas certain. Les pensées de la République et du socialisme, héritières l'une comme l'autre, au moins en partie, de la Révolution, sont au cœur de ces débats. Jaurès, non en génie unique et omniscient, mais comme acteur de cette histoire complexe et fructueuse, comme penseur et militant de l'évolution, du mouvement historique, se retrouvera dans d'autres campagnes.


Gilles Candar

1Pour ne citer qu'une étude : cf. Marion Fontaine, « Usages politiques de Jaurès », Cahiers Jaurès n° 200, avril-juin 2011.

2Discours à la Chambre des députés, 11 mai 1907.

3Gilles Candar, « Socialistes et migrations (1880-1914) », site de la Fondation Jean-Jaurès www.jean-jaures.org, 3 octobre 2016.

4Max Gallo, La troisième alliance, Paris, Fayard, 1984.

5Merci à Jean Faury, Thierry Mérel et Rémy Pech pour leurs envois.

6La Dépêche du Midi, 3 mai 2017.

7Cf. Gilles Candar, Jaurès et les patrons. Le faux et le vrai, Paris, Fondation Jean Jaurès, Les Essais, septembre 2008. La source d'inspiration probable de l'ancien ministre est le magazine Histoire d'entreprises n° 2, mars 2007, qui publie l'article de Jaurès accompagné d'une interview de Michel Rocard sous le titre : « Quand Jaurès défendait les patrons ! ».

8La Dépêche du Midi, 5 mai 2017, p. 5 et 22 (édition du Tarn).

9Statut différent de celui de la Verrerie ouvrière des origines (1896) adopté au début des années 1930. Cf. Marie-France Brive et Roger Loubet, La Verrerie ouvrière d'Albi, Paris, Scandéditions 1993 et pour les origines le tome 4 à paraître fin 2017 des Œuvres de Jean Jaurès : Le militant ouvrier 1893-1897, édité par Alain Boscus, Paris, Fayard, 2017.